Une histoire de famille

La publication de ces mémoires est fascinante comme tout texte révélé pour la première fois au public. Mais elle est surtout touchante car le manuscrit Plantavit était conservé depuis le XVIIIe siècle dans la famille, avec les aléas de vente des châteaux et des extinctions de branches de la famille, avant qu’un de ses descendants, Hubert Vergnette De Lamotte ne décide de consacrer quelques années de sa vie à le publier. On ne peut que se féliciter de la mise à disposition d’archives familiales privées sous cette belle forme de mémoires imprimés, grâce au Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) et au Centre de recherche du château de Versailles.

Le texte est d’une rare qualité par la précision de l’écriture de M de Plantavit qui se fait d’abord appeler M de Margon, du nom de son château. Ces deux mille pages d’une écriture régulière témoignent de l’écriture intime masculine et quotidienne du règne de Louis XIV. Cependant, écrivant au mi-temps de sa vie, il avait sans doute fondé jeune le projet de tenir ses mémoires en prenant des notes, avant de le mettre à exécution à l’âge d’une cinquantaine d’années.

Ce texte est important par la connaissance qu’il donne de la noblesse provinciale tellement méprisée par Saint Simon. Ce type d’écrits du for privé témoigne d’une envergure considérable de la vie nobiliaire, avec une vie sociale importante, des enjeux de pouvoir au service du roi, de l’intendant, de l’évêque et des États. Une noblesse incluse dans une grande complexité de réseaux, qui est très active, entreprenante et qui connaît parfaitement les mœurs parisiennes, parcourue par des troupes de théâtre, des livres, des envois de courriers et des jeunes gens qui circulent d’un lieu à l’autre. Une noblesse qui a les mêmes hésitations que la noblesse de cour, au sujet de la religion, des jésuites, jansénistes, protestants… comme on le voit lors de sa crise mystique de 1679. Une noblesse qui voit le roi, les ministres et la cour en déplacement dans les provinces, en leur offrant l’hospitalité. Une noblesse qui fait une belle carrière comme relais de l’autorité royale en Languedoc et comme militaire, préférant parfois à la charge de lieutenant colonel des dragons, celle de major, par manque de liquidité pour acheter un régiment.

Margon, Pézenas, Lodève, Montpellier, ou l’itinéraire d’une jeunesse languedocienne au début du Grand Siècle

On dispose ici, du premier livre de ces Mémoires qui fut rédigé selon des notes et qui retrace chronologiquement la période de 1646 à 1681 c’est à dire la jeunesse de Plantavit. C’est donc un texte littérairement retravaillé, portant un regard sur sa propre jeunesse.

Après une éducation domestique, la fréquentation des collèges, il soutient sa thèse en philosophie tout en acquérant la culture, les usages et le comportement nécessaire à un jeune noble. Une enfance classique ponctuée de ses souvenirs de voyages, séjours, accidents, cérémonies et bains à Balaruc.

Le jeune Margon découvre le théâtre d’éducation très jeune, puis se passionne pour le théâtre de Molière qu’il fréquente assidûment à Paris, mais également lorsque la troupe des comédiens de Molière séjourne de janvier à avril 1669 à Pézenas, haut lieu politique languedocien avec la tenue des Etats de la province. Pays qui est encore imprégné de la cour brillante du prince de Conti, bientôt relayée par celle du cardinal de Bonzi. Il lit beaucoup. Tout jeune, il se fait le lecteur, feuille à feuille des Provinciales de Pascal pour l’évêque de Lodève, M de Harlay. Il profite de son premier voyage à Paris, pour vérifier de ses propres yeux ce qu’il a appris des Antiquités, il fait ainsi un détour pour visiter le pont du Gard. Plus loin, instruit de l’Histoire de France, il s’arrête sur le pont de Montereau où fut assassiné le duc de Bourgogne. Pratique du voyage et démarche proche de celle du Grand Tour en Italie, que cette petite noblesse n’a pas les moyens d’entreprendre. Passant à Fontainebleau, il ne dit rien en revanche de la cour qui y séjourne et ne décrit pas le roi qu’il voit à la grande écurie. En revanche, il trouve Paris ennuyeuse, « le lieu plus triste du monde pour ceux qui y sont sans argent » (p 63).

Après le siège de 1678, il passe l’octave de la Fête-dieu à Puycerda où les espagnols lui jouent des airs du temps de la Fronde avec des rebecs et des flûtes aigres tandis qu’il leur chante le premier dialogue de « Cadmus et Hermione » de Lully. Il ne peut s’empêcher de rire de cette discordance de modes. Déjà, il a été séduit par le jardin d’Enguein appartenant au duc d’Ascot (prince de Ligne) qu’il a visité lors de la prise de Lille (1667). Ce jeune Plantavit se présente donc comme un jeune homme parfaitement instruit qui a bien acquis la culture livresque des précepteurs et des collèges, qui est observateur, curieux, tout en poursuivant son instruction au gré des rencontres et des campagnes militaires.

Il décrit l’initiation sexuelle et amoureuse d’un jeune homme parmi les demoiselles de la noblesse languedocienne. A seize ans, avec des camarades, il se laisse entraîner « entre les mains d’une fille perdue et rebutante en toutes manières qui ne me viola pas tout à fait, mais peu s’en faut » (p 21). On sent la pratique janséniste qui énonce ses fautes sans s’en exempter. Puis il expose la sociabilité des salons de Pézenas, des visites, bals, ballets, concerts de luth et conversations, autant d’activités auxquelles une jeune noble doit se former. Mais on y dégaine encore rapidement l’épée pour un mot de trop. Entre les périodes où il sert le roi, il fréquente les nombreux lieux de sociabilité du Languedoc dont on observe la vitalité, la perméabilité des cercles familiaux. Il raconte ses émois de jeune homme, puis ses nombreux engagements successifs auprès de demoiselles nobles et sœurs de ses amis entre Béziers, Lodève et Montpellier. Un vrai cœur d’artichaut qui décrit avec simplicité et honnêteté, les charmes des demoiselles. Même si sa mère échafaude nombre d’alliances, il ne se marie qu’à trente-six ans.

Jeune noble, il va faire ses preuves dans la guerre de Hollande. Il participe à la campagne de Flandre (1667) sous les ordres de Turenne où il subit le baptême du feu à l’âge de 20 ans. Moins glorieusement, il raconte comment ses soldats pillèrent un camp de bohémiens dans une forêt (p 75). Les détails abondent sur la tenue des camps, sur la beauté des tentes royales et la dureté de la vie militaire comme cette position pour dormir en équilibre, tête contre tête, à genou dans un demi-pied d’eau. Il raconte les embuscades dans la forêt, ses postes, les espoirs que « l’infanterie a de butiner». Il témoigne de la permanente activité du roi à cheval qu’il rencontre en tout lieu, visitant les tranchées lors des sièges.

On suit ensuite Plantavit dans le Roussillon où son régiment de dragons combat sur la frontière espagnole, contre les miquelets, ces fortes troupes qui mènent « la petite guerre » dans les Pyrénées, puis contre les troupes régulières espagnoles. Il perfectionne sa connaissance de la guerre de siège devant Puycerda (1678) qu’il rejoint par des chemins muletiers vertigineux.

Les larges et denses descriptions militaires, parfaitement écrites, alternent avec les passages où la vie noble est plus tranquille dans les terres méridionales. On attend avec impatience la « saison deux », où le chevalier de Margon découvre Versailles.
L’ouvrage est parfaitement édité. La lecture en est facile et procure le plaisir d’avoir la description des lieux précis à travers les yeux de Plantavit. Ces mémoires méritaient réellement d’être retranscrites car elles sont une précieuse source d’informations sur la vie quotidienne de la noblesse et des camps militaires du milieu du XVIIe siècle. Elles donneront également des éléments à analyser sur la sociologie d’un jeune noble. L’index, ainsi que les notes en bas de page donnent de larges renseignements sur les gens qui comptent dans le Languedoc du Grand Siècle.

Pascale Mormiche