Hors du cercle restreint des historiens orientalistes, les « Échelles du Levant et de Barbarie » n’évoquent sans doute plus grand chose à personne. Pourtant, ces comptoirs commerciaux français en terre musulmane, protégés par un traité (les « capitulations ») conclu entre les rois de France et l’empire ottoman, assurèrent pendant trois siècles des contacts commerciaux et diplomatiques souvent fructueux – bien que parfois chaotiques – entre les deux rives de l’espace méditerranéen. Avec Alger et Tripoli, la Régence de Tunis était l’une des trois Échelles de Barbarie. Des fonds documentaires d’une grande richesse, notamment l’édition des archives anciennes du consulat français et une compilation de correspondances, permettent d’appréhender son histoire et ses activités aux XVIIe et XVIIIe siècles. Tel est le but que s’assigne l’auteur de ce livre, docteur en histoire spécialiste du protectorat français en Tunisie, en s’appuyant sur un examen approfondi du contenu de ces sources savantes peu accessibles.

Province turque entretenant une allégeance souple avec Constantinople, la Régence de Tunis vivait dans l’instabilité dynastique et subissait la belligérance récurrente de sa turbulente voisine algéroise. Elle reconnaissait, non sans chicanes et rivalités dont elle cherchait à tirer avantage sur le plan politique, la prééminence consulaire de « la nation française » parmi les Européens qui fréquentaient son territoire. Le centre névralgique, le refuge et le carrefour de la communauté française à Tunis était le « Fondouk des Français », mi-complexe consulaire mi-caravansérail. Arbitre de ce lieu stratégique essentiellement dévoué aux intérêts économiques du négoce marseillais, dont l’Échelle était l’émanation attitrée, un représentant diplomatique assurait également un large éventail de missions consulaires. Valorisant soigneusement sa documentation, Geneviève Goussaud-Falgas décrit le cadre bâti du fondouk, son organisation et ses infortunes (incendie de 1693, mise à sac par les Algériens en 1756), puis présente la diversité des actions consulaires, le panel des visiteurs de passage et des résidents du lieu. Plus largement, elle brosse les formes de la présence française au sein de la Régence à l’époque moderne.

L’exploitation de la correspondance et de la chronique laissés par le commissionnaire Nicolas Béranger, établi en 1684 à Tunis où il réside jusqu’à sa mort en 1707, permet ensuite d’évoquer, outre le parcours personnel de cet aventurier du commerce, son réseau de correspondants et son rôle d’intermédiaire du négoce marseillais et livournais. Grand témoin des péripéties très agitées de la vie politique de la Régence, marquée durant cette période par une série de guerres civiles, d’invasions algériennes et de révolutions de palais, Béranger contribue aussi par ses écrits à la connaissance de l’histoire intérieure tunisienne. Le tableau s’élargit ensuite à une analyse globale du modèle commercial institué entre la Tunisie et l’Europe. Modalités pratiques, rythmes annuels, aléas des transactions et du marché, nature et volume des produits tant importés qu’exportés (en particulier les « blés de Barbarie », appoint vital en cas de mauvaise récolte en Provence), moyens de financement – au sein desquels il n’y a pas lieu de s’étonner de la banale omniprésence du crédit, phénomène caractéristique des circuits financiers pré-bancarisés, notamment sous l’Ancien Régime – sont considérés tour à tour. Le dernier volet aborde le sort des esclaves chrétiens de la Régence, dont la captivité oscille entre économie de l’esclavage et économie du rachat, contraintes et accommodements, et auxquels les services juridiques, économiques, voire spirituels du consulat français sont accessibles tels une interface entre les deux mondes.

L’intérêt premier de cette peinture fourmillante du microcosme communautaire constitué par le Fondouk des Français, pittoresque combinaison de relégation et d’immersion, est de restituer l’univers bariolé de la vie quotidienne et du commerce à Tunis au temps des rois et des beys, dans un rapport de symétrie qui n’a encore rien de colonial. Il s’inscrit dans un regard élargi sur la vie politique et militaire de la régence tunisienne et son jeu diplomatique avec les puissances européennes. Certes, le glossaire final des termes techniques ou arabes s’avère incomplet, les éléments d’illustration proposés ont une finalité purement décorative et les repères cartographiques font défaut, enfin la description prend parfois ponctuellement le pas sur la démonstration. Il n’empêche qu’en sollicitant des sources déjà connues et reconnues mais insuffisamment scrutées, la mise au point consciencieuse formulée par Geneviève Goussaud-Falgas a le mérite de prendre la mesure du système des Échelles françaises implantées dans la Méditerranée ottomane. C’est son apport principal. L’histoire de la Tunisie, celle des sociabilités, du dialogue des cultures et des réseaux économiques trouveront aussi de quoi s’y nourrir, par-delà le prisme du regard européen sur les moeurs orientales véhiculé par les sources.

© Guillaume Lévêque