Cyril Garcia est un jeune historien qui a consacré son Mémoire de Master à l’engagement de trois historiens – Marc Ferro ( né en 1924), Raoul Girardet ( 1917- 2013) et Pierre Vidal-Naquet ( 1930- 2006) – dans la guerre d’ Algérie. Avec une grande finesse et une réelle empathie, il analyse les racines et les modalités de l’engagement même si l’on peut trouver parfois certains de ses développements un peu elliptiques en particulier en ce qui concerne ’engagement de Pierre Vidal -Naquet. Son ouvrage, bel exemple de biographies intellectuelles, permet de mieux comprendre les raisons de l’engagement dans la guerre d’ Algérie.

Aux sources de l’engagement.


Cyril Garcia accorde une grande importance au milieu familial, aux choix politiques de l’adolescence et à la Seconde guerre mondiale.

Raoul Girardet est né dans une famille de militaires, son oncle avait été tué en 1914 et son père blessé aux Chemins des Dames où il avait perdu son bataillon. Son père entretenait un rapport complexe avec le souvenir de la guerre : mépris de la littérature cocardière et de certains généraux comme Nivelle, mais aussi admiration pour le Pétain qui avait économisé des vies humaines. Le patriotisme et l’attachement à la République cimentaient les idées politiques familiales. A l’adolescence, Girardet rejoint l’ Action Française par nationalisme, par désir d’ une politique de fermeté face à l ‘Allemagne nazie, mais aussi par hostilité au parlementarisme et à un certain conformisme bourgeois et par désir d’un Etat autoritaire. Il perçut les accords de Munich comme un signe de la faiblesse de la République face à la politique d’expansion nazie. Mobilisé en 1939, il entendit avec stupéfaction la demande d’armistice du maréchal Pétain qui devint à ses yeux les symbole du renoncement et de l’humiliation. Après avoir été maréchaliste pendant un an, il se montra de plus en plus critique vis à vis du régime engagé dans la Collaboration. A la fin de 1940, il publia avec l’un de ses amis ancien Camelot du Roi une feuille de propagande à la fois antiallemande et favorable à Pétain. Peu à peu les éloges de Pétain disparurent et, de manière pragmatique, Girardet et ses amis cherchèrent avant tout à réunir les patriotes. Peu à peu, ses activités dans la Résistance s’intensifièrent. Girardet était méfiant à l’égard de De Gaulle et se sentait plus proche du général Giraud. Comme un certain nombre de Résistants d’extrême droite, il pensait pouvoir concilier les idées de la Révolution nationale avec l’hostilité à l’ Occupation. Au début de 1944, Il fut arrêté par les Allemands pour espionnage, longuement emprisonné à Fresnes, puis au camp de Compiègne. En juillet 1944, il fit partie du dernier convoi parti de Compiègne pour Buchenwald, mais fort heureusement le train demeura bloqué en gare de Péronne.» Résistant maréchaliste », Girardet conserva toujours une grande méfiance à l’égard du général de Gaulle et d’une vision unanimiste de la Résistance. La guerre renforça ses croyances et ses doutes.

Marc Ferro est issu d’une famille d’émigrants de la petite bourgeoisie. Il perdit son père très jeune. A l’adolescence, il évolua progressivement vers la gauche et se montra très critique face à la politique de non intervention dans la guerre d’ Espagne et surtout aux accords de Munich. Il développa une intense curiosité pour les questions politiques et internationales. Pendant la guerre, le père de l’un de ses camarades de lycée l’incita à partir en zone libre, lui procura une carte d’identité sans le tampon « juif»et l’hébergea dans sa demeure en Haute-Vienne. Sa mère, restée à Paris, fut arrêtée et mourut en déportation. Tout en se demandant s’il parviendrait à retrouver sa mère dont il ignorait l’arrestation, Marc Ferro passa son bac à Lyon, puis s’inscrivit en hypokhâgne à Grenoble située dans la zone d’occupation italienne . Comme on le sait, les Italiens étaient opposés aux mesures antisémites. Marc Ferro rejoignit un réseau de Résistance dirigée par la future historienne Annie Becker ( Annie Kriegel). Après la chute de Mussolini, en 1943, les Allemands, secondés par la Milice, occupèrent la zone italienne et y menèrent des actions sauvages contre les Italiens, les Résistants et les Juifs. En juillet 1944, Marc Ferro reçut l’ordre de rejoindre le maquis du Vercors. Cartographe et téléphoniste, il eut connaissance des conflits qui opposaient les maquisards issus de l’armée et les maquisards communistes. Il eut connaissance de l’ordre de dispersion du maquis et parvint à échapper à la destruction féroce du Vercors par l’armée allemande. Il participa ensuite à la libération de Lyon. La perte de sa mère et la prise de conscience de la complexité des situations historiques, au delà des «mythologies» et de l’unanimisme, marquèrent le futur historien.

Pierre Vidal-Naquet était issu d’une famille de la bourgeoisie juive. Son père, né en 1899, était avocat, et sa famille était ardemment républicaine, patriote et dreyfusarde. Pendant la guerre , sa famille se réfugia à Marseille. Son père, qui entretint auprès de son fils le souvenir de l’engagement dreyfusard, ne put exercer sa profession d’avocat et s’engagea dans la Résistance dans le Réseau du Musée de l’ Homme, puis au Front National, mouvement de Résistance créé par les communistes.Pierre Vidal- Naquet passa une partie de la guerre à Marseille, ainsi qu’à Dieulefit dans la Drôme provençale, dont la tradition de tolérance remontait aux persécutions antiprotestantes. Ses deux parents furent arrêtés ( son père fut torturé) et déportés en mai 1944 à Auschwitz dont ils ne revinrent pas. Encore enfant pendant la guerre, Vidal -Naquet fut marqué par le patriotisme et le dreyfusisme de son père et par la déportation de ses parents Après la guerre, les trois jeunes gens poursuivirent ou entreprirent des études d’histoire

L’engagement dans la guerre d’Algérie.

Marc Ferro : le compromis impossible. En 1948, Marc Ferro est nommé professeur au lycée d’ Oran. Il y découvre la réalité de l’ Algérie coloniale : la survivance du
pétainisme ,les élections truquées à grande échelle, l’arrestation de nombreux candidats messalistes. Il se rapproche du quotidien socialiste « Oran Républicain». En 1954-1955, il crée le mouvement politique « Fraternité algérienne» qui prônait la réconciliation des communautés et qui obtint un réel succès auprès des Algériens et des Européens de gauche. Devenu anticolonialiste, il souhaitait se battre pour la reconnaissance des droits que revendiquaient les partis politiques algériens et les syndicats franco-algériens. Il revendiquait des discussions honnêtes entre le gouvernement français et tous les partis politiques. Marc Ferro développa l’idée de cosouveraineté, d’association qui aurait permis la coexistence des communautés et non l’ indépendance qui aurait entrainé une guerre civile. L’ Algérie aurait des représentants à Paris et inversement. Marc Ferro rencontra Guy Mollet, lors du fameux voyage de celui-ci à Alger en février 1956 ( Mollet fut accueilli avec des tomates par les partisans de l’ Algérie française et s’engagea dans une politique répressive). Mollet se déclara favorable à des élections honnêtes, mais d’après
Ferro , l ne comprenait rien à l’ Algérie et ne percevait pas la naissance des affrontements entre communautés. Cette rencontre provoqua la critique des communistes, très présents dans le mouvement. Peu après « Fraternité algérienne » se dissolvait. Face à la capitulation de Guy Mollet devant les partisans de l’ Algérie française, le FLN avait ordonné la rupture avec les Européens d’ Algérie, y compris les libéraux. L’espoir d’un mouvement pacifiste fondé sur la négociation, la cohabitation et la participation des Algériens au gouvernement de leur pays avait échoué. En 1956, Marc Ferro fut nommé en métropole ; il fut menacé par l’Oas mais n’évoqua plus la question pendant une trentaine d’années . Toutefois son engagement politique lui permit pour ses études ultérieures de mieux comprendre les liens entre islam, communisme et nationalisme, entre nationalisme et identité.Il perçut mieux également comment l’histoire pouvait être vue du point de vue des colonisés.

Raoul Girardet et l’ Algérie Française. La défaite de Dien -Bien -Phu réveilla la
conscience militante de Raoul Girardet et provoqua un sentiment de révolte contre
l’humiliation et l’abandon . Dans un contexte de «crispation patriotique» et d’inquiétude
nationale ,il rejoignit le petit groupe formé autour de Michel Debré ( alors favorable à l’
Algérie française) et de son journal» le Courrier de la colère» .Il ne s’agissait pas
seulement de maintenir l’ Algérie française, mais aussi de combattre la IV ème
République, y compris par la force ( de futurs notables gaullistes y songeaient) et
d’instaurer un Etat fort. Il pensait que De Gaulle maintiendrait l’ Algérie française. Il vécut la politique gaulliste comme une trahison comparable à celle de Pétain en juin 1940. Il ne condamnait pas l’usage de la torture qui lui paraissait acceptable en réponse aux attentats commis par le Fln. Fait notable, au cours de l’été 1960, il fut chargé d’une enquête socio -historique destinée à étudier l’adaptation des cadres de l’armée à la pacification. A cette époque, il estimait encore que de Gaulle onserverait l’ Algérie française. Son voyage d’étude, lui permit de découvrir une Oranie pacifiée et complexe, une société en mutation dans laquelle une grande partie de la population algérienne se montrait déchirée et souhaitait parfois le maintien de la présence française garante du développement. Ce voyage renforça le sentiment d’attachement et de fidélité vis à vis des hommes sur place et le persuada de rester dans le camp de l’Algérie française. Comme Marc Ferro , il imaginait une troisième voie qui aurait fait de l’ Algérie un ensemble à la fois communautaire et pluraliste. A partir de 1961 ,il se montra de plus en plus critique vis à vis de la politique gaulliste, fonda un journal « L’esprit public».Il fut du premier noyau de l’ Oas Métropole, et à ce titre il participa à la préparation du putsch des généraux d’avril 1961(il devait être chargé de l’information). Cependant, il fut arrêté avant la réalisation du putsch.I l fut libéré à la suite de manifestations organisées par ses étudiants de Sciences-Po. Il continua à écrire dans « l’esprit public « et fit parvenir aux journaux un dossier sur les tortures dont avaient été victimes les membres de l’ oas arrêtés par l’armée française .

Pierre Vidal- Naquet : l’engagement dreyfusard contre la torture et la raison d’ Etat. Pierre Vidal-Naquet fut l’un des rares à le publier dans la revue « Esprit».Les accords d’ Evian mirent fin à son activité militante. . Pierre Vidal -Naquet était favorable à l’indépendance des colonies. Il s’engagea profondément dans la dénonciation de la torture pratiquée par l’armée française, qui, comme à l’époque de l’ Affaire Dreyfus, se déshonorait. A l’image de certains Résistants comme Claude Bourdet ou d’universitaires comme Henri Marrou et André Mandouze, il dénonça les pouvoirs spéciaux accordés à l’armée en Algérie et la torture. Il contribua à la publication
dans la revue « Esprit «le témoignage de son ami Robert Bonnaud, soldat en Algérie. Son engagement se développa surtout autour du cas de Maurice Audin, jeune assistant de mathématiques qui avait été arrêté en juin 1957 et avait été affreusement torturé et assassiné, bien que les autorités militaires aient prétendu qu’il s’était enfui. A l’image du Jaurès des «Preuves» et des historiens dreyfusards, il mit ses compétences d’historien au service de l’établissement de la vérité. Avec l’aide du mathématicien Laurent Schwartz et du futur Prix Nobel de Médecine Luc Montagnier, il créa le Comité Maurice Audin. Il obtint le soutien de Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit, qui publia en mai 1958, «L ‘affaire Audin» qui reprenait le travail d’analyse de Pierre Vidal- Naquet effectué à partir de l’instruction du dossier. L’ouvrage connut un réel succès et fut soutenu par de nombreux universitaires. La rencontre avec Paul Teitgen, ancien Résistant déporté et ancien secrétaire de la préfecture d’ Alger qui avait démissionné pour protester contre la
torture, lui permit de connaitre avec certitude la date à laquelle Maurice Audin avait été assassiné. Peu après, le Comité Maurice Audin rédigea une brochure assemblant l’ensemble de cas de torture dont il avait eu connaissance. Elle comprenait des cas individuels, comme des crimes collectifs. La brochure fut saisie. Tout en votant « non «au referendum de 1958 sur la constitution de la Vème République, Vidal – Naquet se montra très critique vis à vis du Fln dont il dénonçait le caractère stalinien. Il poursuivit son action pour établir que trois ministres avaient autorisés la torture. Il devint également rédacteur en chef de « Témoignages et documents» qui publiait des témoignages sur la torture. A l’époque de nombreux ouvrages et journaux étaient saisis. Pierre Vidal – Naquet fut l’un des signataires du « Manifeste des 121» qui jugeait justifié l’insoumission ou la désertion.Il témoigna en faveur de ceux qui soutenaient la cause algérienne comme les membres du réseau Janson. Comme beaucoup de membres du comité de défense de Maurice Audin, il fut menacé par l’oas qui plastiqua le siège du mouvement, ainsi que le domicile de certains membres du comité. En fin de compte Vidal – Naquet se montra fidèle aux idéaux dreyfusards des sa famille en critiquant la raison d’Etat au nom des idéaux républicains. Par la suite, il prit la défense des harkis et des «pieds rouges»attaqués par le gouvernement algérien. L’engagement dans la guerre d’ Algérie ne mit pas fin à son engagement dans la Cité, qu’il s’agisse du conflit israélo -palestinien ou de la dénonciation du négationnisme.

On pourra également se référer à cette publication

http://clio-cr.clionautes.org/le-role-des-intellectuels-en-situation-coloniale-historiens-et-geographes-pendant-la-guerre-d-algerie.html#.U0EDR1fRMdM