Professeur d’histoire et passionné de lexicographie, Serge Kastell publie un ouvrage original et unique, destiné à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’occupation allemande en France et en Belgique de 1940 à 1944, sous tous ses aspects, ainsi qu’à ceux qui s’intéressent plus particulièrement à l’évolution linguistique suscitée par une période aux conditions politiques, économiques, sociales et militaires tout à fait exceptionnelles. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire historique de la France et de la Belgique sous l’Occupation, mais bien d’un dictionnaire du français, proposant, en plus de 2300 entrées, des mots et des expressions utilisés sous l’Occupation. Les sources de cette étude sont constituées par les archives, les journaux d’époque, la littérature clandestine ou légale, les souvenirs publiés après la guerre, les chansons, les films documentaires ou de fiction etc.

Un ouvrage unique, méthodique et pratique

L’ouvrage comprend d’abord un « petit glossaire adapté des figures de style » qui facilite la compréhension du contenu des entrées : on peut en effet avoir oublié ce qu’est une apocope (troncation d’un mot par chute d’une syllabe finale, voire de plusieurs, ainsi « ruta » pour « rutabaga »), une aphérèse (troncation d’un mot par chute d’une syllabe initiale, voire de plusieurs, ainsi « Boche » pour « Alboche »), ou même un mot-valise (mot résultant d’un télescopage, par exemple libéra-tueurs pour libérateurs) ou même un rétro-sigle (déclinaison plus ou moins humoristique, d’un sigle existant ainsi Machine à ramasser les Pétainistes pour Mouvement républicain populaire, MRP). Il propose ensuite un index des « sigles et appellations des divers services, institutions, organisations et autres entités et items évoqués dans cet ouvrage », qui ne se limite pas à donner la signification du sigle mais qui en fournit une courte présentation historique très synthétique. Voici par exemple l’entrée DF : « Défense de la France (Paris ; automne 1940 ; mouvement de résistance ; base étudiante ; droite démocrate-chrétienne ; croit d’abord au double jeu de Ph. Pétain ; giraudiste, puis gaulliste en juin 1943 ; opposé à la lutte armée, à laquelle il se ralliera tardivement et quasi symboliquement ; axé sur la propagande -journal homonyme créée en août 1941- ; Ph Vianney, R. Solmon) ». L’ouvrage se termine par une assez solide bibliographie présentée par ordre alphabétique des auteurs.

Chaque entrée s’articule dans un ordre méthodique présenté en début d’ouvrage. D’abord un ou plusieurs identifiants sociologiques (qui précise s’il s’agit d’un élément du vocabulaire de la Résistance, de la Collaboration, de la vie quotidienne, et souvent si ces identifiants doivent être combinés : il peut alors s’agir du vocabulaire politique de la Collaboration ou d’un terme propre aux cheminots résistants etc.) ; ensuite une glose explicative parfois augmentée d’une glose étymologique et de précisions sur l’identité de l’utilisateur (par exemple un terme emprunté au jargon des maquisards) ; sont ensuite précisées, dans la mesure du possible, les lieux, dates et sources du terme ; puis viennent une ou plusieurs références et citations avec le ou leurs auteurs ; parfois enfin quelques précisions restituant le contexte historique immédiat. Des renvois, caractérisés par l’italique gras, figurent tout au long du texte, ils visent souvent à « ouvrir la curiosité du lecteur sur des corrélats », des vocables connexes du domaine évoqué. Ce dictionnaire est d’une utilisation pratique, et on ne le referme pas facilement !

Les 2300 entrées de ce dictionnaire concernent le vocabulaire de la vie quotidienne en France et en Belgique occupées, le vocabulaire spécifique et technique de la Résistance, celui des passeurs et des convoyeurs, des parachutages, des agents de liaison, des transmetteurs radio etc. ; le vocabulaire politique et administratif, l’argot des maquisards,des prisons, des miliciens, des volontaires français contre le bolchevisme, de l’armée, le vocabulaire de la résistance communiste, celui des détenus, de la détention et de la torture, sans oublier l’infinie richesse du vocabulaire qui qualifie l’occupant !

L’infinie richesse du vocabulaire qui qualifie l’occupant

Bien sûr les « Boches » ! Mais aussi les « Bochards », les « Bochons », les « Bruns », les « Kanaks », les « Chleuhs », les « coléoptères », les « cousins » et les « cousins germains », les « doryphores », les « épinards », les « friquets », les « Frisons », les « frisous », les « Fritz », les « fridolins », les « grenouilles », les « habits verts », les « lézards verts », les « mange-tout », les « mangeurs de choucroute », les « pointus », les « résédas », les « mâche-paille », les « sauterelles », les « sulfatés », les « touristes », les « Teutons », la « verdure », les « Verts-de-Gris », les « Fraülein », les « souris grises ». On le voit la couleur de l’uniforme est souvent source d’inspiration, mais aussi le caractère de prédateurs pour les récoltes agricoles !

Sans oublier les expressions et termes associés : l’« avenue Boche » (pour l’avenue Foch), les « femmes à Boches », les « filles à Boches », les « poules à Boches » (et autres déclinaisons plus vulgaires), la « Bochie », les « Bochesses », les « Bochettes », « bochifier », « bochique », « bochir », « bochophile ». Mention spéciale pour les Feldgendarmen surnommé les « vaches primées », où les « vaches à bavoir », allusion au hausse-col dont ils étaient porteurs. Ce hausse-col est souvent appelé « plaques de vaches primées », ou « collier de chien », « collier de vaches », et encore, « barrière à vaches ».

Le vocabulaire de la Résistance

La vie clandestine impose aux résistants une organisation et des pratiques que traduit tout un vocabulaire spécifique. Les résistants ont été homologués à la Libération selon la nature et la date de leur engagement on distingue ainsi l’ « agent P1 », « P2 » et « PO » qui sont respectivement : agent permanent, immatriculé, conservant son domicile officiel et son activité professionnelle, non rétribué par son réseau ; permanent, immatriculé, ayant abandonné son activité professionnelle, vivant sous fausse identité, rétribué, soumis à une discipline totale et justiciable le cas échéant des tribunaux militaires ; occasionnel. On observe ici la précision de définitions qui peuvent être utiles à l’historien. Mais cette nomenclature est loin d’épuiser l’entrée « agents » du dictionnaire qui comprend aussi : « agent double », « agent illégal », « agent légal », « agent de pénétration », « agent promeneur », « agent triple », et encore « agent de contact », « agent de liaison », « agent passeur », « agent capteur », etc. Les communications entre résistants imposent aux « agents de liaison » de disposer de « boîtes aux lettres » (« individu qui, derrière une façade sociale insoupçonnable, a pour rôle de laisser transiter les messages ou objets à son domicile, son bureau, son commerce, se contentant de faire suivre de remettre en mains propres au destinataire »). Il arrive que le « contact » soit « brûlé » et que l’agent ait été « logé » par la police dans sa « planque » et qu’il soit tombé dans une souricière. On dit alors que l’« antenne » de l’« agence » a été victime d’un « accident ».

Au vocabulaire spécifique de la Résistance en général s’ajoute le vocabulaire particulier de la résistance communiste : on parle de « l’appareil », des « cadres » qui peuvent être ou non des « permanents ». La direction est le « centre », les militants sont organisés en « triangles » et la hiérarchie comprend des « inter » à cheval sur plusieurs départements ou régions (un « interrégional »). Il faut également prendre en compte le vocabulaire spécifique aux diverses activités de résistance : le vocabulaire du renseignement, celui du « passage » (de la ligne de démarcation ou des frontières), celui des parachutages, des accrochages, des combats et des sabotages.

Le vocabulaire des maquis, des armes et des combats

On peut comprendre ou même connaître « l’arroseuse » ou la « sulfateuse » qui désignent la mitraillette ou le pistolet-mitrailleur. On leur découvre de nombreux et curieux synonymes : « arbalète», « camembert », « casserole automatique », « flûte », « Jeannette », « Joséphine », « lampe à souder », « machine à faire des pointillés », « machine à secouer le paletot », « mandoline », « moulin », « moulin à café », « miquette », « perforatrice », « saxophone », « tétines à effacer le sourire ». On pourrait faire la même expérience avec la grenade : « citron », « abricot », « chou-fleur », « mandarine », « orange », « patate », « pêche », « poire », « pomme », « tomates », mais aussi : « oeuf » ou « chaussette ». L’entrée « maquis » est longue d’une demi-douzaine de pages avec de nombreuses expressions : « aller au maquis », « être au maquis », « monter au maquis », « prendre le maquis », « tenir le maquis », « bons du maquis », « faux maquis », « maquis blanc », «, maquis noir », « maquis rouge », « maquis arrière », « maquis école », « maquis mobilisateur », etc.

Le vocabulaire des miliciens, des policiers, des détenus et de la torture

La « voiture d’alerte » est une camionnette d’intervention pouvant emporter une « brigade » d’environ 15 gardiens GMR (groupes mobiles de réserve, police militarisée destinée à renforcer les services de police territoriaux dans le maintien de l’ordre, ancêtres des CRS) assez lourdement armés pour affronter un petit maquis. Pour cette force de l’ordre vichyste, les résistants sont des « bandits », des « terroristes » qu’il convient de capturer puis d’emprisonner et de torturer. La « Carlingue » ou la « Carrelingue » et le siège de la « Gestapo française de la rue Lauriston » où l’on pratique différents types de torture, la « baignoire », le « banc électrique » etc.

Le vocabulaire de la vie quotidienne et le vocabulaire politique

Il s’agit bien souvent de mots inventés pour qualifier une situation nouvelle, ou alors de mots anciens qui prennent une autre signification. Il y a bien sûr tout le vocabulaire qui tourne autour de la nourriture (les « rutas » appelés aussi les « Pétain », les « topis », le « jus de gland » ) et du ravitaillement (on utilise la répartition faite au sein de la population par les cartes d’alimentation, on parle ainsi des J3 pour qualifier les adolescents), des diverses réquisitions (« garde voies », « garde fils », « garde pylônes »), de l’information (les « bobards »), des contraintes (« le black-out », le « gazo »). On parle des « petits gars » qui sont dans les maquis, de la « déportation », des « réfractaires », de la « Gestapo », de la « collaboration », de l’ « aryanisation » etc. on parle aussi bien souvent de Pétain (« colis Pétain », « complet Pétain », « envoi Pétain », « café Pétain », « gâteau Pétain », « haricots Pétain », « robe à Pétain », « la police Pétain », « radio Pétain », « syndicat Pétain »).

Richesse polysémique

On est frappé par la richesse et la variété de certaines entrées, en apparence des plus banales : on consultera ainsi avec étonnement les entrées « Aller » (« Aller au béton », « Aller aux bombes », « Aller aux doryphores » « Aller aux haricots et pommes de terre », « Aller aux Parisiens », « Aller au Boche », « Aller à la cigarette », etc.), « Faire » (« Faire son premier Boche », « Faire des salauds », « Faire quelque chose », « Faire du renseignement », « Faire les cartes », « Faire les fermes », « Faire une mairie », « Faire la prison » (rien à voir avec Faire de la prison), « Faire le tabac », « Faire un chemin de fer », « Faire un Frisé », « Faire la statue », « Faire avec les Boches », « Faire la vie avec les Boches », « Faire les corbeilles », etc.). Même richesse pour d’autres entrées : « Jour », « Faux », « Radio », « Travail », « Ligne » etc.

Mais je ne vous dirai pas ce que sont la « Beleymie » ou le « Biraquin », ni qui sont les « pinailleurs », qu’on appelle aussi les « cogiteurs » et les « phosphorants », c’est un indice !

© Joël Drogland