Cet ouvrage, premier volume d’une série de trois, présente la période de l’histoire de la Chine qui va des origines de la civilisation chinoise jusqu’à la veille de la guerre de 1840, marquant le début de la pénétration agressive de l’Occident dans l’empire du milieu.

L’auteur, Serge Berthier, est un vieux routier de l’analyse géopolitique du monde contemporain, et fondateur en 1989 de la revue, Asian affairs. Dans son introduction, il rappelle avec beaucoup de propos sa rencontre avec le gouverneur de Hong Kong, quelques semaines avant la rétrocession à la Chine, en 1997. À sa grande surprise, dans le bureau de Chris Patten, dernier gouverneur britannique de la colonie, Serge Berthier a vu, accroché au mur, un crucifix. De cette affirmation, pour le moins ostentatoire, de la foi catholique de Chris Patten, Serge Berthier a sans doute tiré la trame de son ouvrage. Pour l’auteur, cette déclaration de profession de foi était plus politique que religieuse. Ce Christ en croix était la continuation d’une guerre non terminée qui avait commencé au XVIe siècle avec l’arrivée des jésuites en Chine. Au XXe siècle, dans l’esprit de Chris Patten, il semble qu’il y avait encore d’un côté les chrétiens et leurs représentants et les barbares, communistes qui plus est.
La démarche de Serge Berthier est de s’interroger sur la psyché chinoise, sur les bases de cette culture et surtout sur la façon dont cette culture est rentrée en contact avec l’Occident, d’où le titre : « le choc ». À l’évidence, fin connaisseur de la pensée taoïste, Serge Berthier affirme, avant de le démontrer, que l’homme chinois n’a pas tellement changé depuis plusieurs millénaires, que les ressorts de cette pensée restent les mêmes, mais que de ce point de vue, ils ne sont peut-être pas si incompatibles que cela avec notre conception de la société humaine idéale.
Dans la première partie, que l’auteur consacre à la Grande Règle, l’auteur rappelle l’ancienneté de la civilisation chinoise qui n’a pas connu, contrairement à la nôtre, plusieurs cycles de civilisation. La Chine est restée durablement ce qu’elle est, malgré les convulsions de l’histoire, malgré les affrontements de pouvoir, malgré les grandes découvertes technologiques.

La Grande règle a été rédigée vers 50 av. J.-C., et sa genèse remonte à la première dynastie, celle qui régnait de 1989 à 1559 av. J.-C., la dynastie des Hia. Cette grande règle à valeur universelle et rappelle que l’homme doit respecter l’ordre naturel qui l’entoure. Il s’agit là de prendre le contre-pied du christianisme, qui considère que l’homme étant à l’image de Dieu, la nature doit se mettre à son service.
C’est parce que la nature est source de bienfaits que les règles de vie doivent être tournés vers l’harmonie avec elle. La grande règle est ainsi censée « organiser pour éviter le désordre ». Le désordre consiste en une rupture de l’harmonie naturelle qu’il faut absolument préserver. On retrouve dans le Feng Shui l’application de cette règle qui vise à harmoniser les éléments essentiels comme le vent et l’eau, élément du monde visible. Dans la culture chinoise il ne s’agit pas de maîtriser la nature, ou de libérer l’homme, d’un quelconque péché originel notamment, mais de préserver une harmonie.
L’organisation de la société en découle, il s’agit dans un premier temps de fournir « la nourriture au peuple », ce qui est à la base de la stabilité sociale. On comprend d’ailleurs déjà l’importance que le pays accorde à son autosuffisance alimentaire, quitte à se donner les moyens de se la procurer ailleurs. La grande règle cite par ailleurs parmi les responsabilités du gouvernement l’instruction publique, l’ordre public, le soin des hôtes et des étrangers de passage, et enfin l’armée, même si le recours à la guerre est le pire des expédients.

Si l’armée chinoise a longtemps été à l’avant-garde de la technologie, avec l’étrier au troisième siècle avant J.-C., l’arbalète au quatrième siècle avant J.-C., la connaissance de la poudre permettant de fabriquer gaz, grenades et canons, la Chine de la fin du XVIIIe siècle ne s’embarrasse pas vraiment d’une armée. La notion même de gouvernement part du principe qu’il doit organiser le fonctionnement de la société mais sans véritablement intervenir. La culture chinoise n’a pas forcément comme ambition d’expliquer le monde, seulement de gérer.

On retrouve ce mode de fonctionnement dans l’exercice du pouvoir qui doit rechercher le consensus, sans que forcément l’on ne puisse se retrouver devant l’alternative du oui et du non. Cette alternative supposerait un exercice brutal, et donc en rupture avec l’harmonie, que l’on recherche en matière d’organisation de la société.

L’univers n’est qu’un principe, celui de l’équilibre est la conséquence première est que l’ensemble du corps social à une place naturelle dans le fonctionnement de l’univers. On comprend bien alors pourquoi cette société peut entretenir une certaine forme de soumission à un ordre établi, dès lors qu’il ne remet pas en cause « la nature des choses ».

L’auteur explique également le rapport à la mort des Chinois, marqué par les trois cultures enchevêtrées, le taôisme, le Confucianisme et le Bouddhisme. La mort est une étape de la vie et l’au-delà est finalement une reproduction de la vie physique obéissant aux hiérarchies sociales.

Pour illustrer cette première approche de la Chine, puisque trois volumes seront successivement présentés par la Cliothèque, Serge Berthier a bien voulu répondre à trois questions qui donnent l’orientation générale de sa perception de la Chine dans la longue durée.

La Cliothèque: Peut-on dire que la culture Chinoise intègre actuellement la culture occidentale ?

– A mon sens, non. La famille reste le pilier central de la société et en particulier le culte des ancêtres est tenace. Avoir un fils par exemple est encore une nécessité absolue et dans les faits divers tragiques on retrouve sans cesse la trace du passé. La coutume d’avoir plusieurs concubines est aussi de retour, sans vraiment rencontrer d’opposition, la première femme restant celle qui dirige tout. Par ailleurs, travailler n’est pas une corvée, mais un honneur. Même à Hong Kong, tout autant polluée sur le plan économique que moral, le fils donne une partie de son premier salaire à sa mère sans même qu’elle le demande. Quand on aura cela en Occident, on pourra dire que les deux sociétés se rejoignent.

Oublions la consommation et les gadgets de la vie et le portable qui donnent l’apparence d’un monde uniforme. De tout temps les Chinois ont été des consommateurs avides de spectacles, de cirques, de fêtes, de voyages. L’Occident n’a pas l’apanage de la bonne vie et de la bonne chair, mais sur le plan sociétal, les Chinois ne comprennent pas les ressorts de la société occidentale actuelle (je ne les comprends pas non plus).

La Cliothèque : Chine du Nord, Chine du Sud ? Des différences de perception et donc d’évolution ?

Pas vraiment en dehors des différences climatiques et ce qui va avec (Montesquieu avait raison).

Parlons plutôt de la Chine de la côte et de celle de l’intérieur. Il y a une différence. Les quelques 350 millions de Chinois qui ont un train de vie similaire à celui d’une famille de petite bourgeoisie en Europe vivent dans une bande de 200 km, du nord au sud, le long de la côte et dans les grandes villes. Ensuite à l’intérieur, la campagne est encore profondément traditionnelle et pauvre.

Le principal problème du gouvernement est d’enrichir les zones pauvres sans en bouleverser les structures et les traditions. C’est à cette frontière qui recule chaque année mais pas de façon uniforme que se situent les clashes réguliers qui alimentent les médias. Il faut comprendre que le gouvernement est beaucoup moins centralisé qu’en France. Jiang Zemin m’a dit au cours d’un entretien: « les problèmes ne remontent à moi (président de la Chine et secrétaire général du parti) que s’ils concernent plus de dix millions de personne à la fois, sinon ils sont traités au niveau provincial et ne remontent jamais ». Devant ma surprise, il a ajouté: « n’oubliez pas que nous sommes plus d’un milliard. Cela fait donc au minimum cent problèmes potentiels. C’est déjà beaucoup pour un seul homme ». Cette remarque résume la philosophie du pouvoir central depuis toujours, d’où l’importance de l’apprentissage continu des politiciens, passant dans leur carrière par tous les niveaux hiérarchiques du district à la province et aux départements centraux pour finir à Pékin.

La Cliothèque : Quelle vision de leur histoire les Chinois ont-ils ?

Les Chinois sont très conscients de leur longue histoire et de leur passé glorieux. Ils sont aussi conscients du désastre qui les atteignit au XIXe siècle et où ils faillirent perdre leur pays. Ils ont conscience que l’Occident a essayé de balayer la civilisation chinoise pour christianiser le pays comme il avait fait en Amérique du Sud, puis en Afrique, détruisant toutes les sociétés locales.

Jusqu’à la fin du XXe, le désastre était attribué à la corruption du système impérial. Les Chinois éduqués reprenaient ainsi ce que disaient les historiens occidentaux. La plupart étaient christianisés. Mais depuis les historiens chinois (pour la plupart non chrétiens) retrouvent des archives et révisent leur histoire et sa richesse. Ils ont aussi analysé les guerres occidentales et ils ont découvert qu’agresser son voisin est un mode de vie en Occident. La politique américaine depuis la fin de la guerre 1939-1945 renforce cette conception.

En résumé, les politiciens chinois, quels qu’ils soient ne font aucune confiance à l’Occident et encore moins aux États-Unis. Ils considèrent que l’hypocrisie la plus grande règne dans les sphères de la géo-politique et ils le disent volontiers. Ils considèrent que la Chine sera respectée tant qu’elle sera inattaquable. Ils se méfient grandement de toutes initiatives « internationale », ayant étudié maintenant (ce qu’ils n’avaient jamais eu le loisir de faire avant les années 1980) qu’elles servent toujours les intérêts occidentaux mais jamais les intérêts des autres. En cela ils sont en accord avec les pays d’Amérique du Sud, en particulier le Brésil.

La Cliothèque – Comment expliquer la fermeture de la Chine après l’amiral Zhung He ?

J’explique dans une note (page 249 du livre) que les expéditions avaient avant tout un but commercial. Elles n’étaient rentables que si l’explorateur ouvrait une nouvelle voie commerciale ou trouvait quelque chose dont le pays avait besoin. Il en fut de même pour les explorateurs européens qui ne trouvèrent de financements qu’avec une contre-partie potentielle lucrative. Or la Chine est un pays de cocagne. Le pays produit en abondance (début XVe) tout ce dont rêve un roi espagnol, français ou anglais (le pape lui rêve aussi de trouver de nouvelles ouailles à pressurer).
La Chine en fait n’a besoin de rien. Elle a de l’or et de l’argent en abondance. Même si Zheng He était allé au Mexique ou avait trouvé les Incas, il serait revenu en disant qu’il n’y avait rien que la Chine n’avait pas.

Ne faisant pas de prosélytisme religieux, l’empereur jugea qu’il n’y a avait aucun intérêt à continuer ce genre d’explorations. La décision était donc sur le plan économique, le seul qui importait, parfaitement logique. Pour l’Europe, explorer était vital, notamment parce que la famille royale qui s’attribuait quelque chose pouvait alors s’enrichir, s’armer et ruiner la famille concurrente. Un tel scénario avait eu lieu en Chine mille ans avant quand chacun pillait le voisin pour l’annexer et devenir plus puissant mais au XVe siècle cela n’avait plus aucun sens.

Cette décision a créé la légende que les Chinois étaient si retardés qu’ils n’avaient pas compris l’utilité de découvrir le monde (ce qui veut dire piller le monde). Cela renforçait au XIXe le stéréotype d’une Chine dirigée par des imbéciles.
On en conclut aussi que la Chine n’avait jamais eu de marine permettant de traverser les océans. Cela servait l’image de Venise et Gênes au XVe et de la toute puissance maritime occidentale au XIXe.

On sait désormais (mais aucun chinois ou aucun occidental au XIXe ne le savait) que les bateaux chinois, lorsque la décision fut prise au XVe d’arrêter les explorations au long cours, étaient en avance sur ceux produits en Occident. N’ayant plus qu’à caboter, la marine chinoise se contenta de bateaux économiques les siècles suivants tandis que les marines occidentales évoluèrent rapidement pour des raisons militaires. Notez aussi que Zheng He est mort en mer, comme beaucoup d’explorateurs occidentaux.