DVD de l’ECPAD consacré au sort des prisonniers du Vietminh.
Largement éclipsée par les deux traumatismes majeurs qui l’encadrent, la Deuxième Guerre Mondiale et la Guerre d’Algérie, la Guerre d’Indochine est un objet historiographie hybride à la confluence entre conflit de la décolonisation et confrontation Est-Ouest. Sa genèse et son déroulement restent globalement dédaignés, tandis que ses acteurs ont essentiellement connu l’indifférence ou le mépris. La programmation éditoriale récente de l’ECPAD remédie à ce déni par la sortie de deux DVD complémentaires, consacrés l’un à l’histoire de l’Indochine française et l’autre au sort des prisonniers du Vietminh.

Des prisonniers oubliés

Soldats de métier sacrifiés aux humeurs de la guerre, mercenaires de la colonisation broyés par la roue de l’Histoire, les combattants du Corps expéditionnaire français en Indochine n’ont guère éveillé la compassion de leurs compatriotes. Le sort de ceux qui étaient tombés aux mains de l’ennemi a donc peu retenu l’attention, malgré la décimation massive subie durant leur détention, pourtant brève, par les soldats faits prisonniers à Dien Bien Phu. Le silence de la mauvaise conscience coloniale et l’indifférence de la bonne conscience progressiste ont ainsi occulté les conditions exceptionnellement rigoureuses de cette captivité de guerre meurtrière, qui fut aussi une expérience totalitaire de guerre révolutionnaire.

Là réside l’intérêt de ce documentaire de Marcela Feraru consacré au sort des prisonniers d’Hô Chi Minh. Imagé par des films d’actualité français et de propagande vietminh ainsi que des dessins de détenus, il s’appuie sur les témoignages de dix-huit anciens internés survivants et le commentaire d’un journaliste (Pierre Darcourt) lui-même vétéran d’Indochine. Un prologue consistant (18’30) retrace les grandes étapes de la guerre, en dénonçant les exactions du Vietminh à l’encontre des populations civiles et en soulignant le rôle pivot du général de Lattre dans la mue de la guerre coloniale en conflit de la Guerre froide. L’essentiel du propos est ensuite consacré à la destinée des prisonniers du Vietminh. Il ne s’agissait pas exclusivement de militaires : on a ainsi la surprise de découvrir l’existence d’internés civils, pour certains tombés au pouvoir du Vietminh dès 1946, y compris des enfants comme Patrick Le Minor qui s’exprime dans le documentaire.

La rééducation ou la mort

Le faisceau des témoignages présentés permet de dresser un catalogue détaillé des conditions d’existence terribles des camps vietnamiens. On regrette cependant qu’une maladresse de formulation les présente comme de «véritables camps d’extermination», terme qui manque de mesure et fait peser le risque d’un amalgame néfaste. La comparaison avec les exactions nazies aurait été mieux venue en se bornant aux camps de concentration, et il serait peut-être tout aussi approprié d’invoquer un Goulag indochinois, en explorant l’analogie avec le sort des militaires allemands capturés par les Soviétiques durant la Seconde Guerre Mondiale.

L’existence matérielle des prisonniers est d’une dureté absolue. La pénibilité naturelle du milieu (la jungle) est accrue par les privations, le délabrement physique, les maladies chroniques et le travail forcé. Affamés délibérément (la ration quotidienne qui leur est délivrée consiste en une boule de riz sans sel), les captifs souffrent de dénutrition et sont en proie aux obsessions alimentaires. Les infirmeries sont des mouroirs. Renonçant à la vie, les PG à bout de force physique et morale se laissent glisser vers la mort. Les taux de mortalité sont hallucinants (presque 60%). Les tentatives d’évasion sont généralement punies par l’exécution des fugitifs et toutes semblent avoir échoué.

Ce maintien en situation de survie précaire des prisonniers clochardisés effrite les volontés et rend les cerveaux malléables. Car les geôliers du Vietminh ne se bornent pas à emprisonner les corps, ils cherchent aussi à s’emparer des esprits. Les camps sont de véritables laboratoire d’un “homme nouveau” façonné par la contrainte. S’y déploient des méthodes conçues par les communistes chinois qui furent également appliquées aux prisonniers américains de la guerre de Coréeet dont se fit l’écho en 1962 un film de John Frankenheimer joué par Frank Sinatra : The Manchurian Candidate (Un Crime dans la tête en VF).. Abrutissement, humiliation, culpabilisation collective et individuelle, interrogatoires, punitions, tortures physiques et surtout morales, tribunaux du peuple, séances d’autocritique, délation mutuelle institutionnalisée, propagande, manque de nouvelles (hormis la distribution ponctuelle de L’Humanité…) constituent les gammes d’une action psychologique qui ambitionne de retourner les captifs en les gavant de «catéchisme communiste». Endoctrinement, rééducation idéologique et lavage de cerveau doivent les transformer en parfaits agents de subversion.

Pour les prisonniers, jouer le jeu relève de l’urgence vitale vu le processus de dégradation physique qui les affecte. La carotte d’une possible libération après parfaite rééducation est la seule lueur d’espoir au milieu d’un perpétuel chantage à la mort. Dans ce périmètre vital, le succès apparent des méthodes d’endoctrinement du Vietminh est massif mais il s’agit d’un pur simulacre. Le double langage et l’humour au second degré sont le seul espace où puisse s’exprimer une marge de résistance infime, en exploitant l’infériorité sémantique des instructeurs vietnamiens. Les détenus participent à la propagande orchestrée par leurs geôliers à travers la correspondance, les pétitions et les manifestes destinés à la France, matériau dont le PCF fait son miel à usage externe. L’alliance idéologique entre les deux mouvements communistes se traduit aussi par l’envoi de délégués du Parti dans les maquis vietminh. Le cas de Georges Boudarel, qui poussa l’engagement dans la cause vietnamienne jusqu’à exercer les fonctions de commissaire politique dans un camp de prisonniers français, est évoqué avec indignation et mépris par des survivants de ce séjour. Selon leur profil, les captifs sont l’objet d’un traitement adapté : les officiers sont des cibles de choix pour le projet de retournement idéologique, les militaires coloniaux font l’objet d’une propagande appropriée à leur profil de victimes de la colonisation, les légionnaires étrangers sont eux aussi concernés. Traités comme des ennemis de classe, les combattants vietnamiens sont quant à eux pratiquement exterminés. Ancien aide de camp du général de Lattre, l’ex-officier Huynh Ba Xuan, capturé en 1953, subit 23 ans de camp de rééducation. Parvenu à se réfugier en France, ce miraculé fait partie des témoins auxquels le DVD donne la parole.

En 1954, la libération générale résultant des accords des Genève délivre des images terribles de survivants décharnés. L’horreur des épreuves traversées ne suffit pourtant pas à garantir un bon accueil aux rapatriés. L’indifférence du grand public et l’hostilité des militants communistes ne sont pas les seules manifestations de ce défaut de solidarité. L’état lui-même a été largement indifférent au sort des captifs. Quant à l’armée française, elle considère ses rescapés avec méfiance et multiplie les mises en garde. Suspects d’avoir été contaminés par l’ennemi et de former une Cinquième colonne communisante susceptible de gangrener la troupe, les revenants sont ostracisés. On envisage de les évincer des cadres ou du moins de l’avancement. Cette mise en quarantaine est d’autant plus paradoxale que leur expérience du totalitarisme vu de l’intérieur avait fait des faux convertis des camps de fervents anticommunistes. Plus globalement, l’incompréhension généralisée qui environne leur passage en captivité résulte d’une méprise sur l’essence de celle-ci : spontanément, l’inconscient collectif a associé par analogie leur devenir à celui bien plus clément des PG de 1940.

Au-delà du sort particulier des prisonniers du Vietminh et du préjudice historique que peut constituer l’occultation de leur mémoire, il résulte de ce documentaire une immersion bien construite dans les rouages d’un système totalitaire. Certaines séquences sont d’une réelle dureté psychologique. L’intensité émotionnelle et la qualité du décryptage historique réalisé font de ce film une démonstration convaincante et réussie. On ne peut donc que regretter l’absence de tout chapitrage, qui en rend hasardeuse l’éventuelle utilisation pédagogique.

Les suppléments

Le documentaire de Marcela Feraru (durée : 1h20) existe en édition simple. L’édition double y adjoint des suppléments d’un réel intérêt. Le second DVD (durée : 1h26) compose un mémorial qui recueille les témoignages complémentaires de 19 autres anciens captifs, dont trois ex-internés civils et un brigadier fait prisonnier par les Japonais en 1944. Leurs propos sont assez saisissants, et les plus élevés se distinguent par une lucidité dépourvue de complaisance qui reflète beaucoup de recul sur ce passé éprouvant. On peut signaler plus particulièrement certains d’entre eux. Le sous-officier Amédée Thévenet émeut, le truculent capitaine Marcel Clédic réjouit. L’enfant otage Jean Doornbos révèle que sa tranche d’âge ne fut pas exemptée des séances de lavage de cerveau et d’endoctrinement politique. Le militaire antillais Denis Augustine s’impose en admirable et obstiné refuznik de la rééducation, tandis que le médecin lieutenant Jean Weber livre un témoignage poignant sur l’état sanitaire des prisonniers du camp N°1. Le soldat André Saint-Georges demeure encore profondément affecté par le soupçon qui l’accueillit à sa libération. Enfin, l’aumônier de Dien Bien Phu Yvon Heinrich décrit le statut étonnant des religieux en captivité : considérés comme des «commissaires politiques» ennemis, ils furent isolés et exemptés de rééducation… Il est dommage là aussi que ce DVD n’ait pas été chapitré.

Un livret d’accompagnement de 54 pages illustrées complète le coffret. Il propose une synthèse documentée sur la captivité (d’un point de vue historique, on en retiendra particulièrement un tableau de morbidité des prisonniers et une présentation détaillée du Dich-Van, le service d’action psychologique chargé de l’endoctrinement des PG). Son auteur n’est pas précisé, mais ce document semble avoir pour origine l’association des anciens prisonniers d’Indochine (ANAPI).

Guillaume Lévêque.