Cet ouvrage qui réunit plusieurs contributions regroupées par Pierre Lascoumes, directeur de recherche CNRS au centre d’études européennes, est le résultat d’une enquête de terrain conduite dans trois espaces différents dans le domaine de la perception par les citoyens des phénomènes de corruption. On n’y trouvera pas de révélations particulières sur telle ou telle affaire ou scandale politique ou financier mais bien une réflexion sur la façon dont les Français perçoivent la corruption comme phénomène devenu indissociable de la vie politique.


Si on devait résumer en une phrase le contenu du travail de cette équipe de sociologues, elle pourrait être : « le tous pourris a encore de beaux jours devant lui », mais il faudrait immédiatement lui ajouter le corollaire suivant : « mais ça nous arrange bien quand même ! ». Sans doute trouvera-t-on un peu cavalier cette transcription en termes simples, voire simplistes, d’un travail d’enquête qui a été, à n’en point douter, tout à fait considérable. Les chercheurs ont fait le choix de présenter trois villes idéales-typiques, inspiré à n’en pas doutait de la réalité, des villes moyennes entre 30 000 et 60 000 habitants. Deux des maires ont été mis en cause dans des affaires de corruption. Le premier, issu du centre, pour Mélisse ne l’a pas été, tandis que celui de droite, pour Oroncour, et celui de gauche ont été impliqués dans des affaires.

Tous pourris !

On peut comprendre cette volonté de rendre « anonyme » les différents objets de l’enquête, afin que le lecteur puisse se concentrer sur la démarche. Que les Maires en question aient été poursuivis ou non pour des affaires de corruption, la perception de leurs concitoyens est toujours la même. Les jugements globalement favorables dont il bénéficie de la part de leurs électeurs tient beaucoup au sens de la proximité dont ils font preuve. Et c’est d’ailleurs cette proximité, et donc la volonté de « rendre service » à leurs électeurs qui a pu les amener parfois à franchir la limite du favoritisme.
De plus, leur proximité avec le tissu économique local a pu les conduire à devenir les bénéficiaires d’une corruption passive.
Les résultats de ces enquêtes peuvent être qualifiés, au choix, d’intéressants, mais aussi quelque part, d’un peu désespérants. L’image des élites politiques est globalement mauvaise. Au fur et à mesure que l’on descend dans les échelles sociales, cette image apparaît comme dégradée. Plus l’on se dirige vers la droite de l’échiquier politique, jusqu’au Front National, plus le rejet protestataire de la politique se renforce. Rien de bien étonnant en la matière.
On ne peut avoir qu’une vision désabusée de la société française à la lecture attentive des résultats de ces différentes enquêtes. Vertueux sur le plan des principes, nos concitoyens excusent souvent le favoritisme, surtout lorsqu’ils sont amenés en bénéficier, et considèrent leurs élus comme d’autant plus proche d’eux qu’ils ont les mêmes faiblesses coupables.
Dans le chapitre trois, entre morale et politique, l’image des élites politiques apparaît comme singulièrement brouillée. Pour les électeurs des partis de gouvernement, parti socialiste et UMP, les jugements sont moins sévères. Ces personnes expriment une certaine confiance dans les institutions publiques et ont tendance à minimiser la corruption politique. Du côté des défiants, se situent les chômeurs et les personnes socialement et culturellement défavorisées, les proches du Front National, les abstentionnistes qui donnent systématiquement une réponse négative aux questions sur la politique. 80 % d’entre eux jugent les élus « plutôt corrompus ».

Mais ils ont des excuses !

En ce qui concerne la fonction politique et les atteintes à la probité publique, force est de constater encore une fois que les principes ne résistent pas forcément aux pratiques quotidiennes. Une forte minorité des personnes interrogées, près du tiers, retient des critères pragmatiques de compétence d’efficacité. Les petits arrangements avec la probité apparaissent comme inévitables. De la même façon, un tiers de l’échantillon considère que la professionnalisation de la politique est une bonne chose parce qu’il valorise le besoin de compétences fasse à la complexité de la gestion des affaires publiques.
Dans le chapitre six genres et corruption, on s’aperçoit que les femmes sont plus intolérantes face à la corruption politique. Les femmes font par ailleurs preuve de plus de défiance à l’égard des acteurs du système politique et ont le sentiment d’être beaucoup plus mal représenté que les hommes. Quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, leur niveau d’études, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à avoir une image dégradée de la politique des élites de la république. Il semblerait que l’occupation majoritaire des lieux de pouvoir par les hommes explique aussi cette crise de confiance. Mais dans le même temps, si les femmes ont une vision plus critique que les hommes sur les petits travers des élites de la république, elles sont d’autant moins enclines à choisir les votes extrémistes de l’extrême droite et de l’extrême gauche que les hommes.
Enfin, dans le dernier chapitre sur les réactions sociales à la corruption les chercheurs se sont intéressés à la répression des comportements délictueux. La réaction sociale aux affaires prend deux formes, la campagne de presse ou les poursuites judiciaires. Mais encore faut-il que les faits soient connus. Se pose alors le problème de la dénonciation, par un moyen ou par un autre, de ces affaires de corruption.

Plus de délation

Les auteurs reviennent d’ailleurs sur les différents dispositifs législatifs qui permettent de protéger ceux qui, ayant eu à connaître des faits de corruption avérée, les dénonceraient. Mais il semble que la divulgation de ces faits se heurte à un certain nombre de réticences face à ce qui est vécu comme de la délation. La frontière est étroite en effet entre la délation et la dénonciation. Si la délation vise à disqualifier personnes, la dénonciation veut révéler une situation vécue comme un juste. La question de la dénonciation ou de la divulgation, si l’on préfère utiliser un terme plus neutre est traversé d’enjeux moraux et normatifs. Le meilleur n’est jamais véritablement éloigné du pire. Là aussi on retrouve certains types de clivage, et des différences très nettes entre les pratiquants d’une religion et les autres. Les premiers semblent plus enclins à pardonner que les seconds. Paradoxalement, du moins en apparence, les populations les plus défavorables à la divulgation de faits de corruption sont les femmes, les personnes les plus âgées, les populations au niveau d’étude le moins élevé, les catégories les plus modestes et, religieusement, les plus pratiquantes. L’attitude favorable à l’égard de la divulgation est d’abord liée à la possession de certaines compétences sociales, que donnent des revenus élevés, des professions valorisantes et des diplômes supérieurs. Au niveau des destinataires de la divulgation, les personnes interrogées semblent plus favorables à la transmission d’information en direction de la presse qu’à l’autorité policière ou judiciaire.

On peut interpréter cette enquête de différentes façons. Le choix des chercheurs de réaliser ce travail en partant d’exemples locaux mais rendus anonymes visait probablement à mettre les échantillons de population devant des situations qu’il pouvaient être amenés à connaître de façon précise. On le voit, si l’on peut porter un jugement particulièrement sévère sur une personnalité politique de statut national, on pourra sans doute être plus indulgent pour un élu local, surtout si on peut en attendre soi-même « un petit service » en retour.

Pour ce qui concerne la dénonciation de ces comportements, très vite assimilée à de la délation, il semblerait que l’héritage de la seconde guerre mondiale et de l’occupation ait laissé quelques traces. Cela permet quelques arrangements, petits ou grands, avec la probité.

Au bout du compte, le fait que dans le cas de ces villes théoriques, les maires, pourtant convaincus de corruption, aient pu être réélus, souvent très confortablement, montre bien la persistance au niveau des territoires de lien de proximité très forts. Un lecteur engagé dans la politique locale pourrait trouver des raisons d’être rassuré par cette enquête. Mais un observateur attentif des dispositions législatives en cours d’examen actuellement aurait toutes les raisons de s’en inquiéter. La réforme de la représentation des collectivités territoriales, en supprimant une partie des conseillers généraux et en regroupant leurs fonctions avec les conseillers régionaux sous la forme de conseillers territoriaux remettrait sans doute en cause ce lien de proximité. Un maire, conseiller général, surtout s’il fait partie de la majorité départementale, dispose de leviers d’influence importants.
L’importance que l’on souhaite accorder aux regroupements intercommunaux pourrait dans une certaine mesure distendre ce lien de proximité. Les petits arrangements envisageables avec des élus dont on est proche seraient à ce moment-là plus difficile à envisager. Peut-être qu’à ce moment-là nos concitoyens se montreraient moins indulgents et plus exigeants quant à la probité de leur personnel politique.

© Bruno Modica