En un temps où les révélations d’écoute et de surveillance surgissent quasi quotidiennement, le livre d’Armand Mattelart et André Vitalis tombe à pic. Très récemment, c’est même le jeu Angry birds qui a été pointé du doigt, car possiblement infiltré par la CIA. En resituant son sujet dans un temps qui dépasse la simple actualité, il propose donc de réfléchir au profilage des populations.

Armand Mattelart a précédemment publié « L’invention de la communication » en 1994, republié d’ailleurs il y a trois ans, mais il a écrit également « La globalisation de la surveillance » en 2007. André Vitalis a écrit récemment une étude sur les enjeux de la protection des données en France. L’ouvrage comporte un index pour se repérer dans la forêt d’abréviations. Signalons que le site internet des éditions La Découverte propose la lecture en accès libre des quarante premières pages de l’ouvrage.

Libertés/contrôles

L’introduction est consacrée aux libertés. Très pédagogiquement, c’est le temps des définitions. Par le terme de profilage, c’est une façon de relier des situations à travers le temps. Les auteurs le définissent comme une « forme de contrôle indirect des individus à partir de l’exploitation des informations prélevées sur eux ».
L’introduction sert déjà à poser ce rapport dialectique entre un développement des libertés individuelles et un renforcement des contrôles. Le chapitre 3 le développe en parlant de la double figure de l’État « providentielle et sécuritaire ». Ce passage est utile notamment pour éviter les obsessions paranoïaques sur l’Etat. Un paragraphe aborde par exemple la question de la sécurité nationale, rappelant tout de même au passage que l’existence de la NSA ne fut révélée publiquement que 5 ans après sa création ! L’historicisation du propos est particulièrement éclairant avec un rappel sur la création du réseau Echelon. Le chapitre 4 retrace notamment la question des fichiers mis en place par l’État avec la mention d’un article du Monde daté de 1974 ! Très tôt et toujours une question majeure se pose : celle de l’interconnexion des fichiers.
Sur les vingt dernières années, le domaine de la sécurité n’a fait que se renforcer et les auteurs en retracent plusieurs étapes avec la multiplication des fichiers policiers : en moins de deux ans, de 2006 à 2008, onze nouveaux fichiers ont été créés. Tout ceci implique aussi de plus en plus de personnes étiquetées. Quelques affaires surgissent parfois, comme l’émotion suscitée par le fichier « base élèves ».

Des apports pour l’éducation civique juridique et sociale

Le livre peut fournir un appui utile dans le cadre de cet enseignement, soit en lien direct avec des questions, soit en fournissant des repères. Le programme évoque la question de « droit et vie en société » : le développement d’internet pose la question du respect des règles collectives qui organisent la vie de tous dans notre société. En 1ère , le thème 4 avec « la nation, sa défense et la sécurité nationale », peut être concerné avec une entrée comme « la lutte contre le terrorisme justifie-t-elle des lois d’exception ?  »
Les auteurs rappellent que  » les progrès politiques et des droits de l’homme ont toujours été accompagnés de nouvelles modalités de contrôle qui en limitent les effets ». Les auteurs justifient la date de 1850 en la reliant par exemple avec la nouvelle vision philosophique et politique de la liberté  » dont se réclame la révolution industrielle ». Le chapitre 6 sur la captation et l’exploitation marchande des idées est utilisable avec des coupes. Signalons aussi un article de 1985, cité page 163, qui pose déjà la question de la surveillance du consommateur à travers sa carte de crédit.

Des libertés fondamentales : aller et venir

Si les produits circulent, les hommes aussi, mais immédiatement se pose la question de la sécurité et ce qui est vu comme une menace, à savoir le vagabondage. Pour tenter de résoudre cela, les Etats se sont donnés depuis longtemps des moyens techniques avec la mise en place de la fiche de police. Les auteurs donnent quelques exemples sur le processus et les « perfectionnements » de ces fiches. Les liens entre hier et aujourd’hui apparaissent alors avec le carnet anthropométrique des nomades qui connut plusieurs variantes avant d’être supprimé en 1969. Il est remplacé par des nouveaux titres de circulation, finalement supprimés en 2012 !
Ce travail de prélèvement d’informations est utile aussi pour la « gestion du temps et de la force de travail ». Les auteurs passent en revue  » comment la division et la surveillance du travail se sont diffusées « . Ce chapitre permet de balayer une longue période et de relier des inventions ou épisodes pour lesquels on n’a pas forcément tracé de lien et l’ on retrouve des informations et anecdotes sur Taylor ou encore Roosevelt et le début des sondages politiques.

Profilage : de l’Etat aux entreprises

Les entreprises développent un appétit vorace pour capter nos informations. Le citoyen consommateur est pourtant parfois paradoxal, en étant très soupçonneux a priori, tout en livrant parfois des montagnes d’informations sur lui par des achats en ligne !
Le livre aborde la question de plus en plus centrale du datamining ou encore des intérêts croisés de la NSA et de la Silicon Valley. La NSA a recruté en 2010 le responsable en chef de la sécurité de Facebook. On trouve là des informations peut-être mieux connues, comme la position monopolistique (ou du moins importante) de Google. Un chiffre sur Google peut quand même faire frémir car le moteur de recherche récupère en moyenne 578 informations par visiteur et par mois ! Il y a aussi les 1222 pages de cet étudiant autrichien après quatre ans de présence sur Facebook. Les auteurs expliquent comment cette collecte d’informations sert à mieux cibler les publicités. Ils n’oublient pas pourtant de signaler les avancées et parfois reculs de gros groupes comme Facebook face à des levées de bouclier des utilisateurs, comme avec l’épisode de la reconnaissance faciale.

Dans un dernier chapitre, les auteurs prennent le temps de marquer des différences sur le XIXème siècle et aujourd’hui. L’efficacité tient aujourd’hui à l’invisibilité. Ce passage rappelle l’apport de plusieurs penseurs comme Elias ou Foucault sur la question de la surveillance et du contrôle.

L’intérêt du livre est donc d’historiciser un phénomène qu’on aurait parfois tendance à croire très contemporain en abordant le couple libertés et contrôles, puis en montrant plusieurs facettes comme la place de l’Etat, sa sécurité ou la politique des entreprises. Sans céder à une obsession de la surveillance, il aide à penser et invite à réfléchir sur notre monde marqué par le mouvement.

© Jean-Pierre Costille, Clionautes