Victor Pereira est docteur en histoire de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et est aujourd’hui maitre de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Il est en parallèle chercheur à l’université nouvelle de Lisbonne. Ses domaines de recherches se focalisent avant tout sur les migrations en Europe occidentale, en particulier au Portugal, en Espagne et en France au XXe siècle. Il s’intéresse également aux politiques économiques mises en place durant la dictature de Salazar, dont fait en partie l’objet de son livre; et au lien puissant qu’entretiennent certaines nations, entre l’identité nationale, et le sport, à travers l’équipe national comme représentation de la nation. Le premier ouvrage sur lequel Victor Pereira a travaillé est  « O estado novo em questão, (L’Etat nouveau en question) Lisboa, Edições 70, 2010 » qu’il a  codirigé avec Nuno Domingos, et dont l’objet d’étude se concentre lui aussi sur la dictature salazariste. En 2013, après la publication de La dictature de Salazar face à l’émigration, il publie un autre ouvrage, en coopération avec Oliver Dard : Vérités et légendes d’une « OAS internationale » chez Riveneuve.

     L’ouvrage de Victor Pereira porte sur l’important phénomène d’émigration en France qui toucha le Portugal entre 1957 à 1974. En effet, quelques 900 000 Portugais émigrèrent en France, dont la moitié irrégulièrement, jusqu’à former en France avec 750 000 Portugais, la première communauté étrangère. Cette émigration fut facilitée par l’Etat français grâce à la signature d’une série de conventions de 1916 à 1963 car elle était considérée comme la dernière immigration assimilable en opposition à l’immigration algérienne freinée au maximum. L’année 1957 marque la signature d’une convention de sécurité sociale entre le Portugal et la France montrant sa volonté de se démarquer face à l’Allemagne, qui elle aussi se porte volontaire à l’accueil des migrants mais refuse, par contre, de régulariser les migrants clandestins contrairement à la France. Tandis que l’année 1974, marque la fin de la dictature, et la suspension de l’immigration en France.  La question dont fait l’objet cet ouvrage n’est pas tant le phénomène migratoire en tant que tel mais la manière dont l’Etat a appréhendé et géré ce phénomène, ainsi que le mode de gouvernement d’une population vivant désormais au-delà de ces frontières nationales. La question est d’autant plus pertinente car, redoutant les effets de la modernité, le dictateur Salazar applique une politique conservatrice en contraignant la population à la clandestinité, ce qui va à l’encontre de l’ampleur du phénomène migratoire qui représente 10 % de la population du pays. Ainsi, la question posée par l’auteur est de savoir comment l’émigration a été construite comme un problème. Et cela entrainant des luttes de pouvoir en sein de l’Etat portugais. Afin d’y répondre, il découpe son étude en quatre parties. Dans un premier temps, il montre comment différents secteurs de l’Etat portugais s’approprient l’émigration en fonction de leur projet. La deuxième partie présente les acteurs de la politique publique d’émigration. Ensuite, la troisième partie s’attache à l’analyse de l’encadrement des flux, et son échec apparent, et enfin, la dernière partie s’intéresse à la présence de l’Etat portugais sur le sol français.

     Victor Pereira nous propose une histoire inédite et très documentée des migrants et des politiques migratoires portugaises à l’aide d’une triple bibliographie à la croisée de plusieurs disciplines. Les recherches sur l’Etat portugais contemporain ont beaucoup souffert du manque d’archives disponibles car la dictature a toujours veillé à se soustraire du jugement des citoyens, mais les archives concernant le dictateur et la police politique portugaise constituent une exception car ils sont emblématiques d’une politique de la mémoire. Néanmoins l’auteur ne s’est pas limité aux sources portugaises puisqu’il a également eu recours aux archives françaises et espagnoles pour une étude objective et complète du phénomène. En guise de compléments sont utilisées d’autres sources imprimées, ainsi qu’orales, comme des entretiens de personnalités concernées et une grandes listes d’ouvrages concernant l’économie, la politique, la mémoire et les migrations au Portugal. L’ouvrage est composé d’une annexe présentant une chronologie s’étalant sur 70 ans, de 1916 à 1986, mais également de tableaux, graphiques et textes officiels utilisés.

Résumé :

     L’émigration en tant que problème est le résultat d’une « construction cognitive » relevant d’une atteinte au bon cours des choses, la construction du problème dépend donc fortement des acteurs. Et c’est donc de l’élite portugaise  que provient le problème. En effet, l’émigration constitue une entrave aux affaires de grands notables et propriétaires dans le nord et le centre du pays. La main-d’œuvre diminue, et se faisant plus raisonnable, les salaires se doivent alors d’être augmentés. Les notables ne souffrent donc pas d’un manque de travailleurs mais d’un manque d’excédent de travailleurs. Ces grands notables possèdent parfois des liens privilégiés avec le gouvernement, facilitant la prise en compte du « problème » de l’émigration. Salazar, fidèle à ses idéaux de travailleur, reçoit ainsi de nombreuses lettres de ses notables, qu’il prend le soin de lire, et où l’émigration, ou d’autres problèmes sont évoqués, non pas dans un intérêt particulier mais au nom de l’intérêt national. Ces problèmes relèvent du détachement de la nation des ressortissants, se trouvant opposé à la doctrine de Salazar « Dieu, patrie et famille » de plus est, en temps de guerre coloniale où le sentiment national se doit d’être plus fort qu’il ne l’a jamais été. La question de l’émigration est alors confiée au ministère de l’Intérieur révélant désormais une appréciation  politique et policière de l’émigration. Mais à partir des années 1960, l’opinion sur la gestion de l’émigration se divise en sein de l’élite politique, due à une volonté de modernisation avec notamment l’adhésion du Portugal à l’AELE, en 1959. Cette volonté de certains de moderniser le pays va conduire à diviser l’opinion concernant l’émigration, car d’un côté l’excédent de main-d’œuvre empêcherait la modernisation du système agricole du fait que les notaires n’en ont pas la nécessité (ce à quoi résoudrait l’émigration, par un nouveau besoin), et d’un autre côté l’argent des émigrés serait une source de développement pour le pays. En effet, Mário Soares, alors premier ministre en exil à Paris rappelle qu’ «avec les 18 milliards d’escudos [montant approximatif des transferts opérés en 1971] envoyés par les ouvriers à leur famille, le gouvernement finance la guerre coloniale] ». Le bénéfice semble donc être double même s’il faut nuancer la dépendance du pays à cet apport. Salazar, ancien professeur d’économie, connaissait les bénéfices et contraintes de cet apport ; et les valeurs d’une indépendance nationale étaient sans doute trop fortes pour ne pas faire de l’émigration un problème national.

     Dans les années 1930, dans les rassemblements de masses organisés par le régime portugais lorsqu’un orateur demande « qui commande ? », les voix à l’unisson répondent « Salazar ! », témoignant de l’image du dictateur fort comme seul commandant. En effet le dictateur s’est appliqué à construit une image d’infatigable travailleur, correspondant à ses idéaux nationalistes, et cette image n’est pas tout à fait fictive puisque les historiens sont souvent impressionnés par la quantité de documents que lit et annote le dictateur, de la grande question diplomatique à la petite école de province. Sa grande longévité au sein du pouvoir portugais devint éprouvante, et à partir des années 1960, il se fait plus discret, offrant plus de liberté à ses ministres, et  s’éloignant peu à peu de la scène politique. C’est là que les autres acteurs bénéficient d’une importance croissante, surtout dans le domaine de l’émigration, où Salazar reste particulièrement en retrait. Ainsi, des études sont menées sur l’émigration en France par les ministres qui fournissent leur travail à Salazar. Néanmoins, il considère l’émigration comme un sujet subalterne, soutenant fermement une posture conservatrice et négligeant la clandestinité. Caetano, successeur de Salazar au sein de la dictature après sa mort en 1968, hérite ainsi du problème de l’émigration laissé en suspens pour maintenir le statu quo politique. Il se montre en désaccord avec la politique migratoire répressive menée par Salazar dans des considérations modernisatrices mais il assume également penser la politique répressive de son  prédécesseur comme immorale. De même, il affirma : « la liberté d’émigration que mon gouvernement a promue était destinée à combattre la clandestinité. Cet objectif humain prima sur toute considération économique ». En parallèle, c’est la Junta da emigração (1947-1970) qui gère le départ des émigrés, son président y possède un pouvoir presque absolu et monopolise le rapport entre la population et le gouvernement. En 1970, une nouvelle institution est créée, c’est le Secretariado Nacional da Emigração (1970-1974) permettant une meilleur gestion du phénomène de l’émigration grâce à une plus grande spécialisation. Or, encore une fois, c’est un échec, les émigrés clandestins ne diminuent pas car le relais entre l’institution et les municipalités est bien trop faible.

     La troisième partie du livre évoque alors « l’impossible régulation de l’émigration vers la France ». La première chose à savoir est que la dictature portugaise a toujours essayé de se présenter comme un Etat de droit. Ainsi, il existe un certain encadrement législatif et réglementaire de l’émigration. C’est la police politique qui est chargée de faire appliquer cette réglementation en surveillant les entrées et sorties du pays. Les rabatteurs et passeurs  sont alors punis de 2 ans de prison jusqu’en 1961. Après les premiers troubles en Angola, la législation se durcit et les organisateurs de mouvements irréguliers sont assimilés à des criminels risquant 8 ans de prison. Cependant, des règles pardonnant les « déviances » sont mis en places, suggérant qu’une partie des acteurs étatiques ne désirent  pas vraiment que la législation migratoire soit respectée. En 1963 est signé l’accord de main-d’œuvre entre la France et le Portugal, dans le but, pour le premier Etat, de mettre fin à la clandestinité et au développement de bidonvilles, pour le second, d’obtenir le monopole étatique des moyens légitimes de circulation. Cet accord s’avère être un échec puisque la France de Pompidou ne veut pas prendre le risque de perdre ses immigrés portugais qu’il se représente comme la dernière immigration européenne dont « bénéficiera » la France malthusienne. De plus, la Junta da emigração opère à  un triage bien trop sélectif. En 1971 est signé un nouvel accord de main-d’œuvre qui établit que, chaque année, 65 000 travailleurs au maximum peuvent s’établir en France. Cet accord est couplé à une nouvelle convention de sécurité sociale pour les Portugais en France. Cependant, la transition migratoire voulue par l’accord n’aboutit pas, chaque pays rejetant la faute sur l’autre. Au bout d’un an d’application, seuls 3 295 travailleurs ont émigré dans le cadre de l’accord. Cependant ce n’est pas pour autant que l’émigration illégale diminue. La police politique ne parvient pas à faire un travail efficace, parfois même par laxisme car certains considèrent la gestion des frontières comme une tâche mineure si on l’a compare à la défense du territoire en outre-mer. L’arrêt de l’émigration n’est pas perçu comme quelque chose de fondamentalement urgent, mais d’un autre côté, la faciliter ne correspondrait pas à l’idéologie salazariste. L’émigration clandestine est prise dans un entre-deux : l’idéologie conservatrice et la modernisation du pays. Elle permet de concilier les deux, seulement la régularisation de l’émigration s’en trouve freinée. Enfin, l’émigration clandestine possède des avantages non négligeables pour les migrants, entre autres, plus de liberté et d’autonomie dans leur lieu d’installation, ils n’ont ainsi pas forcément à payer un loyer bien trop élevé à leurs yeux en s’installant dans les bidonvilles.

     La quatrième partie du livre va alors se concentrer sur l’influence de l’Etat portugais en France, dès lors que le phénomène d’émigration est devenu ingérable au Portugal. Le champ d’action de l’Etat portugais se trouve désormais réduit puisque les migrants ne sont plus sur leur sol. De plus, l’avènement de la Ve République française exalte la souveraineté et le sentiment de l’indépendance nationale. Une des choses qui préoccupe l’Etat portugais pour ses migrants est la dénationalisation. Bien évidemment qu’elle est liée à la nationalité administrative mais sa définition est plus large. Tout migrant se détachant d’une des valeurs de Salazar (« Dieu, Patrie et Famille ») est considéré comme perdu pour la nation portugaise. Enfin, l’anticommunisme de Salazar pousse à se méfier des libertés politiques en France. Les consulats sont les principaux interlocuteurs des Portugais en France permettant aux migrants de disposer d’une protection et de leurs offrir leurs documents administratifs. Seulement, ils sont trop peu nombreux pour pouvoir faire face à une telle vague d’arrivée, et l’Etat portugais ne peut se permettre d’y investir, étant donné qu’il dépense une partie considérable de son argent dans le budget militaire et la défense de ses territoires d’outre-mer en Afrique.  C’est donc l’Eglise qui joue le rôle de ciment entre les populations portugaise. L’Eglise apporte une aide précieuse, ne se limitant pas à ses fonctions religieuses, et va jusqu’à remplacer le rôle des consulats. Pour apporter une solution à ce problème, le consul général du Portugal entreprend de créer une association d’assistance et de protection sociale. L’association nationale des Portugais en France (ANPF) est alors créée. Elle prévoit une assistance sociale et juridique, la publication d’un journal, la promotion de la langue portugaise chez les plus jeunes. Ces activités visent à maintenir le lien affectif des émigrés avec leur pays natal. A partir du 10 juin 1966, l’ANPF publie le journal Correio Português misant en grande partie sur le football, le sport le plus populaire au Portugal, particulièrement apprécié des migrants. Seulement l’ANPF ne dispose pas de moyens suffisants, ce qui pousse le Secrétariat de l’immigration à créer un service social en 1971 montrant l’implication du gouvernement de Caetano dans la politique d’aide aux émigrés, en opposition avec la politique de Salazar. Malgré les efforts du gouvernement portugais, les émigrés tendent à croire qu’ils sont épiés par les diverses acteurs du pouvoir portugais (diplomates, militaires, partisans du franquisme, ecclésiastiques ou migrants eux même) et de fait, vivent repliés sur-eux même évitant à tout prix de mener des actions politiques. Ce sentiment est renforcé par les relations relativement étroites qu’entretiennent le Portugal et la France dans le cadre de l’OTAN, et la présence ponctuelle de la PIDE (Police politique portugaise) en France. Jusqu’en 1974 et la révolution des Œillets cette méfiance perdure.

     Au terme de cet ouvrage, nous nous sommes rendus compte de l’inefficacité du gouvernement face à l’émigration, à cause d’une gestion ambigüe du phénomène, entre conservatisme et modernisation. Le successeur de Salazar, Caetano, à partir de 1968, prend définitivement la voie de la légitimité populaire, étant dépourvu de légitimité historique, il facilite l’émigration légale. Pour terminer, il s’agit de voir que les migrants ont finalement contribué à l’européanisation et la modernisation du Portugal par l’élargissement de l’espace social des migrants.

Appréciation :

     L’ouvrage nous propose de faire l’étude de deux thématiques à priori distinctes que sont l’émigration, et la dictature de Salazar, deux faits marquants de l’histoire contemporaine du Portugal. En effet l’émigration se démarque par son ampleur (10 % de la population), tandis que la dictature est considérée comme la plus vieille d’extrême-droite en Europe. Ainsi l’auteur étudie constamment la relation entre ses deux phénomènes. Pour cela, un grand effort de recherches de sources est fourni, ce qui permet au final de rendre un travail abouti, complet, rendant compte à la fois d’une recherche très pointue sur la politique d’émigration et des enjeux généraux de l’époque, facilitant la compréhension de ses phénomènes. L’argumentation est toujours soucieuse d’apporter tous les éléments possibles et nécessaires afin d’éclairer un phénomène beaucoup plus complexe qui n’y paraît, ce qui permet d’étoffer la lecture en richesse. L’ouvrage se concentre essentiellement sur le point de vue étatique car la problématique de l’ouvrage est ainsi centrée mais la question du point de vue de l’émigré aurait pu être plus développée. En tout cas, Victor Pereira nous propose une étude inédite et de qualité, centrée sur le Portugal et ses migrants sous la dictature, alors que les études historiques françaises sur le Portugal contemporain sont très peu nombreuses et que le plus vieil Etat-nation européen possède une spécificité de l’Europe occidentale, comme pays présentant alors un gros retard industriel. Cette société rurale est un ainsi très bon objet d’étude en ce que le dictateur s’identifie à elle, il en fait une conception de l’identité nationale très particulière en Europe occidentale. De plus, la communauté portugaise en France représente un véritable enjeu, étant la plus grande communauté étrangère de France avec 530 230 Portugais, sans compter le nombre de luso-descendants. Ce sont toutes ces spécificités portugaises qui rendent son étude historique plus qu’intéressante et qui, d’ailleurs,  nous amène à regretter, dans l’historiographie actuelle, l’absence d’études plus générales sur l’émigration en rapport avec les évolutions de la société portugaise. Il est également dommage de ne pas avoir intégré une documentation détaillée (graphiques, cartes, statistiques) et de l’iconographie dans le corps du texte.

 

Compte rendu réalisé par Fabio Aguiar, étudiant en hypokhâgne (2018-2019) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.