C’est « une histoire d’amour » (p. 407) qu’a voulu écrire le médiatique neurobiologiste Jean-Didier Vincent. On n’aura pas attendu de lire l’ultime paragraphe de la biographie qu’il consacre à Elisée Reclus pour s’en convaincre : c’est une vraie passion pour son sujet que l’auteur semble nourrir.

Jean-Didier Vincent, natif comme son héros, de Sainte-Foy-la-Grande, en Dordogne, entend donc nous livrer la clé de la vie et de l’oeuvre d’un personnage qui, célèbre en son temps, fut par la suite singulièrement oublié, alors qu’il ne méritait pas ce sort injuste.

Elisée Reclus, comme chacun ne le sait peut-être pas, est un éminent géographe (non universitaire) et fameux anarchiste du XIXè siècle (1830-1905). Escamoté par les maîtres et épigones de l’école géographique française (Vidal et consorts), son nom comme son oeuvre ont fait l’objet d’une redécouverte, dans le milieu des géographes, à partir des années 1970-1980, sous l’égide notamment d’Yves Lacoste et Béatrice Giblin et leur emblématique revue « Hérodote » (dont deux numéros, en 1981 et 2005, furent exclusivement consacrés à Elisée Reclus). Autant dire, en passant, que nos deux géographes n’ont pas apprécié que le GIP présidé par Roger Brunet s’affublât du sigle RECLUS (Réseau d’étude des changements dans les unités spatiales), dans la mesure où, selon eux, les géographes de Montpellier ne diffusaient qu’ « une géographie réduite à des modèles d’allure géométrique » (pour citer le trait polémique d’Yves Lacoste, dans le numéro de 2005).
Enthousiasmé par l’oeuvre d’Elisée Reclus, Jean-Didier Vincent a pris le parti de développer sa biographie autour d’une « trilogie » inspirée de sa fameuse « Histoire d’un ruisseau » : une première partie, intitulée « La source et le torrent », groupe les neuf premiers chapitres qui relatent la vie du géographe, de sa naissance à ses expériences américaines et son retour à Paris (1830-1857); une deuxième partie (« A river runs through it », chapitres 10 à 14), évoque des expériences douloureuses, telle que la participation à la Commune de Paris et ses conséquences pour Reclus (1857-1871); une dernière partie (« Le fleuve ») s’attache à traiter des principaux engagements de Reclus en géographie comme en anarchie (1871-1905), à savoir la rédaction de sommes telles que la « Nouvelle Géographie universelle » et « L’Homme et la Terre » ainsi que les combats politiques, principalement théoriques, les deux domaines s’entremêlant au point de faire de Reclus un véritable géographe libertaire.

Né en 1830, Elisée Reclus est le fils d’une rude figure du protestantisme, le pasteur Jacques Reclus, que Jean-Didier Vincent décrit comme « un homme perclus de foi et de crainte de Dieu » (p. 31); comme son frère aîné Elie, auquel l’auteur accorde une large place dans sa biographie, tant les deux frères furent liés l’un à l’autre, Elisée a reçu un prénom de prophète, signalant ainsi le désir du père de les voir devenir à leur tour pasteurs. Malgré des études dans des écoles protestantes, les deux frères ont rompu assez tôt avec la foi de leur père, mais la religiosité intense qui les animait est restée, transmuée en « foi » athée et anarchiste. Comme le souligne l’auteur, à la suite d’autres commentateurs, on ne peut comprendre Reclus sans tenir compte de cette empreinte religieuse. Après sa scolarité, il partit, au milieu du siècle, pour l’Allemagne, où il suivit les cours du grand géographe prussien Carl Ritter (dont il allait plus tard traduire une partie de l’oeuvre), puis pour l’Angleterre (au lendemain du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte) et l’Irlande, où il ne resta cependant pas, malgré le fait que le pays fût « une vieille terre fertile pour les révoltés où l’insurrection pousse comme une herbe sauvage sans qu’il soit nécessaire de la cultiver» (p. 77). Son séjour en Amérique allait le marquer à jamais : des Etats-Unis (dont par la suite il allait pressentir la puissance à venir), il dressa alors un constat éloquent : ‘ «C ‘est une grande salle d’encan où tout se vend, les esclaves et les propriétaires par-dessus le marché, les votes et l’honneur, la Bible et les consciences. Tout appartient au plus fort enchérisseur.’ » (p. 88, lettre de 1854 à son frère Elie); de la Nouvelle-Grenade, actuelle Colombie, il garda le souvenir de ses échecs cuisants à s’installer comme colon agricole.

De retour en Europe, Reclus fut admis à la « Société de géographie de Paris » (1858), entama une collaboration remarquée d’une décennie à « La Revue des Deux Mondes »,  fit de nombreux voyages (Allemagne, Italie, Espagne, Suisse, etc.), en partie pour le compte des Guides Joanne, dont il fut un rédacteur expérimenté, fréquenta les milieux socialistes (Proudhon, Bakounine, Malon…) et participa à la Commune, ce qui lui valut d’être condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, peine finalement commuée en dix ans de bannissement (à la suite d’une pétition internationale, signée notamment par Darwin et l’ambassadeur des Etats-Unis en France).

Exilé en Suisse (où il côtoya Bakounine, puis Kropotkine), Reclus continua d’écrire (de la géographie, de la théorie politique) et ne tut pas son soutien aux actions violentes commises par des anarchistes; il continua de voyager pour la rédaction de sa « Nouvelle Géographie Universelle » (en Amérique du Nord entre 1889 et 1891, en Amérique latine en 1893). S’il fut de nouveau autorisé à résider en France, c’est en Belgique qu’il finit par s’établir pour y enseigner la géographie, dans le cadre de l’Université nouvelle de Bruxelles, dissidente de l’ULB, et pour y mourir d’une crise cardiaque en 1905.
C’est donc au récit d’une vie riche en voyages, aventures, écrits et amours divers que s’est attelé Jean-Didier Vincent pour nous peindre finalement un Reclus proche de l’une des meilleures définitions qui furent données de ce personnage d’envergure, celle de son ami Kropotkine : « type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle […] » (cité pp. 287-288)

Jean-Didier Vincent a ainsi écrit « une histoire d’amour » (du biographe pour son personnage), mais aussi, pourrait-on dire, « une histoire d’amours », celles que Reclus éprouva pour la Terre et la Nature ainsi que pour le genre humain, l’Homme, « cet Autre dont l’individu se nourrit » (p. 74), amours qui le portèrent conjointement vers l’engagement militant, géographe et libertaire.
On laissera de côté ici ce que dit l’auteur des idées de Reclus concernant son engagement politique pur (théorie anarchiste, défense de la propagande par le fait, mais aussi participation à la Commune de Paris, sur laquelle l’auteur ne nous dit au fond pas grand chose : en quoi, dès lors, serait-on « loin du communard enragé dont ses ennemis ont forgé la légende » ? ) ou sa théorie de l’évolution et du progrès, pour s’arrêter brièvement à ce que l’auteur nous livre du Reclus géographe, qui à ce sujet laisse trois oeuvres majeures : « La Terre, description des phénomènes de la vie du globe », « La Nouvelle Géographie Universelle », rédigée quasiment par le même homme au fil des 19 volumes publiés entre 1876 et 1894, et « L’Homme et la Terre », qui parut à titre posthume et que Jean-Didier Vincent qualifie à juste titre de « véritable manifeste anarchiste » (p. 392).

Si au fil de son ouvrage, l’auteur nous fait entrevoir le lien consubstantiel qui unit l’oeuvre du géographe à son idéal anarchiste, reste que le plan adopté empêche d’entrer dans une profondeur d’analyse qui aurait éclairé davantage et parfaitement ce lien. Concernant l’oeuvre géographique de Reclus, on aurait aimé par exemple que le biographe explicite plus longuement des remarques bien senties : ainsi de la « Nouvelle Géographie Universelle », «  inépuisable récit où transparaît l’âme du voyageur, un véritable chef-d’oeuvre d’écriture dans lequel la science devient littérature » (p. 343), ou, plus largement, de la dimension sociale de cette « géographie réclusienne [qui] propose une théorie de la production sociale de l’espace en montrant le rôle des conditions géographiques dans les évolutions successives des sociétés humaines.» (16-17). C’est que pour parvenir à cela il aura manqué à Jean-Didier Vincent une vision claire et étayée de l’histoire et de l’épistémologie de la géographie.

Pour en savoir plus et mieux sur la nature et la portée de l’oeuvre géographique d’Elisée Reclus, il faudra donc, pour le lecteur séduit, plonger dans les numéros que la revue « Hérodote » a consacrés à Reclus en 1981 et 2005 (le dernier numéro est disponible sur Internet), dans l’ouvrage de Philippe Pelletier (« Elisée Reclus, géographie et anarchie », aux Editions libertaires), et dans l’oeuvre immense de Reclus, dont sa correspondance, en cours de publication chez L’Harmattan.
Si le livre de Jean-Didier Vincent ne laissera sans doute pas de marques profondes dans l’historiographie du sujet, il n’en reste pas moins qu’il apprendra beaucoup au néophyte et qu’il se lit avec plaisir, grâce à la plume et à l’humour affûtés de l’auteur.

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