Pouvez-vous citer un producteur de carte alors que nous avons si fréquemment cet objet de représentation sous nos yeux ? Vous êtes vous demandé qui étaient ces cartographes qui créent le monde sur une feuille de papier ?

Qui signe la carte ?

Cet ouvrage répond à cette question, faisant apparaître ces savants de cabinet, ces hommes qui déposent juste un nom dans le cartouche d’une carte. C’est un ouvrage collectif faisant appel aux spécialistes actuels de la cartographie de l’époque moderne jusqu’au temps présent. Ces spécialistes de l’université travaillent en lien étroit avec les conservateurs des Cartes et Plans de la Bibliothèque Nationale de France pour décrire pour la première fois, non pas les commanditaires de cartes, non pas les voyageurs, ni même les objets de la production cartographique française qui est immense mais les multiples artisans qui, par leur recherche, leur compilation, leurs qualités artistiques, leur précision d’écriture produisent un document aussi essentiel, simple et lisible qu’est la carte.

Les six grands articles qui se suivent dans l’ordre chronologique, sont illustrés par de magnifiques images de cartes souvent inédites comme cette extraordinaire carte préparatoire d’Abyssinie dessinée ou plus exactement rédigée par Bourguignon d’Anville (p 27) qui pose à l’endroit précis sur la carte les connaissances antiques rédigées en rouge: « Strabon a dit que » et en noir l’information plus récente issue de voyageurs ou des Jésuites. Certaines de ces images pleine feuille sont même agrandies afin de permettre la lecture du griffonnement du géographe précisant un point. Beaucoup d’images illustrent les conditions du travail du géographe, de l’arpentage, à la levée de données, de la correction sur place d’un tracé, ou de la reprise en cabinet d’une information. On découvre les instruments du géographe et leur évolution avec le temps. Ce livre est donc magnifiquement illustré.

Des encadrés rompent le rythme des chapitres pour présenter en une double page illustrée un point rapide sur Ptolémée, sur les tableaux de Vermeer, sur les cosmographes normands, sur la famille Cassini au projet de carte de France que met en œuvre dans le Périgord l’arpenteur Pierre de Beleyme, sur le caractère de la carte d’Etat-major, la naissance du roman d’aventure et de cartes imaginaires qui en sont tirées mais aussi sur l’analyse rationnelle des images ou la grammaire du langage cartographique, et les cartes déformées et réinventées par les artistes cartographes contemporains : Wim Delvoye, Claudio Parmiggiani ou Ruth Watson.

Dans le premier article, Lucile Haguet fait apparaître le géographe qui, dans son cabinet, entouré d’une bibliothèque impressionnante de livres en langues anciennes et étrangères, compile les cartes qui lui adressent les ambassadeurs, les commerçants, les voyageurs, les autres géographes afin de produire une carte qui sert le prince. L’activité de cartographe se passe en deux temps, l’observation sur le terrain souvent lointain, presqu’inconnu effectué par des non-spécialistes plein de bonne volonté et bardés de questions du géographe qui, dans son cabinet, attend la transmission des données pour transformer le récit en carte, dessiner le trajet du voyageur antique qu’il corrige avec le témoignage de son contemporain. Ces géographes comme Abraham Ortelius peuvent voir leur travail corrigé plusieurs siècles d’écart par un autre cartographe comme Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville qui ne s’est pas plus rendu en Egypte, mais dont la carte fait encore référence pour l’expédition d’Egypte. Voyage dans le temps pour un même espace.

Remplacer le Neptune français ( 1693) par le Pilote français (1816-1843)

Catherine Hofmann évoque les cartes des mers et des océans réalisées par les navigateurs, bientôt remplacés étant donné l’enjeu des découvertes, par des hydrographes travaillant pour l’Etat espagnol ou portugais mais également ceux de l’école de Dieppe, les cartographes normands.

Mais au XVIIIe siècle, l’hydrographie devient une science très spécifique et stratégique en France effaçant alors la réputation des cartes anglaises et hollandaises. De nombreux professionnels participent à l’élaboration de ces cartes, l’équipage, les pilotes, hommes d’expérience et de terrain très hiérarchisés, les dynasties de cartographes, producteurs indépendants ou patentés, les cosmographes qui renseignent sur l’astronomie savante et éditent les séries de cartes en les commercialisant.

Les cartes s’améliorent avec les progrès de l’instrumentation (chronomètres marins, cercles de Borda, …) et les méthodes (distances lunaires de Lacaille triangulation…). Les progrès sont soutenus en France par les institutions monarchiques, l’Académie de marine à Brest et le Dépôt des plans, cartes et journaux de marine. Le géographe tel Jean Baptiste d’Après de Mannevillette ou son successeur Charles François Beautemps-Beaupré, devient un expert en cartographie, sort de son cabinet, organise des expéditions pour mettre au point des instruments ou faire de nouveaux calculs. Le dépôt collecte les cartes mais a également la responsabilité exclusive de la confection, impression et débit des cartes marines. La force publique est garante de l’information hydrographique. L’ingénieur cartographe apparaît au service exclusif de l’Etat.

Porteur de chaînes

Isabelle Laboulais montre l’importance de la maîtrise de l’espace français par l’arpentage, servant d’abord à l’identification et le recensement des ressources et l’élaboration de plans d’exploitation, prélude à l’aménagement du territoire.

Contrairement aux géographes, les arpenteurs sont des hommes de roi, des officiers titulaires d’une charge, créé par prérogative royale. C’est dire l’importance de ces mesureurs de terre. Ils produisent en effet des plans terriers, espace contrôlé mais surtout auquel est attaché des droits seigneuriaux et des impôts royaux.

Le premier cadastre français partiel est réalisé à l’initiative de Louis Bertier de Sauvigny avant sa généralisation demandée par Napoléon, conséquence de l’instauration du droit à la propriété. Émergent alors progressivement le titre d’ « ingénieurs-géographes », qui s’ils appartiennent à l’armée s’intitulent « ingénieurs des camps et armées » ou après 1726, « ingénieurs-géographes des camps et armées du roi ». Tous portent l’uniforme et l’épaulette.

Comme bientôt, les Ingénieurs de l’Ecole forestière de Nancy dont une partie du travail est de mener à bien l’Inventaire forestier et les Ingénieurs des Ponts et Chaussées (p 96, très belle gravure de Louis Jena Desprez) et ceux du corps des Mines. Ces nouveaux corps se distinguent des précédents par leur formation dans des écoles prestigieuses intégrées après concours. Ils ont comme fonction d’améliorer la productivité des richesses nationales et coloniales. Ils produisent des cartes spécifiques, carte forestière, carte géologique, cartes des ressources minières, carte des routes, atlas Trudaine… Ils collaborent avec des arpenteurs, des vérificateurs, des dessinateurs, des graveurs…. qui fournissent des mesures exactes et précises d’un territoire à aménager.

Le coup d’œil de Minerve pour la science militaire

Valeria Pansini examine la question de la géographie et de son rapport à la guerre. Elle s’appuie sur la carrière de Louis-Alexandre Berthier, ingénieur-géographe qui dirige bientôt les Ingénieurs du dépôt de la guerre et des topographes, constructeurs de fortification et planificateurs de plan d’attaque de forteresses et de batailles. Ce sont des civils ou des militaires dotés d’une compétence spécifique, celle d’analyser et de dessiner les lieux où les armées s’opposent. Ils connaissent le système de la guerre qu’ils pensent avec des armées en évolution sur des territoires variés. Ils suivent l’armée en campagne ce qui leur permet de pénétrer en territoire ennemi. Ils notent les déplacements de l’armée en dessinant des plans de marche.

La cartographie militaire se distingue bientôt par sa haute précision, issue de la qualité des relevés de terrains, de l’observation en campagne. Le rendu du terrain, la précision du relief et l’exactitude altimétrique deviennent remarquables. Pourtant la carte d’Etat-major qui apparaît au XIXe siècle, n’est pas signée par ces artistes de l’observation et du rendu. Avec la guerre de 14-18, la carte est mise en scène puisqu’elle est affichée afin de permettre au public à l’arrière de suivre l’évolution du front, « d’apporter le terrain à la maison ».

Remplir le blanc de la carte

Hélène Blais s’intéresse aux conquêtes territoriales et bientôt coloniales que l’explorateur parcourt et décrit, prélude à la domination. Arpentant des terres inconnues, collectant des données géographiques, botaniques et humaines, ouvrant parfois la voie à l’impérialisme européen, des voyageurs aventuriers, modifient complètement la représentation du globe terrestre et l’échelle du détail géographique des régions les plus éloignées d’Europe ou les plus méconnues à l’intérieur des continents (p 142).

L’explorateur n’est pas cartographe mais il a un rapport très étroit avec lui. La carte ou le blanc de la carte est toujours à l’origine du départ de l’explorateur. L’explorateur s’appuie sur les travaux des cartographes, trace sa zone d’exploration, les retouche, les rectifie en rentrant. Il discute avec son guide local, ses porteurs et les populations pour connaître la réalité concrète des lieux. Leurs carnets, leurs croquis sont précieux pour le cartographe qui travaille souvent avec la Société de géographie où les voyageurs présentent et publient le résultat de leurs explorations. L’article distingue très nettement la construction du mythe de l’explorateur solitaire qui sent bon le sable chaud, de la réalité de son travail en équipe, travail préparatoire, travail au retour, travail sur la réalité sociale et scientifique de grande rigueur.

Engouement pour le mashup

Gilles Palsky s’intéresse aux cartes du XXe siècle où il n’est plus forcément besoin d’aller sur place mais de survoler. L’autre évolution est la multiplicité des types de cartes, passant des phénomènes naturels à des caractères économiques, démographiques, politiques ou sociaux. Puis arrive la cartographie numérique, révolution apparue dans les années soixante. Les progrès techniques, l’enregistrement à distance, la précision accrue, la couverture de la planète, la demande sociale forte par des nouveaux acteurs, par les entreprises, par l’édition scolaire, modifient les conditions d’existence du métier de cartographe. Se repose la question du rapport entre le terrain et le géographe non plus de cabinet mais de bureau.

A chaque période, des outils et des moyens nouveaux sont mis en œuvre par ces hommes qui ont une connaissance livresque ou empirique du territoire. Ainsi s’organise la profession du cartographe et des corps de métiers spécialisés, qui deviennent bientôt des services cartographiques affiliés à des grands organismes de recherche, de prospection ou de stratégie. La carte devient un objet courant et quotidien dont la fabrication requiert la maîtrise de nouvelles techniques informatiques et numériques issue de la photographie aérienne ou des images satellitaires. La carte devient un objet mathématique. Avec la carte participative, associée au développement du web, les usagers partagent des informations et génèrent eux-même des contenus, les mashup, combinaisons de données cartographiques en accès libre.

Cet ouvrage passionnant et très riche montre la multiplicité des acteurs participant à la représentation à différentes échelles de la planète. Il donne des repères très précis et ancrés chronologiquement sur les géographes, leurs outils mais également les espaces cartographiés et les formes produites. La carte n’est plus un outil périphérique pour étudier l’histoire, elle devient objet d’histoire et sujet scientifique de recherche.

Alors que la science géographique française fut si bien représentée, pouvons nous encore dire que nous sommes mauvais en géographie en observant la multiplicité de ces géographes, artistes érudits, créatifs et originaux?

Une exposition illustre un aspect de cet ouvrage:

« Quand les européens découvraient le monde, l’âge d’or des cartes marines ».

http://www.clionautes.org/?p=2921

À partir d’une sélection de deux cents pièces majeures – cartes, globes, instruments astronomiques, objets d’art et d’ethnographie, animaux naturalisés, dessins, estampes, tableaux et manuscrits, issus des collections de la BnF ou prêtés exceptionnellement, l’exposition aborde plusieurs questions : les conditions de navigation et l’usage des cartes ; les découvertes de l’Afrique, de l’Asie, des Amériques et du Pacifique et les rivalités entre les puissances maritimes, la circulation des savoirs géographiques entre océan Indien et Méditerranée ; la création et la diffusion d’une iconographie des Nouveaux Mondes avec leurs paysages, leurs peuples, leurs mœurs, leur faune et leur flore.

date:
du 23 octobre 2012 au 27 janvier 2013
lieu:
Bnf Site François-Mitterrand-Paris
adresse du site
http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_expositions/f.age_dor_cartes_marines.html

voir la vidéo de l’exposition qui peut servir en classe:
http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/expositions_videos/a.video_expo_cartes_marines.html

N’oubliez pas accompagnement pédagogique de l’exposition. Un livret-jeux à destination des 8-12 ans est également disponible à l’entrée de l’exposition et en téléchargement ci-dessous. Télécharger

le livret-jeux de l’exposition (format livret) [fichier .pdf – 1147 Ko – 24/10/12 – 6 p.]
le livret jeux de l’exposition (format A4) [fichier .pdf – 1146 Ko – 24/10/12 – 12 p.]

Voir aussi le Cr de Jean-Pierre Costille :
http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article4335