Les éditions indépendantes La Dernière Goutte, basées à Strasbourg, nous proposent la réédition d’une oeuvre majeure de la littérature sur la Première Guerre mondiale, dans une nouvelle et remarquable traduction de l’allemand par Martine Rémon, avec 18 illustrations de Vincent Vanoli et une préface de Nicolas Beaupré, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de la littérature de guerre. L’ouvrage a été publié avec l’aide de l’Institut Universitaire de France, de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, du Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » (CHEC) et du Goethe Institut.

Du militarisme au pacifisme

 

Nicolas Beaupré, dans une éclairante préface au roman, nous présente Fritz von Unruh, fils d’une grande famille de la vieille noblesse militaire (un arrière grand-père décoré à Iéna, un père général), né en 1885 et formé à l’école des cadets (au côté des fils de Guillaume II) de Plön (Holstein) d’où il sortit sous-lieutenant, intégré au 2e régiment de la garde « Kaiser-Frantz » à Berlin. Passionné de théâtre, il écrit sa première pièce (non montée) en 1910, et rencontre son premier succès critique en 1911 pour sa pièce Officiers, ce qui le décide à quitter l’armée. Il se réengage au début de la guerre dans un régiment de uhlans, participe à l’invasion de la Belgique et de la France, est légèrement blessé. Son premier grand texte littéraire est un poème dramatique, Avant la décision, daté d’octobre 1914 mais publié en 1919, dans lequel

« l’auteur tente de prendre la mesure – par l’art – de la guerre actuelle qui force les combattants à abdiquer leur individualité. (…) La force de l’oeuvre au-delà de son message empreint d’une très forte religiosité (…) est de montrer que la perte des illusions et des repères devant les formes nouvelles et cruelles prises par la guerre n’aboutit pas nécessairement à une prise de distance vis-à-vis de représentations des causes et des buts de la guerre, ni même à une remise en question de celle-ci. » (p . 10)

Unruh décrit certes la boucherie qu’est la guerre, mais aussi les débats intérieurs et les conflits du patriotisme d’une jeunesse aux prises avec le devoir, la souffrance et la conscience du vain sacrifice.

En réalité, von Unruh évolua vers le pacifisme à partir de la fin 1916, puis au cours des deux dernières années du conflit. Lauréat en 1915 du prestigieux prix littéraire Kleist pour son œuvre, malgré la censure d’Avant la décision, il se voit confié par l’état-major la mission de faire la chronique patriotique de la bataille de Verdun. Il écrit un premier texte intitulé Verdun, conforme au nationalisme ambiant, qui aurait été autorisé à la publication par l’état-major et le Kronprinz, contrairement aux affirmations de l’auteur qui prétendait avoir immédiatement été relevé de ses fonctions de chroniqueur censuré. Il

« aurait cependant retravaillé sontexte en juillet et août et la censure militaire en aurait alors interdit la publication en raison de passages trop réalistes mais aussi du contexte suivant l’échec cuisant de l’offensive de Verdun. Après négociations, l’éditeur obtint uen autorisation de publication sous réserve de modifications mineures qu’Unruh refusa. » (p. 12-13)

Le texte parut donc en 1919 sous le titre Opfergang, largement réécrit par un Unruh devenu pacifiste et débarrassé « du projet testimonial initial » (p. 13), et (mal et partiellement) traduit en français par Jacques Benoist-Méchin sous le titre Verdun en 1923. Ce roman expressionniste (le mouvement expressionniste vit alors son chant du cygne) remporte un certain succès, dépassant les 30 000 exemplaires (mais À l’Ouest rien de nouveau de Remarque dépasse les 1,2 millions d’exemplaires vendus)au début des années 1930, après plusieurs rééditions. Il est traduit en cinq langues, atteint en France un tirage de sans doute 21 000 exemplaires. Von Unruh devient un auteur dramatique réputé et un apôtre de la paix et de la démocratie et un défenseur de la République de Weimar. Invité en France en 1924, il rencontre des écrivains et intellectuels fameux comme Barbusse, Valéry ou Drieu La Rochelle. Antinazi, il s’exile en Europe pour arriver aux États-Unis en 1940. Il rentre en Allemagne en 1948 où, dans un discours radiodiffusé (qui eut un grand retentissement) prononcé dans l’église Saint-Paul à l’occasion du centenaire de l’assemblée allemande de 1848, il est

« sans doute l’un des premiers intellectuels allemands à poser si directement la question de la culpabilité collective et individuelle des Allemands dans le nazisme, la guerre et le génocide. Il invite clairement ses compatriotes à un examen de conscience et au repentir plutôt que de céder aux sirènes des partis politiques promettant l’absolution ou niant la responsabilité des Allemands» (p. 21-22).

Il reçoit peu après le prix Goethe, puis « entre progressivement dans ce purgatoire des écrivains qu’est le demi-oubli » (p. 22), avant de mourir en 1970.

Un chef-d’oeuvre expressionniste

 

Le Chemin du sacrifice est donc une fiction, sans souci de vraisemblance, organisée comme une tragédie en quatre actes  (« L’approche », « La tranchée », L’assaut », « Le sacrifice ») qui s’apparentes à une montée au calvaire. On suit un petit groupe d’hommes dans les premières journées de la bataille, d’où émergent les figures du capitaine von Werner (proche de ses hommes et soucieux de son devoir), de l’adjudant Clemens (enseignant dans le civil), du lieutenant Hartmann (vicaire), de l’engagé volontaire Heinz, du cuistot Fips, du comédien César Schmidt, du sergent Hillbrand (dont la femme enceinte attend le retour), du jeune tambour Preis et du pionnier des troupes d’élite Kox, qui sont autant d’archétypes s’exprimant en poètes.

« … ils soliloquent, philosophent, déclament, crient, se lamentent, s’invectivent et prêchent. Ils servent surtout de support au déploiement d’une langue expressionniste. Unruh utilise toutes les ressources de la langue allemande qui permet de former des mots entièrement nouveaux par assemblage. L’invention de cette langue expressionniste, pathétique et annonciatrice, est partie intégrante du projet de Unruh qui annonce autant qu’il dénonce. (…) il s’agit (…) avant tout d’une tentative artistique pour rendre compte de ce que représente pour l’humanité une bataille de matériel dans la guerre moderne.» (p. 17).

On pense en lisant ce chef-d’oeuvre à Otto Dix, mais aussi à la littérature fantastique. Von Unruh décrit certes les éléments bien connus du calvaire (la boue, les rats, les obus, la mitraille, les corps déchiquetés, le sang, la mort, l’héroïsme qui tue), mais bien plus il les évoque à grands coups de phrases lyriques, viscérales et hallucinées et de scènes irréelles (comme ces deux combattants qui enfouissent un Christ crucifié dans une tombe), loin du style réaliste des classiques français sur la guerre. C’est une grande expérience de littérature et une saisissante expérience de lecture.

« Une fièvre glacée le saisit au moment où il donna le signal de l’assaut. Hillbrand escalada la tranchée, une hache brandie à bout de bras. Le genou redoutable, il s’avança vers l’ennemi, insensible à la grêle de balles qui le cueillait sur le rebord. Marchant derrière lui, avec un calme effroyable, ses soldats. Pensées, sentiments étaient remis à plus tard. La peur sauvage de la mort transformait les corps en instincts pressés de survivre. Une seule et même pulsion les propulsait. Les casques des assaillants ondoyaient sous les branches comme de profondes houles noires. Seuls les brassards blancs arrimés aux bras porteurs de mort levés et abaissés jetaient des paquets d’écume et des cris d’allégresse au cœur de l’offensive sombre et muette. La hache de Hillbrand sifflait et cognait sans pitié pendant qu’il se frayait un passage à travers l’ennemi et les fourrés. Clemens, les nerfs tendus et beau comme une panthère aux muscles bandés, envoyait des grenades dans les amas bleus qui s’accrochaient de tous leurs yeux à leur destin. Il arc-boutait sa jambe gauche à s’en faire craquer les os du bassin, levait le bras droit comme s’il lançait le tonnerre de Dieu et renversait l’ultime résistance devant lui avec force fulgurations et cris. Il avait atteint la deuxième tranchée. Wernetr marchait sans armes, les poings serrés, en première ligne de la troupe d’assaut, tous mots rentrés. Sa tête portant beau comme un aigle, regardant tantôt derrière son épaule gauche tantôt derrière son épaule droite, il arrosait les assaillants de vagues de courage qui les rassemblaient. À ses côtés le Tambour, qui n’y allait pas de main morte. Des poings bleus roulaient sur la peau de l’instrument . Ce qu’il jouait n’était pas une marche. Les roulements disaient progressivement la peur sourde et grandissante de mourir. (…) » (p. 175-176)