Johann Chapoutot est professeur à l’Université Paris III Sorbonne nouvelle et a notamment publié un numéro de la Documentation photographique consacré au nazisme qui faisait le point sur le sujet en 2012. Cet opus s’était alors révélé d’une très grande utilité pour nos cours en mêlant analyses précises et documents exploitables dans les classes. Cette fois, le projet est d’une toute autre ampleur.

Le nazisme, un cas à part ?

Dans l’introduction, l’auteur pose les fondements et cadres de son travail avec une idée forte : il faut considérer, c’est-à-dire tenir compte de ce qu’ont écrit les nazis. En effet, trop souvent, leurs écrits ont été balayés de la main au profit d’une idée qui disait qu’il s’agissait d’une abomination, d’une exception. Ce point de vue longtemps dominant pose tout de même un redoutable problème : en suggérant une particularité absolue nazie, que l’on réduit parfois même à la personnalité d’Hitler, on rend unique ce moment, on « « l’exceptionnalise » et il n’est donc pas besoin d’en étudier les fondements et développements idéologiques. Ce fut une abomination et cela suffit.
Or, justement, Johann Chapoutot montre les limites de ce raisonnement : en effet comment comprendre l’adhésion d’une partie de la population allemande ? Cette façon de faire isole également l’idéologie nazie comme s’il n’y avait aucun lien avec des éléments de la pensée européenne à l’époque. Comment comprendre aussi cette affirmation de non coupable énoncée par de nombreux responsables nazis au moment des jugements d’après-guerre ? Ne faut-il voir là que du cynisme ou de la stratégie ? L’auteur s’emploie à montrer que non.

Les discours, la méthode

La grande force du livre est donc de brasser de multiples sources qui parfois peuvent paraitre éloignées du coeur du nazisme et qui pourtant participent à leur façon à la mise en système. Les sources, ce sont évidemment des textes, des images, des films de tout type. Il y a donc à la fois des classiques mais aussi de la presse quotidienne et surtout des domaines très variés pour montrer comment s’infiltre et se construit une idéologie. Il s’agit donc de comprendre ce que signifie penser (puis agir) en nazi. Il s’agit de disséquer pour comprendre, ou comme le dit la quatrième de couverture , «  de mieux comprendre pour mieux juger ». En choisissant de resituer le nazisme dans son époque« en termes culturels, il est troublant de constater que parmi les idées nazies avancées par le NSDAP, seule une infime partie est d’origine « allemande » certifiée. Comme le dit Johann Chapoutot, ni le racisme, ni le colonialisme, ni l’antisémitisme, ni le darwinisme social ou l’eugénisme ne sont nés entre Rhin et Memel ». « Il nous faut affronter le fait que les nazis furent des hommes tout simplement ». L’auteur pointe aussi deux contresens majeurs à ne pas faire : le lien trop direct entre discours et réalité. De même, il faut éviter de croire que tout était écrit dès « Mein Kampf ». Fort de tous ces éléments, Johann Chapoutot propose trois verbes pour approcher la réalité nazie.

Procréer

Le premier impératif du projet nazi est de procréer. Il y a dans le nazisme une obsession de la race, une crainte de la contamination d’une pseudo pureté. Il y a une volonté affirmée de retourner à un état de nature : «  revenir à l’ancien pour renouer avec l’instinct, restaurer l’archaïque pour retrouver l’archétype est une des missions que Himmler assigne à la SS ». Il existerait un lien entre le Germain et la nature. Cette vision a des conséquences : la pulsion est bonne, le groupe prime sur l’individu. « La rénovation du droit nazi promet de revenir à la naissance et à la nature. »
Cette focalisation sur la nature explique la détestation du christianisme, car les nazis le voient comme porteur d’un mépris du corps et donc à l’opposé de leur projet.
Il y a aussi l’antisémitisme car les Juifs seraient derrière de nombreux événements comme la révolution française et ils chercheraient donc à promouvoir l’universalisme, ce qui est l’inverse du projet nazi. Le mélange serait prôné par les Juifs, là où la conservation du sang serait mise en valeur par les nazis. De façon générale, il faudrait se méfier de tout un tas d’idéologies étrangères.
Quelle est d’ailleurs la place de l’Etat dans un tel système de pensée ? L’Etat « ne crée pas le droit , il se borne à le mettre en formules ». Un des cas les plus troublants cité par l’auteur est celui de Reinhard Höhn qui sera après 1945 un des pères du management. Il a été dans les années 30 le théoricien d’une certaine conception de l’Etat qui devait être « déconcentré, mobile fractionné en agences labiles et souples aussi dynamiques et réactives que l’Etat était inerte » .
C’est dans ce contexte mental et idéologique qu’il faut aborder la question des stérilisations. Cette obsession de l’état naturel aboutit chez les nazis à des comparaisons du genre : quand un arbre est malade on le soigne, il faut faire de même avec la population. Il y aurait même un devoir impérieux de le faire !  « Ce dispositif qui a fait 400 000 victimes en douze ans est présenté comme la solution la plus humaine à un grave problème de santé publique »
L’auteur développe un point crucial en montrant bien que tout ce qui est dit sur la stérilisation n’a rien d’exceptionnel dans l’Europe de l’époque. De tels raisonnements sont tenus alors depuis des décennies en Angleterre et en France. Les Etats-Unis et la Suisse « ont légiféré pour améliorer la race ».

Combattre

Dans un deuxième temps, Johann Chapoutot met l’accent sur le verbe combattre. «La vie est une confrontation entre la race et son environnement » disait Falk Ruttke et il n’est en rien atypique en disant cela. Cette idée du combat est montrée à travers les animaux par exemple. Il y aurait une sorte d’évidence du combat pour survivre.
Il faut faire référence à l’histoire qui montre que, pour les nazis, il y a un risque de disparition du Germain, ce qui aboutira à un moment donné à un choix basique entre eux et les autres, à savoir les Juifs. L’histoire est vue comme une guerre des races. Une des idées fortes est qu’il peut y avoir disparition ; tout dans l’histoire récente d’alors le montre : les monarchies ont disparu en 1918.
La guerre dès lors change de statut et il devient légitime qu’elle soit préventive. Le camp de concentration a pour but théorique de protéger et rééduquer. Comme le dit Johann Chapoutot, « meurtrier dans les faits, le camp ne vise pas en principe la mort des détenus ».
Dans cette idée du combat, le médecin n’agit plus seulement a posteriori, mais aussi en prévention. « On ne change pas un élément biologique mauvais : on le traite médicalement pour l’écarter du corps sain du peuple ». Tout comme la médecine, la police peut donc agir en amont. Dans cette partie de l’ouvrage, on retrouve encore l’idée fondamentale qu’il faut insérer ces idées nazis dans un contexte européen. Les nazis ont poussé à l’extrême des raisonnements qui existaient ailleurs : « l’âge positiviste qui multiplie les taxinomies et assigne les êtres vivants à des conditionnements voire à des déterminismes doit être en mesure de diagnostiquer et de pronostiquer en matière humaine et criminelle ».
La rhétorique peut donc se résumer ainsi : il faut détruire l’ennemi avant qu’il ne vous détruise. Il faut« acculturer la troupe à une nouvelle normativité qui n’est plus celle des guerres habituelles ». Les populations de l’Est de l’Europe sont hors la loi, ce qui justifie toutes les formes de combat et d’extermination. Les Allemands vont se trouver face à un territoire hostile et «  contaminé » et le soldat soviétique étant différent, il ne peut s’attendre à ce que les Allemands respectent certains usages de la guerre. A la fin de la guerre on constatera l’importation de la violence sur les théâtres occidentaux de la part de troupes qui combattaient auparavant à l’Est. Sur les 5 millions de soldats de l’Armée rouge qui entrent en détention allemande, 3 300 000 meurent en moins d’un an.

Régner

Dans un dernier temps, Johann Chapoutot choisit le verbe régner. L’auteur consacre plusieurs pages à la question de la perception du droit par les nazis. Les réflexions de l’auteur conduisent à décentrer le regard et à essayer de mesurer l’impact d’une telle décision d’isolement de l’Allemagne. « Il n’est pas de salut possible dans l’ordre et dans le droit internationaux existant, produits par des traités et des paix hostiles à une Allemagne victime d’agressions perpétuelles qui au cours des derniers siècles ont pris la forme de trois guerres de trente ans ». Sans en faire un deus ex machina de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, on voit bien en tout cas que cette vision d’une Allemagne agressée, isolée a pu être politiquement payante. Les nazis s’intéressent à certaines parties de l’histoire qui valideraient cette volonté d’asservir et de dominer l’Allemagne. Ils n’hésitent pas à remonter à 1648 et à la paix de Westphalie. Poursuivant son approche autour du droit, l’auteur montre que, pour les nazis, « le droit international moderne et contemporain est un artefact qui viole les lois élémentaires de la nature et nuit au peuple le plus naturel de tous, le peuple allemand ». Mais le droit de la vie serait plus fort que cette construction. Reliant plusieurs thèmes évoqués, Johann Chapoutot souligne que pour les nazis, comme la race germanique est féconde, elle aurait donc le droit de coloniser des terres. On trouvera un discours d’Hitler où il reproche aux Etats-Unis de ne pas comprendre la volonté expansionniste des Allemands alors qu’eux, les Américains, « ont la chance de n’avoir à nourrir que 15 individus au km 2 «  « Elue par la nature, la race germanique est brimée par l’Histoire » et c’est cette « contradiction » que les nazis entendent résoudre. La terre polonaise doit être traitée comme vierge, d’où les massacres des Einsatzgruppen et notamment le fait de décimer les élites polonaises.
Comme le confie Hitler à Speer «  contrairement aux Anglais, nous ne nous contenterons pas d’exploiter, nous allons peupler. Nous ne sommes pas un peuple de commerçants, nous sommes un peuple de paysans ». Il faudrait intégrer cet espace au corps allemand et ce qui intéresse les nazis, c’est donc uniquement le continent européen. On trouve dans les textes nazis des comparaisons avec un peuplement du territoire comme au Moyen Age.

Dans sa conclusion Johann Chapoutot rassemble plusieurs enseignements majeurs de son ouvrage. « La force du nazisme, c’est de proposer une vision du monde, un ensemble cohérent à sa façon ». Face à un monde troublé, que faire ? : «  Procréer et combattre pour enfin, régner». Pour cela, il faut se libérer de tout un tas d’entraves venues de l’étranger. Autre enseignement majeur de cet ouvrage : «  bien des éléments tissés dans les argumentaires appartiennent à un fonds d’idées commun, qui n’est ni spécifiquement nazi, ni proprement allemand mais qui est européen et occidental. » Redoutable mise au point qui invite à ne pas considérer le nazisme comme une totale singularité. Troisième fait essentiel : «  Les contemporains ont pu d’autant plus aisément adhérer à tout ou partie du projet nazi que celui-ci était un agrégat de mots, d’images et d’idées que, le plus souvent, ni les Allemands, ni les nazis n’avaient inventés ». « Rarement dans l’Histoire l’adéquation entre le mot et la chose n’aura été aussi poussée que sous le III ème Reich ».

Il s’agit là d’un ouvrage majeur, exigeant dans sa lecture et qui s’appuie sur une documentation très abondante et très variée. En contextualisant cette  » idéologie en actes » dans son cadre européen, Johann Chapoutot parvient véritablement à mieux faire comprendre ce que fut le nazisme. Une démonstration magistrale.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.