C’est une véritable somme qu’a publiée Patrick Cabanel, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, spécialiste de l’histoire de la Réforme, de la laïcité, du monde juif, de l’éducation au XIXe et au XXe siècle. En quelque 1500 pages, l’auteur balaye magistralement l’histoire du protestantisme et des protestants en France depuis les origines jusqu’aux débuts du XXIe siècle.

L’introduction présente en quelques mots la finalité de l’ouvrage : il s’agit de proposer « l’histoire non pas d’une théologie, ni même d’une Église mais d’une minorité d’hommes et de femmes ». Cinquante ans après la parution des synthèses de Samuel Mours (1959-1972) et d’Émile G. Léonard (1964), l’auteur veut renouveler le genre, en s’appuyant sur une historiographie abondante, nourrie notamment par la vague de cycles commémorant la révocation de l’édit de Nantes (en 1985), l’édit de Nantes (en 1998) ou encore la naissance de Calvin (en 2009). L’ouvrage suit un cheminement chronologique qui fait la part belle à l’époque moderne – trois parties sur les quatre proposées.

Des origines aux guerres civiles

La première partie s’attarde sur les origines, si débattues, de la Réforme. L’auteur insiste bien sur les attentes spirituelles du début du XVIe siècle, dont témoigne par exemple la personnalité complexe de Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier. Le processus qui va de pratiques hétérodoxes, très vite marquées par la pensée de Martin Luther, à la cristallisation confessionnelle calviniste est particulièrement long et sinueux. Une étape est franchie avec l’affaire des placards, un texte d’Antoine Marcourt « sur les horribles […] abus de la messe papale » affiché à Paris et ailleurs en octobre 1534.

C’est en 1536 que paraît en latin le maître-ouvrage de Jean Calvin, l’Institution de la religion chrétienne. Une première édition française est publiée cinq ans plus tard. Le texte – un « livre aussi foisonnant que supérieurement bâti et ordonné », dit Patrick Cabanel – sera révisé plusieurs fois jusqu’en 1564, date de la mort de Jean Calvin, installé définitivement à Genève depuis 1541. C’est depuis la cité du lac Léman que s’organise et s’institutionnalise la Réforme, à partir des années 1550 seulement et après une phase d’incertitudes et de tâtonnements, encore mal connue malgré les travaux de Jonathan Reid. Des centaines d’Églises sont « dressées », c’est-à-dire organisées autour d’un consistoire, entre 1555 et 1562 et au-delà. Des dizaines de pasteurs sont envoyés depuis Genève, Berne ou Neuchâtel. Le protestantisme se développe tout particulièrement dans ce qu’il est convenu d’appeler le « croissant réformé », qui, de Genève à La Rochelle, contourne le Massif Central par le sud. A contrario, d’autres régions, telles la Bretagne ou la Provence, paraissent réfractaires au phénomène.

L’auteur consacre de belles pages aux guerres de Religion. L’année 1562 est celle de tous les paradoxes, puisqu’elle voit en janvier, avec l’édit de Saint-Germain, une première reconnaissance de ce qui sera bientôt appelé la « Religion prétendue réformée » ou « R.P.R. », avant que le massacre de Wassy, en mars, n’inaugure un long cycle de violences. Celui-ci culmine en 1572 avec la Saint-Barthélemy, à Paris et dans quelques villes de province. Patrick Cabanel engage ici un parallèle avec les massacres de masse contemporains, refusant toutefois d’employer le terme de « génocide », préférant le concept de « nettoyage ethnique ». L’auteur insiste aussi sur les périodes de paix, durant lesquelles le pouvoir royal (Charles IX puis Henri III) cherche, par l’entremise de commissaires, à fabriquer une certaine forme de coexistence entre les deux confessions rivales. Les recherches de Jérémie Foa, décisives sur le sujet, sont ici mobilisées avec fruit.

De l’édit de Nantes à sa révocation

Le siècle de l’édit de Nantes commence-t-il dès l’avènement d’Henri IV, en 1589, comme le suggère le titre de la deuxième partie ? La route qui mène à la promulgation du texte signé en avril 1598 est longue et passe par la conversion du roi (en 1593) et par la réduction de la Ligue. L’auteur, s’appuyant habilement sur des publications du temps, voit dans l’édit de Nantes « une première séparation de l’Église et de l’État », poussant à l’extrême les thèses d’Olivier Christin. On peut sans doute contester cette vision, en s’appuyant sur les travaux d’Alain Tallon. Ce dernier considère que la monarchie henricienne se montre « incapable de se poser en arbitre impartial », réussissant tout au plus à « se rattacher au mouvement vainqueur de la confessionnalisation catholique et [à] finir par en incarner l’unité » (Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIe siècle. Essai sur la vision gallicane du monde, Paris, PUF, 2002, p. 285). Patrick Cabanel utilise une formule iconoclaste en proposant de faire des « huguenots sous l’édit » des « dhimmis de l’Occident », faisant ici référence au statut des chrétiens et des juifs en terre musulmane. Quoi qu’il en soit, l’édit de Nantes n’invente rien (ou presque), reprenant des dispositions antérieures remontant à 1562. C’est encore à des commissaires qu’est confiée la tâche de mettre en œuvre les décisions royales dans les diverses provinces de France. Si les résistances venues du clergé catholique ou des parlements sont nombreuses, la coexistence confessionnelle se met en place. La force du calvinisme, certes inégale selon les régions, est notamment visible à travers les temples qui se dressent aux marges des principales villes du royaume, symboles d’une alternative confessionnelle, désormais pensée dans la durée.

Malgré tout, la situation politique devient vite défavorable aux réformés. « L’étranglement » de la minorité huguenote remonte-t-il à la mort d’Henri IV, en 1610, comme le suggère Patrick Cabanel ? Il est certain que le règne de Louis XIII marque un recul pour les protestants, lesquels se voient retirer leurs privilèges politiques à la suite des dernières guerres de Religion conclues par la paix d’Alès et par l’édit de Nîmes en 1629. C’est évidemment sous le règne de Louis XIV, tout particulièrement à partir de 1661, que se dessine le processus, complexe et sinusoïdal, conduisant à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Cela passe d’abord par le démantèlement des exercices de culte, démantèlement orchestré par de nouveaux commissaires du roi, et par une production législative qui vide progressivement de sa substance l’édit de Nantes.

Même s’il doit se comprendre comme l’aboutissement d’un long cheminement, l’édit de Fontainebleau n’en constitue pas moins une « catastrophe » aux multiples répliques. Les conversions forcées ou dragonnades, les premières résistances, les départs pour l’étranger, la construction d’une mémoire victimaire sont traités dans le détail, tout particulièrement dans la troisième partie. L’auteur, longtemps directeur de l’excellente revue toulousaine Diasporas, s’appuie ici sur l’historiographie de l’exil et du Refuge (britannique, allemand, suisse, américain ou sud-africain), particulièrement dynamique ces dernières années. Ce faisant, la rupture de 1685 est interrogée à nouveaux frais. La révocation de l’édit de Nantes marque-t-elle le début d’une « modernité meurtrière qui prétend aller à l’unité par la violence contre les corps et les âmes », comme le suggère Edgar Quinet relu ici par Patrick Cabanel ? L’auteur n’est pas loin de le penser, faisant de l’édit de Louis XIV la matrice d’une « brutalisation » – le concept forgé par George L. Mosse est repris à dessein – « dont on voit les effets en 1793, en 1871, peut-être dans les années 1940 ». Ces propos peuvent évidemment susciter la controverse.

Les renaissances protestantes, du XVIIIe siècle à nos jours

Malgré la répression qui s’abat périodiquement sur les protestants, la période de clandestinité dite du Désert est aussi un temps de reconstruction, avant que l’édit de tolérance de 1787 ne permette aux réformés de bénéficier d’un état civil. Vient ensuite le temps des libertés de conscience (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, août 1789) et de culte (Constitution de septembre 1791).

Après les tourments révolutionnaires, la minorité protestante est reconnue par les articles organiques de 1802. C’est bientôt l’époque du Réveil et des divisions entre orthodoxes et libéraux. En 1851, on compte 774 000 protestants, soit un peu plus de 2 % de la population française. Dans le détail, les réformés sont au nombre de 481 000 contre 268 000 luthériens et 25 000 membres des petites Églises indépendantes. L’auteur examine la géographie et la sociologie du protestantisme français avant et après la guerre de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Moselle par la Prusse.

Dans le sillage de travaux précédents, Patrick Cabanel insiste sur le rôle joué par les protestants dans l’affermissement de la République au tournant des XIXe et XIXe siècles. Le dernier chapitre revient notamment sur les comportements des protestants pendant la Seconde Guerre mondiale, entre maréchalisme et résistance. L’auteur s’attarde notamment sur ceux qui ont sauvé des juifs pendant le conflit : « un Juste français sur dix est un protestant, plus d’un Juste sur cent est un protestant français », est-il rappelé. Aujourd’hui, le protestantisme apparaît contrasté, représentant environ 4 % de la population, dont 1 850 000 luthéro-réformés et 750 000 évangéliques. Le poids renforcé de ces derniers masque la faiblesse démographique des réformés, passés de 10 % des Français en 1560 à 0,5 % aujourd’hui. Comme l’affirme l’auteur : « l’histoire des huguenots est pratiquement close, l’aventure des protestants […] n’a jamais été aussi vivante, riche et diversifiée ».

C’est sur ces mots que se termine cet ouvrage dense et érudit, doté d’un appareil critique de grande qualité, muni d’un double index et enrichi par de nombreuses cartes. Sa lecture en est facilitée par une plume alerte, capable d’embrasser une bibliographie considérable et soucieuse de dégager problématiques ou hypothèses stimulantes.

Luc Daireaux

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