L’Histoire intérieure de la rébellion des Aurès est un essai d’histoire militaire écrit par Raymond Nart, ancien officier en Algérie puis directeur-adjoint à la Direction de la Surveillance du Territoire.
Il s’agit d’une description analytique du monde des renseignements et des relations de pouvoir en temps de guérilla, dont on note les différences significatives d’avec les temps de conflits plus traditionnels.
Le récit recèle beaucoup de cruautés, de manipulations et de réflexions se plaçant en-deçà ou au-delà de nos notions courantes de droit des gens et de droit de guerre.
Les seules notions juridiques que l’on croise sont celles d’un droit insurrectionnel, révolutionnaire et religieux, à l’occasion de l’exécution de chefs renversés ou de négociations autour du sort des prisonniers.

Un essai historique complexe
L’ouvrage ne se lit pas comme un récit scientifiquement objectif sur la guerre d’Algérie, mais se vit comme une plongée dans ses méandres les plus bourbeux, dans ses réalités les plus pathétiques. Cette boue des sentiments, cette toile de l’imposture politique, laisse cependant entrevoir des éclairs d’intelligence et des individualités qui essayent d’échapper à la vérité de la guerre, corruptrice des corps et des esprits, même les plus solides.
C’est en quelque sorte le cœur ou un des cœurs de l’essai, la trajectoire d’un homme qui se battit pour des idées, avec honneur et détermination, la trajectoire d’un bon soldat que les événements, l’adversité construite par les ennemis intérieurs et extérieurs, finit par transformer en bête de guerre, puis carrément en traître aux yeux de son propre camp.

Adjoul-Adjoul, chef rural de l’insurrection algérienne
Cet homme, c’est Adjoul-Adjoul, de son nom de combattant, l’un des lieutenants ou « second couteau » du soulèvement algérien entre 1954 et 1956.
Pendant deux années, il combattit avec courage et autorité, mais face au délitement des instances dirigeantes de l’insurrection, il décida finalement de se rendre à l’armée française.
C’était un bon soldat, un bon chef d’unité, il voulait défendre les opprimés de son entourage et il était sensible à la rhétorique nationaliste des chefs de la rébellion algérienne – dont la volonté était une unité de tout le « pays », alors même que celui-ci était encore à l’époque – qu’en est-il aujourd’hui ? – une mosaïque de différentes régions, ethnies, tribus – rassemblées certes par les colonisations arabe puis française, mais est-ce à dire vraiment unifiées ?
Rien n’est moins sûr, sinon en ce qui concerne les élites urbaines, qui n’étaient pas au cœur de la révolte ou alors minoritairement, et en tant qu’élite encore une fois. La masse du soulèvement était constituée par des paysans, les fellaga, recrutés à coups de propagande ou d’intimidation pour le plus grand nombre.
Adjoul-Adjoul était un de ces hommes de la campagne, hermétique aux tractations politiciennes, alors qu’elles étaient intenses dans les premiers temps de l’insurrection – à l’image de la métropole coloniale, qui se débattait à l’époque dans la culture parlementaire de la IVe.

Réécriture du témoignage oral d’Adjoul-Adjoul
Raymond Nart réécrit l’histoire d’Adjoul-Adjoul en puisant dans le témoignage de celui-ci, clair, précis, détaillé, mais témoignage oral retranscris par l’administration militaire, car l’homme n’écrit pas, ne lit pas, il est à l’image du problème de l’Algérie française, deux populations vivant côte-à-côte, se méprisant ou se tenant à distance par peur ou ignorance. Deux carences qui furent à terme dévastatrices, mais plus ou moins entretenues par les pouvoirs de tout bord, plus ou moins perpétuées par manque de moyens et de temps.
Chef de Wilaya (région militaire) dans les Aurès, Adjoul est l’équivalent d’un général de division dans une armée traditionnelle, général qui a la confiance des principaux chefs de la rébellion – Mostefa Ben Boulaïd, Chihani Bachir, Laghrour Abbas – car il est fiable et charismatique, à l’endroit de ses hommes au moins.
Mais pour cette efficacité, il est aussi perçu comme une menace, et n’ayant pas le sens ni la geste politicienne, il est plus ou moins constamment tenu à l’écart des décisions, alors même que sa fiabilité paraît, en tout cas sous la plume de Raymond Nart, la meilleure garantie contre la dislocation d’une insurrection en proie aux rivalités internes et aux coups de boutoir de l’armée française – qu’il s’agisse d’opérations armées ou de mystifications des renseignements.

Comment lire le témoignage-reddition d’Adjoul-Adjoul ?
Plus le temps passe, plus l’atmosphère est mauvaise entre les chefs, au point que certains sont victimes de trahisons et de « coups d’état » intra-insurrection – ainsi Chihani Bachir ou Mostefa Ben Boulaïd –, renversements dont les raisons nous sont expliqués par les raisons d’Adjoul, qui tint parfois le rôle de bras armé; explications elles-mêmes reprises par Raymond Nart, qui dès son prologue précise les précautions avec lesquelles il faut les prendre : le témoignage d’Adjoul est une reddition, qui se veut le plus fouillé possible, mais cherche en même temps à se justifier.
Il n’en reste pas moins que ce récit/témoignage est un texte particulièrement prenant et intéressant, en ce qu’il nous fait découvrir la touffeur du temps de guerre, d’une guerre en particulier, baptisée la « sale guerre », peut-être en raison de son hermétisme au vu des multiples camps en présence, chefs en puissance et rivalités internes et externes aux nombreuses entités qui la jouèrent.