Professeur d’histoire contemporaine à Paris VII, Claude Liauzu est un des spécialistes de la nouvelle génération de l’histoire de la colonisation. Dasn cet ouvrage l’historien se fait aussi expert dans un débat de société récurrent, initié au tournant des années quatre vingt, celui du devoir de mémoire. En effet, cette belle formule pour ceux qui ont eu à vivre les époques les plus troublées, les plus cruelles de notre histoire est devenue au fil des années, et des discours des politiques l’incontournable référence. Mais comme l’enfer est pavé de bonnes intentions, il arrive que ce devoir de mémoire devienne un moyen de se détourner de celui qui nous préoccupe au premier chef, le devoir d’histoire. Au nom d’un devoir de mémoire usurpé parce que réduit à une communauté, on a voulu imposer une obligation mémorielle, un pensum de repentance, très éloignés de l’histoire comme science humaine, comme objet d’étude, de formation et de réflexion.
Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à la section préparatoire de l’ENA.

Pour tous ceux qui ont suivi de près ou de loin le débat sur l’article 4 de la loi de février 2005, Claude Liauzu n’est plus un inconnu. Il a été l’initiateur de la première des pétitions contre l’article 4 et il a suivi avec attention, les débats au sein de l’association des clionautes pour que celle-ci ne soit pas en marge d’un mouvement disciplinaire majeur.

L’ouvrage de Claude Liauzu est composé de quatre parties qui auraient pu pour chacune d’entre elles donner matière à un ouvrage spécifique, ce qui est une façon de dire que « l’empire du mal contre grand Satan », permet de faire le point sur quatre sujets différents et donc d’éviter de lire autant d’ouvrages spécifiques. On appréciera donc le bénéfice de l’opération.

Le débat initié par Samuel Huntington, dans le choc des civilisations

(Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997.)

Cette approche a souvent été critiquée car elle sert de support à la politique étrangère de l’actuelle administration étasunienne. En fait l’auteur sans véritablement prendre partie sur ce débat qu’il doit trouver excessif réagit plutôt en traitant le 11 septembre par effet de miroir, vu de l’occident comme du côté musulman. Réaction majoritaire de condamnation sans doute dans le monde musulman, mais aussi incompréhension à propos du soutien que l’occident en général et les États-Unis en particulier, apportent à Israël. Côté étasunien le 11 septembre a été le point de départ d’une ferveur patriotique et nationaliste qui a permis la réélection de G.W. Bush en 2004.

Ce choc des civilisations est tout de même le point de départ d’une culture de guerre entre deux mondes. La notion de civilisation servant de justification en négatif à une affirmation identitaire. On retrouve d’ailleurs dans ce débat le thème ici aussi récurrent du déclin des vieilles civilisations, sous le cancer pernicieux du confort et de l’immoralité, face une tradition qui impose d’ailleurs une vitalité démographique présentée comme une arme de destruction massive.

La société française a été aussi traversée par ce débat avec d’autant plus de force qu’elle compte dans l’Université nombre de grands orientalistes, spécialistes de l’Islam qui ont accompagné nos études. La nouvelle génération représentée par Gilles Kepel est souvent nuancée sur la place du religieux dans les ressorts de l’évolution des sociétés musulmanes, mais le fait même d’utiliser cette expression, n’est ce pas déjà montrer que l’on a intégré la religion comme composante du choc des cultures ?

La question posée ensuite est celle de savoir s’il existe ou non une spécificité du terrorisme islamiste ou non. Enfin, l’analyse des prises de position des intellectuels ou considérés comme tels est tout à fait éclairante. Le 11 septembre a permis de développer des thèses alarmistes, traitant de l’intifada des banlieues et présentant l’Islam dans les pays développés comme une cinquième colonne prête à enflammer les quartiers à la périphérie des villes.

L’actualité est venue donnent raison à Claude Liauzu dès lors que l’on a vu et entendu des intellectuels majeurs comme Hélène Carrère d’Encausse et Alain Finkielkraut analyser la crise des banlieues avec des arguments clairement xénophobes.

Contact des civilisations entre le monde occidental et le monde musulman

Les historiens ont été assez discrets sur les questions touchant au pourtant, les programmes scolaires s’inscrivent clairement dans cette logique, traitant par exemple en classe de seconde la Méditerranée au XIIe siècle et présentant la Sicile de Roger II ou la Tolède d’Alphonse VI comme des oasis de tolérance et d’études scientifiques.

La réalité est évidemment plus complexe. Dans les espaces où ils étaient dominants, y compris en Andalousie, les musulmans ont imposés aux gens du livre le statut de Dhimmis et de la même façon, les souverains chrétiens, à l’exception notable de Roger II ont imposé surtout en Espagne des statuts discriminatoires aux juifs comme aux musulmans, avant même que les rois catholiques Ferdinand et Isabelle ne procèdent à leur expulsion.

Il n’empêche, et cela est largement développé qu’il existe entre les trois religions du bassin méditerranéen des échanges et des contacts, des moments intenses d’échanges, avec cette idée forte que finalement tous les chemins mènent à Jérusalem, à Rome ou à la Mecque.

Le contact conflictuel de la modernité occidentale et des sociétés musulmanes

Le tournant serait constitué par la conquête de l’Égypte, possession ottomane par les armées du Directoire.

L’irruption de la modernité a contribué dans les territoires de l’Empire ottoman à l’émergence de ces mouvements des « jeunes », qu’ils soient turcs ou tunisiens qui ont été à l’origine des partis nationalistes. De la même façon, sans doute en réaction à cette occidentalisation d’une partie des intellectuels, le mouvement des frères musulmans de Hassan Al Banna voyait le jour.

L’irruption de la modernité est marqué par l’adhésion de la jeunesse intellectuelle à cette idée de nation, appuyée sur la culture et la langue telle que que Fichte inspiré par la révolution française l’exprimait.

Cet attrait de la civilisation occidentale porteuse de progrès est compensé pourtant par une vision de la puissance vécue comme menaçante. L’occident apporte aux réformateurs de l’Empire ottoman l’idée de nation qui serte de fondement au panarabisme ou au pantouranisme, selon les espaces concernés, il héritera, sans doute du fait de ses propres erreurs du panislamisme sur lequel s’appuient les courants fondamentalistes.

Mais ce contact conflictuel de la colonisation et des guerres contre l’empire ottoman, ( guerre de Crimée) n’est pas le seul. L’occident voit l’orient comme un espace exotique, que les romantiques peignent et dépeignent à l’infini. De Leconte de Lisle dans les poèmes barbares à Delacroix ou Ingres en passant par Byron, les arts traduisent aussi cette fascination-répulsion pour ce monde musulman que l’on découvre avec une certaine inquiétude.

Les controverses actuelles

Que ce soit sur la place de la laïcité, souvent considérée comme incompatible avec l’Islam en passant par le rôle de la femme, la place centrale du Coran ou des questions liées aux relations entre la France, pays musulman depuis longtemps qui ne s’assume pas, Claude Liauzu agit en pédagogue faisant avec des angles différents, le point de la question.

Le sujet sans doute le plus actuel et celui que l’on évoquera précisément dans cette recension est celui de cette France musulmane qui ne s’assume pas. L’actuel ministre de l’intérieur ministre des cultes a en effet, on ne le dira jamais assez, inscrit son action dans la continuité de celle de son prédécesseur, Jean-Pierre Chevénement qui n’a pu, pour des raisons autres mener à bien son projet initial de conseil français du culte musulman. La mouture sarkozienne vient en effet en rupture avec une démarche forte qui est celle de la laïcité à la française, héritée de la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État.

En envisageant de remettre en cause cette loi, et sans tenir compte d’une quelconque stratégie de captation de votes communautaires dans une perspective élyséenne quelconque, Nicolas Sarkozy a quand même le mérite de poser quelques questions. L’Église catholique dispose de baux emphytéotiques sur les lieux de cultes et les fait entretenir sur les budgets communaux sous couvert de patrimoine.

La France a préféré, depuis 1926 et la construction de la mosquée de Paris en reconnaissance à la mémoire des 100 000 musulmans morts pour la France en 1914-18, laisser pendant des années l’organisation des lieux de cultes à des pays étrangers. L’affaire du voile, la révélation selon laquelle les deux tiers des imams ne parlaient pas le français , étaient financés par des dons venus des fondations des pays du golfe et ignoraient superbement les lois françaises, a été une électrochoc. Du coup, des courants sans doute intéressés par ce créneau on investi ce champ d’intervention et se sont posés en portes-paroles d’une communauté dont l’immense majorité des membres est indifférente à la religion.

Pourtant, l’arbre du communautarisme qui cache la forêt de l’intégration et de l’émancipation des femmes issues de la culture musulmane semble avoir pris durablement racine dans ce pays de la laïcité ou, un siècle après 1905, c’est encore une religion révélée qui pose un problème.