Voir la ville par l’envers du décor est une façon de prendre le pouls de celle-ci. Cette pratique fait des émules. Après le Livre blanc de Philippe Vasset, la présentation à la BNF de l’exposition sur Guy Debord, s’est tenu début juin 2013 le colloque Psychogéographies, poétiques de l’exploration urbaine : sources, figures, actualités à Lyon. La psychogéographie a le vent en poupe ! Aussi, la parution de la traduction du livre de Francesco Careri tombe à pic.

Francesco Careri, architecte, explore les espaces abandonnés de la ville pour trouver des solutions urbanistiques. Il s’inscrit dans la lignée des avant-gardes du XXème siècle. Il a crée un collectif informel, en 1996 intitulé Stalker, qui rassemble urbanistes, architectes autour d’un manifeste (Stalker. A travers les territoires actuels, 2000) qui fait de la déambulation le passage obligé pour découvrir la ville. La marche est le moyen trouvé par eux pour constater les transformations urbaines de la ville comme de la campagne : « un espace devenu « peau de léopard » avec des tâches vides dans la ville construite et des tâches pleines au beau milieu de la campagne » (p.187). Cette pratique s’inscrit dans la lignée des travaux de John Bunckerhoff Jackson, théoricien du paysage (mort en 1996) pour qui « les routes ne conduisent pas seulement à des lieux, elles sont des lieux » (p.11). L’hodologie (terme grec signifiant route, chemin, voyage) a été utilisée dès les années 1930 par Kurt Lewin pour caractériser l’espace vécu. Dans la transurbance (proposition de traduction du titre de l’ouvrage), le « sentiment géographique » (p. 11) l’emporte sur une analyse cartésienne du paysage. Cette approche légitime la publication de la traduction de Walkscapes dans une collection d’Esthétique. « L’acte de traverser l’espace naît du besoin naturel de se déplacer pour trouver sa nourriture et les informations nécessaires à sa survie. Mais, après que les besoins primaires eurent été satisfaits, la marche s’est transformée en une forme symbolique qui a permis à l’homme d’habiter le monde. » (p. 22). De cet état est né la marche comme forme d’intervention urbaine, une action des hommes sur le paysage à entendre comme « l’action de transformer symboliquement, autrement que physiquement, l’espace anthropique » (p. 23)

Careri fait la genèse de la pratique de la marche. Il la fait remonter à la Préhistoire. Il montre que les menhirs qui ponctuaient les chemins du Paléolithique sont les premières architectures de l’humanité. La présence de motifs sculptés (le ka) sur des menhirs situés dans des territoires très différents et éloignés atteste que les espaces de la transhumance humaine étaient vastes. Le ka fait référence, avec ses deux bras levés vers le ciel avec un tronc ancré dans le sol, à l’acte de transmission de l’énergie divine et d’adoration du soleil. Les menhirs, comme ce motif, ont ensuite été récupérés par les peuples sédentaires et notamment les Egyptiens (voir le cheminement entre des colonnes dans le temple de Karnak). La déambulation a été remise au goût du jour par les Dadaïstes (14/04/1921 à Saint-Julien-Le-Pauvre) en ville puis en rase campagne (1924). Cette posture a été très critiquée par l’Internationale Lettriste (devenue Internationale Situationniste en 1957) organisée autour de la personne de Guy Debord. Son groupe rejette la déambulation (au hasard) au profit de la dérive (« mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : techniques de passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. » p. 102). S’ouvre ainsi une psychogéographie (« étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant sur le comportement affectif des individus. » p. 102). Contrairement à la déambulation surréaliste, qui est construite sur le hasard, la dérive se base sur des cartes psychogéographiques qui repèrent les lieux où se fait la ville. La dérive peut prendre la forme d’une « dérive – statique d’une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare », d’un « rendez-vous possible » et de « quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple, s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public. » (p. 107). L’ensemble aboutit à la publication d’un guide psychogéographique de Paris à l’usage des touristes afin de les aider à se perdre car comme le dit Debord « habiter, c’est être partout chez soi ». (p. 114). Enfin, les artistes du Land Art sont ceux qui pratiquent la marche afin de créer leurs œuvres et de réaliser ainsi du Land Walk. Richard Long (A line made by walking, 1967) est l’exemple emblématique de l’artiste contemporain qui utilise la marche. Son œuvre ne se résume pas à cela mais la marche constitue un moyen d’action de l’artiste sur le paysage sans le transformer définitivement.

Parallèlement à ces expérimentations artistiques, les urbanistes et les architectes (les géographes aussi, même si le texte ne le dit pas) ont commencé, dès les années 1970, à s’interroger sur l’étalement urbain. Un petit nombre d’entre eux a compris que pour « coudre » cette ville diffuse, il fallait jouer sur les vides. « C’est là que les diffus vont cultiver leurs jardins clandestins, promènent leurs chiens, piqueniquent, font l’amour, cherchent des raccourcis pour passer d’une structure urbaine à l’autre. C’est là que les enfants vont chercher des espaces de liberté et de socialisation. (…) Ces vides sont des parties fondamentales du système urbain. » (p. 179) Ces espaces ne cessent de changer. En italien, il est une expression « andare a Zonzo » qui signifie « perdre son temps à errer sans but ». Carera propose d’appeler la ville nomade : Zonzo mais le Zonzo d’hier n’est plus celui d’aujourd’hui. C’est dans ces zones d’ « entre-deux » que se fait la ville de demain.

Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes