La Bretagne au 18e siècle suit une évolution originale qui la distingue de l’ensemble du royaume: si l’Etat y intervient plus souvent, elle demeure largement privilégié. Son développement économique et démographique est contrasté alors que les novations culturelles marquent le pas face à « l’âge d’or » des 150 années de la période antérieure.

Professeur émérite à l’université de Rennes, auteur de nombreux ouvrages d’histoire moderne et spécialiste des domaines culturels, Jean Quéniart présente ici une très dense synthèse de l’histoire de la Bretagne au XVIIIe siècle. Elle succède au solide ouvrage d’Alain Croix publié en 1993 dans la même collection Ouest-France Université et intitulé L’Age d’or de la Bretagne. Ce volume couvrait l’histoire bretonne de 1532 (date de l’incorporation du duché dans la monarchie française) à 1675 (date de la révolte des Bonnets rouges). Le siècle des Lumières commence donc tôt, en 1675, ce choix chronologique s’expliquant par un retournement de tendance, dès lors défavorable à la Bretagne. Si la croissance devient à peu près générale dans le royaume au XVIIIe siècle, accompagnant les idées de “progrès”, elle touche cette province d’une manière bien plus contrastée, d’autant que la période précédente y avait été plus bénéfique que dans le reste du royaume.

Pour étudier ce long siècle, l’auteur suit un plan classique en trois parties, étudiant successivement l’histoire politique de la province, son évolution économique et sociale, puis ses principaux aspects culturels et religieux.
La première partie est certainement le domaine le moins novateur, celui dont le renouvellement historiographique est le moins important, ce dont témoigne la bibliographie vieillie placée en fin de volume. Cela n’empêche pas Jean Quéniart d’esquisser les principales phases de l’intégration de la province dans la monarchie dite administrative, dont la mise en place débute avec Henri IV et Louis XIII et qui se perfectionne avec Louis XIV. La question de l’équilibre – ou du déséquilibre – entre novations monarchiques et conservations des traditions ducales se trouve au centre des relations entre les Bretons et leur souverain, et cette question conditionne aussi les rapports internes aux trois ordres et aux groupes sociaux en Bretagne même. La tardive installation de l’intendance à Rennes, en 1689, plus d’un demi-siècle après celle des intendants en Normandie, puis l’affaiblissement de cette institution pendant la première moitié du XVIIIe siècle, témoignent des capacités de résistance bretonne à la centralisation monarchique. La faiblesse de la fiscalité royale y est notoire ; la Bretagne est exempte de gabelle et de taille, les fouages extraordinaires qui s’y substituent ne deviennent permanents qu’à partir de 1661, alors que le « don gratuit » y est voté par les états provinciaux ; les contemporains ont parfaitement conscience de cette situation fiscale privilégiée de la Bretagne puisque l’intendant Bertrand de Molleville notait en 1787 que « La province de Bretagne est incontestablement celle où les impositions réelles ou personnelles sont les moins fortes, et c’est aussi celle où elles sont réparties avec le plus d’injustice » (p.131). Si le poids de l’Etat est plus léger qu’ailleurs, la tendance est pourtant au reforcement de son action à la fin du XVIIIe siècle. Les interventions de Versailles se multiplient, les créations d’offices et les fouages, qui triplent, sont de plus en plus pesants, d’autant que ces derniers impôts ne sont prélevés que sur les roturiers, principalement paysans. Le Parlement, censé émaner de la cour royale, et les états de Bretagne, qui prélèvent aussi ces fouages, sont de facto les représentants de la noblesse bretonne et refusent toute mise en cause des privilèges nobiliaires et provinciaux, d’où le large soutien qu’ils obtiennent jusqu’à la veille de la Révolution. Or, la Bretagne possède une des plus fortes densités nobiliaires du royaume (en 1710, on compte 3 900 seigneuries pour 1 443 paroisses) et cette noblesse dispose du droit d’accès aux sessions des états provinciaux ; l’assemblée, réunie aux cordeliers à Rennes en décembre 1788, compte quelque 900 nobles face aux 49 députés des 42 villes et aux 31 du clergé. Ces disproportions expliquent, d’une part, la capacité de résistance face à la monarchie et, d’autre part, la manifestation de tensions de plus en plus fortes entre le monde des roturiers et la noblesse. La narration des principaux événements par J. Quéniart s’inscrit dans ces cadres, que ce soit la conspiration de Pontcallec (1719) ou l’affaire de Bretagne (1765-1767) avec l’arrestation de la Chalotais. De nombreux soubresauts préludent à la convocation des états généraux, comme la journée des Bricoles à Rennes (janvier 1789) quand les domestiques sont mobilisés pour la défense des privilègiés, contre le Tiers.
Cette première partie politique est complexe et parfois difficile à assimiler car elle ne se conçoit qu’en regard de la structure sociale de la province.

La deuxième partie présente le développement contrasté de la société bretonne. Si la population augmente – de 1,9 ou 2 millions à la fin du XVIIe siècle à 2,2 millions en 1790 – cette croissance est moindre que dans la moyenne du royaume et, de plus, elle est très irrégulière. Les deux premiers tiers du XVIIIe siècle voient une médiocre augmentation alors que les vingt dernières années sont catastrophiques, avec une perte d’environ 100 000 habitants. Le bilan sanitaire confirme ces faiblesses : il est connu que, quelques décennies plus tard, la taille des conscrits bretons est inférieure à la moyenne française. D’un point de vue économique, on assiste à des contrastes tout aussi violents. Saint Malo, qui surclassait les autres ports bretons à la fin du XVIIe, qu’il s’agisse de Nantes ou des créations lorientaise et brestoise, grâce à son commerce avec le monde ibérique et méditerranéen en temps de paix, et grâce à la course en temps de guerre, se voit progressivement dépassée par l’établissement de nouveaux circuits commerciaux. Pour sa part, Nantes double en un siècle, de 40 à 80 000 habitants et ses négociants édifient de colossales fortunes, en partie issues de la traite négrière : les Montaudouin, avec environ 390 expéditions négrières en un siècle et les Luynes, avec quelque 180 expéditions, appartiennent à cette oligarchie d’armateurs qui participent à la déportation d’environ 450 000 Africains. Pourtant, la traite négrière ne représente qu’1/5 du tonnage nantais. Grâce à ses capitaux, le commerce nantais diversifie et multiplie les échanges, en particulier les produits textiles du type des indiennes, pour lesquels les profits sont aussi importants. Les programmes immobiliers nantais témoignent de cette réussite économique avec l’île Feydeau, le quai de la Fosse, le quartier Graslin… A leur tour, Brest et Lorient bénéficient du dynamisme maritime et commercial, alors que le port de Saint-Malo s’adapte difficilement aux mutations économiques du XVIIIe siècle. Enfin, Rennes stagne, voire régresse, pénalisée par la présence d’une aristocratie de robe conservatrice – dans les années 1780, on compte environ 400 familles nobles, soit 10% de sa population – et par des circonstances contraires, comme le terrible incendie de décembre 1720. En dépit de cette situation contrastée, la province jouit d’un certain enrichissement : le dynamisme de la pêche (morues et sardines), le travail du chanvre et du lin, les progrès agricoles, sont patents bien qu’ils ne profitent pas à tous. L’auteur estime que les plus pauvres représentent environ le quart de la population rurale dans une région où la micro-propriété domine, conséquence d’un morcellement issu du partage successoral égalitaire des terres pour les roturiers. Différents indices montrent une aggravation de la pauvreté : le relevé de la présence de bovins dans des inventaires de Guipavas le confirme. Or, à partir des années 1770, les indicateurs de crise se multiplient ; la nette hausse des prix, la chute démographique, la fin de la croissance des exportations de toiles vers l’Amérique, le rigoureux hiver 1785-1786 et son cortège de piètres récoltes se conjuguent pour alourdir un bilan déjà en demi-teinte. Cela encourage l’expression des mécontentements et prépare le divorce entre la noblesse et les institutions provinciales, d’une part, et les plus démunis du Tiers, d’autre part.

Dans cette Bretagne où l’Etat est encore lointain et où le partage des richesses est très inégal, un des éléments de cohésion devrait provenir de l’identité bretonne, qu’interroge l’auteur dans la troisième partie consacrée à l’aspect culturel.
Depuis la fin du XVIIe siècle, on assiste à une dévalorisation accélérée de la langue bretonne, accentuée par la disparition de la troisième langue de la province, le latin, qui, jusque dans les années 1660, était employé dans les registres paroissiaux. Si le tracé linguistique varie peu (voir la carte p.408 de l’ouvrage d’Alain Croix), cette disparition du latin renforce le poids du français au détriment du breton. Ainsi, les instruments de conversion linguistique s’améliorent (dictionnaires, grammaires…) et les enclaves francophones (Brest, Lorient…) sortent renforcées par l’importance du militaire et du maritime. En fait, la frontière linguistique est moins géographique que sociale ; grâce aux progrès de l’alphabétisation, on écrit sans doute plus en breton à la fin de l’Ancien Régime qu’auparavant, mais les classes dirigeantes parlent et écrivent bien plus en français. Bien sûr, le breton demeure très largement utilisé et le clergé alphabétise toujours en breton une grande partie de la basse Bretagne. L’alphabétisation moyenne de la province (français et breton confondu) est médiocre en comparaison des moyennes nationales, voire très faible en regard de la province voisine de Normandie. En dépit de cette faiblesse de l’alphabétisation bretonne (cf. tableaux p.533-538), la pénétration croissante de l’écrit est manifeste par le biais de livres, de brochures et de gravures que répandent les colporteurs. D’autre part, des disparités géographiques opposent culturellement divers espaces bretons, entre paroisses littorales et paroisses de l’intérieur, entre paroisses bretonnantes et paroisses gallèses, ou entre paroisses urbaines et paroisses rurales. A partir des années 1770, un phénomène d’inversion semblable à ceux constatés précédemment se produit pour ce domaine : on assiste à une décrue de l’alphabétisation, et même à une régression dans certaines régions.

Bien d’autres éléments passionnants de cette histoire culturelle sont évoqués : la diffusion du livre, des bibliothèques, des sociétés savantes, de la Franc-Maçonnerie, de la musique, etc. Il suffit de rappeler que l’importance de la thèse de Jean Quéniart intitulée : Culture et société urbaines dans la France de l’Ouest au XVIIIe siècle.

Enfin, l’aspect religieux est présent à divers endroits de l’ouvrage puisque son étude relève des trois parties ; la fonction politique du clergé breton est forte : l’évêque du lieu où se tiennent les sessions des états provinciaux préside cette assemblée ; le clergé breton est peu gallican d’autant que le concordat de Bologne, antérieur au rattachement du duché, ne s’applique pas à la province – même si le roi contourne cet obstacle – et de ce fait, l’opposition à Rome n’est pas une tradition bretonne. D’un point de vue économique, les congrégations, ordres et maisons disposent de biens importants (plus de 50% de la propriété urbaine de Rennes, mais pas plus de 5% de la propriété foncière totale) ; l’encadrement sacerdotal apparaît de manière complexe : d’une part le nombre de prêtres se réduit – de 8 à 10 000 prêtres fin XVIIe à 5 500 sous Louis XV -, et surtout leurs conditions économiques et sociales sont très diverses (recteurs, vicaires, prêtres habitués…) même s’ils doivent disposer du « titre clérical » (représentant un capital minimal de 1200 à 2000 livres). Comme partout dans le royaume, la hiérarchie ecclésiastique contrôle mal ses curés : elle ne peut nommer qu’environ 20% des recteurs des paroisses, les autres dépendent du patronage et de la résignation. Quant à la fonction idéologique de la religion comme ciment culturel, l’importance de la Réforme catholique en Bretagne l’illustre par les missions, fondations, et constructions dont les effets se font sentir très profondément et ils se prolongent très en avant dans le siècle, au point que l’auteur traite des « hautes eaux » d’une seconde vague tridentine qui touche la Bretagne jusque dans les années 1730-1750. Pourtant, à partir de cette date, la province est touchée à son tour par la transformation de l’expression religieuse, voire par un certain recul des dévotions traditionnelles. Ainsi, on comptait plus de 130 implantations entre 1590 et 1680 mais moins de 40 entre 1680 et 1789 !

Ce vaste panorama de la Bretagne en 696 pages que brosse Jean Quéniart constitue donc une somme essentielle, préliminaire à toute étude sur la Bretagne des Lumières. L’édition de l’ouvrage comprend des outils indispensables (index, cartes, graphiques) et, si on peut regretter l’absence de notes pour une collection destinée à un public universitaire, on saura gré à Jean Quéniart de citer abondamment les auteurs qui lui ont permis de réaliser cet ouvrage, depuis les maîtrises des étudiants jusqu’aux ouvrages d’historiens renommés.

Alain Hugon C.R.H.Q / Université de Caen Copyright Clionautes