Jean-Marc Moriceau, professeur à l’Université de Caen, est connu pour ses nombreux travaux d’histoire rurale relatifs à la société et à la mémoire paysannes. Il est en outre le spécialiste hexagonal des rapports entre le loup et l’homme. L’ouvrage, très richement illustré de 250 reproductions de très bonne facture, le révèle davantage. S’appuyant sur ce qui constitue aujourd’hui les cinq départements normands et plus de deux cents communes, il balaie de manière très pédagogique 500 ans d’histoire normande.

Des derniers siècles du Moyen-âge au crépuscule du XIXe siècle, l’historien montre la présence normande de canis lupus. Cinq parties scandent son propos. 1. Voir le loup 2. Le loup ennemi juré des animaux domestiques 3. Canis Lupus : un danger pour l’homme ? 4. L’homme contre le loup 5. A la queue leu leu.

La première partie s’attache à décrire l’animal sous plusieurs angles. Physiquement d’abord, grâce au Normand Jean de Clamorgan auteur de La chasse du loup (1566) : le loup est  » une bête ayant le poil gris, mêlé de noir, blanchâtre sous le ventre, la tête grosse, armée de dents grosses et longues, d’oreilles courtes et droites  ». D’une quarantaine de kilos en moyenne, il peut parfois dépasser les 50 kilos, à l’instar du loup de 65 kilos tué en 1814 dans la Manche. Géographiquement ensuite avec les terroirs normands qui fourmillent de toponymes évocateurs : Canteleu, La Fosse aux Loups, Louvigny, Chanteloup, la Louverie, la Louvetière, Le loup pendu. Mais aussi par leur densité, grâce aux comptes de captures qui autorisent des estimations depuis le XIVè sècle en Normandie occidentale (Manche). On abat alors en un semestre 60 à 70 loups pour 6000 km2, soit environ la surface d’un département  »moyen » actuel.

A la fin de l’époque moderne, puis au XIXe siècle, l’industrie, les transports et l’extension de l’agriculture aux dépens des espaces boisés  » restreignent son espace vital  » (p24). Enfin, on considère que c’est en 1889 que le loup disparaît de Normandie.

Dans la deuxième partie, J-M Moriceau scrute les relations entre les animaux domestiques et le prédateur. Le gibier n’est pas l’unique repas du loup. Le menu bétail représente une proie favorite. Au premier plan figure le cheptel ovin. L’exemple d’une attaque en 1845 en Seine Maritime est éloquente. Sur un troupeau de 174 têtes, cent victimes sont recensées. Mais les loups s’en prennent également au gros bétail, spécificité normande ou plutôt  » problème normand  » selon l’auteur (p35). Chevaux et bovins, emblématiques de cette grande région d’élevage servie par de riches pâturages, sont des cibles. Au XIXe siècle, les témoignages de vétérinaires et de cultivateurs l’attestent, du Perche aux forêts ébroïciennes. En conséquence, les communautés s’expriment et s’organisent à diverses échelles. Au XVIIIe siècle, les Cahiers de doléances dévoilent une insécurité prégnante aux abords des forêts méridionales. Avant cela, des voituriers de la forêt d’Andaine conçoivent une assurance mutuelle pour se prémunir des attaques de loups sur leurs chevaux.

La troisième partie s’arrête sur les victimes humaines. Elle débute avec le loup enragé, porteur d’une maladie incurable jusqu’en 1885, auteur de plaies horribles et de raids meurtriers (40 blessés à Hattenville le 24 mars 1785), ce qui contribue à  » noircir encore l’image de Canis lupus  » (p.51). Le loup anthropophage vient compléter ce sombre tableau. En 1420, Henri V d’Angleterre met en garde la population du duché de Normandie contre les loups qui ont  » étranglé et dévoré plusieurs créatures humaines  ». En 1696, six ans après la publication du Petit chaperon rouge de C Perrault, plusieurs enfants sont emportés par le loup et dévorés dans les bois du Lieuvin. Le fléau perdure au XVIIIe siècle puis régresse au tournant du XIXe.

A l’instar de la bête du Gévaudan (1764-65), la Normandie compte quelques bestiaux célèbres, telle la bête d’Evreux vers 1630, ou la bête de la vallée de l’Eure vers 1710 qui instaurent des climats de psychose et des croyances au loup-garou, ce sorcier transformé en loup, comme à Bernay (Eure) à l’extrémité du XVIIe siècle.

La quatrième partie ausculte le combat des Normands contre le loup : primes, chasses, pièges (le hausse-pied), empoisonnements à la strychnine, battues ( »huées ») forment l’arsenal de lutte contre ces animaux. Les primes existent depuis le Moyen-âge en Normandie et perdurent à l’époque moderne, induisant des tentatives de fraude de la part des chasseurs, et donc des réponses des autorités. Les louvetiers sont attestés dans la région dès le XVe siècle. Ils mènent les battues, généralement organisées durant l’hiver. Et présentent parfois des tableaux de chasse ahurissants tel J-C Vaumesle d’Enneval qui aurait occis 1200 loups, au mitan du XVIIIe siècle.

La cinquième partie évoque brièvement le sort des derniers loups. Aucune prime n’est observée après 1889 en Normandie. Un loup adulte est toutefois recensé dans la Manche en 1944. A l’aube du XXe siècle, une carte montre les dernières aires d’habitat du nuisible dans l’hexagone. Il subsiste encore en Bretagne occidentale, dans le Centre, l’Est, les Pyrénées Atlantiques et les Alpes de Haute-Provence.

Cet ouvrage se referme sur l’idée que le loup a toujours été chassé, éloigné par l’homme pour se protéger mais aussi pour protéger son bétail. Depuis 1992 et la réintroduction du loup, une nouvelle ère s’ouvre et il y a fort à parier que la Normandie retrouvera un jour ou l’autre ses loups, dans un tout autre contexte que le demi-millénaire évoqué dans ce livre passionnant.

Vincent Leclair