L’insurrection de juin 1832 racontée par un des insurgés qui combattirent dans Paris.

«Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire / Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau…»

En dehors du cénacle des historiens spécialistes du champ -aussi passionnant qu’il est délaissé- des monarchies censitaires, on ne se souvient plus guère aujourd’hui des émeutes de juin 1832 que par les scènes épiques que leur voue le chef-d’œuvre hugolien des Misérables, dans des pages enfiévrées qui immortalisèrent la figure gouailleuse et hardie de Gavroche, instantanément érigée en incarnation emblématique du gamin de Paris.

Autre héros du roman, moins flamboyant et plus idéaliste, l’étudiant Enjolras, chef des défenseurs de la barricade de la rue Mondétour, est-il un double littéraire du révolutionnaire Charles Jeanne ? Il est légitime de se poser la question en découvrant le récit rédigé par ce dernier pour retracer la lutte opiniâtre qu’il dirigea sur la plus célèbre des barricades de juin 1832, dressée rue Saint-Merry. C’est ce manuscrit resté totalement inédit jusqu’à nos jours, enrichi d’une présentation attentive signée par Thomas Bouchet, que propose au public ce petit volume qui se lit avec plaisir et facilité.

Le héros de la barricade Saint-Merry

L’auteur ainsi surgi du passé est un personnage dont la gloire militante et la célébrité passagère ont culminé lors du «Procès des vingt-deux accusés de Saint-Merry» dont il fut un des protagonistes principaux. Héroïsé par le panache dont il fit preuve durant ce procès politique retentissant, Charles Jeanne est, à plus d’un égard, assez représentatif de la génération romantique par ses aspirations et ses représentations. Né en 1800, ce commis parisien d’origine modeste avait fait quelques études et servi dans l’armée. Médaillé de Juillet pour sa participation aux Trois Glorieuses (où il avait été blessé) mais déçu politiquement par l’issue de la révolution de 1830, il est actif dans le milieu des sociétés secrètes complotant pour l’avènement de la république. Probablement affilié à la franc-maçonnerie, la Charbonnerie et la Société gauloise, il est patriote et républicain et rêve de renverser les trônes d’Europe, d’émanciper la Pologne et de rendre à la France son rang et son prestige de grande puissance. En revanche, Jeanne ne semble pas habité par la passion révolutionnaire : muet sur la question sociale, alors que la plupart de ses compagnons de combat sont des ouvriers, il refuse que sa barricade arbore le drapeau rouge et y déploie seulement les couleurs tricolores.

Une insurrection ratée

Le contexte de l’insurrection avortée de 1832 est celui d’une rue parisienne fébrile, où l’ordre public est régulièrement troublé depuis les Trois Glorieuses. La tension est redoublée par le désastre sanitaire d’une forte épidémie de choléra, qui vient de coucher dans la tombe le chef du gouvernement, l’intransigeant Casimir Périer, et un des dirigeants les plus estimés de l’opposition parlementaire libérale, le général Lamarque. Ce sont les obsèques de ce dernier qui constituent le ressort déclencheur de l’insurrection. Une partie des participants du cortège funèbre, brutalement chargés par les forces de l’ordre, prend les armes et dresse quelques barricades dans les rues du vieux Paris, en une réaction spontanée de légitime défense face à un pouvoir qui a pris l’initiative de la violence. Peut-être d’ailleurs, peut-on penser en lisant entre les lignes, prennent-ils ainsi les devants d’une tentative de coup d’état républicain en préparation.

Jeune chef charismatique et valeureux, Charles Jeanne possède aussi une expérience militaire. Il s’impose à la tête du groupe d’insurgés -provenant en bonne partie de la Société gauloise dont il est lui-même membre- qui édifie et défend la barricade Saint-Merry. Parmi ses hommes, on remarque un adolescent rouquin et audacieux, le «petit rouge», qui semble une ébauche de Gavroche. La lutte dure 24 heures. Le récit qu’en donne Jeanne livre le tableau d’un microcosme insurgé vu à hauteur de pavé, dont on entrevoit la fluidité de groupe : les insurgés vont et viennent, combattent quelques moments puis repartent, laissant un noyau dur de combattants déterminés affronter seul l’assaut final dans une logique de sacrifice. Car le témoignage de Charles Jeanne est aussi l’histoire d’une défaite, vécue le fusil à la main. Cette issue est l’aboutissement inéluctable de l’isolement et de l’infériorité numérique des émeutiers, engagés dans une guerre de rue acharnée contre les forces conjointes de la garde nationale, la garde municipale et l’armée régulière («la ligne»). Tous ces assaillants ne sont pas logés à la même enseigne. Notre survivant exprime ainsi son respect pour l’armée, mais manifeste une forte animosité à l’encontre des gardes nationaux, accusés tout à la fois de trahison patriotique envers leurs anciens frères d’armes de la révolution de 1830, d’être de mauvais soldats amateurs, de faire preuve de lâcheté au combat, et de perpétrer des atrocités (l’exécution sommaire et cruelle des prisonniers). Par contraste, la noblesse de l’idéalisme politique et moral qui anime les vaincus acquiert d’autant plus de relief.

De l’histoire à la littérature

Le style de Charles Jeanne est bien de son époque : assez fleuri, voire grandiloquent. Très travaillé, il met la rhétorique au service de la force épique de son propos. Le résultat est assez prenant. Il en résulte un récit vivant et détaillé, au rythme haletant, dont la valeur littéraire et dramatique, mais également informative, est riche. Il y entre sans doute aussi une part d’auto-glorification. Le matériau original est en effet une lettre de captivité adressée à sa soeur à la fin de 1833. Condamné, détenu au Mont-Saint-Michel, Jeanne craint l’oubli. En outre, il est dénigré par ses compagnons de détention. Mais ses espoirs sont déçus et sa destinée finalement moins étincelante que celle d’Enjolras. La lettre de Jeanne n’est pas publiée, et il n’est même pas assuré qu’elle soit parvenue à sa destinataire. Prisonnier assagi et oublié, son auteur devait bénéficier d’une amnistie royale peu avant d’être emporté par la phtisie, à l’âge de 37 ans seulement.

Son texte est parfaitement mis en valeur par l’analyse experte qui l’accompagne. Auteur d’un doctorat sur l’insurrection des 5-6 juin 1832, Thomas Bouchet était parfaitement placé pour en assurer l’édition scientifique. La présentation et le commentaire copieux par lesquels il encadre le témoignage de Charles Jeanne apportent tous les éclaircissement souhaitables, y compris sur la postérité littéraire des événements de 1832. En suivant les cheminements qui jalonnent la généalogie de l’élaboration des Misérables, on peut ainsi appréhender les apports respectifs de la documentation historique, des influences littéraires et du génie hugolien dans le souffle puissant qui empoigne la tragédie de la barricade Mondétour. Cette forte intertextualité incite à relire en miroir Victor Hugo, et à chantonner encore, en refermant cet attachant petit volume, l’hymne insolent de Gavroche :

«Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire /
Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau»…

© Guillaume Lévêque