La géographie militaire est en France en plein renouveau. Si les collections des maisons d’édition sont emplies d’ouvrages de géopolitique, bien rares sont les publications qui concernent la géographie militaire proprement dite. C’est un véritable manuel, clair, accessible, nuancé, que Philippe Boulanger, maître de conférences en géographie à Paris-Sorbonne, propose à ses lecteurs, étudiants, enseignants et aussi… militaires ! C’est une révolution de la pensée en géographie militaire que l’auteur constate depuis une dizaine d’années, et ce livre/manuel se veut une synthèse de ces recherches.

L’auteur se pose la question suivante : « Comment l’environnement physique et humain influence-t-il les actions militaires ? » (p.5). Il y répond en trois étapes : une étude de la géographie chez les militaires (historiographie, utilités, institutions), une présentation des milieux physiques qui concernent le militaire (géo physique, milieux naturels, climatologie), et une analyse de l’environnement humain tels que les militaires le conçoivent (espaces de guerre, espaces sensibles, démographie, ressources naturelles et aspects culturels). La bibliographie, qu’on aurait aimée commentée tant le sujet est neuf, est internationale même si elle insiste sur les publications accessibles en français pour les étudiants, et regroupée en suivant les trois grandes parties.

La géographie militaire est pour l’auteur une « science, au sens large, de la relation entre le milieu et l’homme afin d’assurer une vision globale de la mission du militaire » (p.3). Pour l’armée, la définition de la géographie militaire est plus utilitariste : « l’ensemble des informations géographiques nécessaires en temps de paix et en temps de crise ou de guerre aux activités relevant de la défense » (p.26). Cette définition est en même temps une définition du rôle de la Défense nationale aujourd’hui.

Et c’est toute la première partie du livre qui sert à expliquer, à travers la description de l’histoire de la géo militaire, les liens entre géo militaire et géo universitaire. La géographie militaire française, si elle existe bien avant la fin du XIX° siècle (Sun Tse, Frontin, Bélidor), naît après la défaite de 1870 du besoin de l’armée française de se reconstruire. Dans La débâcle (1892), Emile Zola fait dire au général Burgain-Desfeuilles : « Comment voulez-vous qu’on se batte dans un pays qu’on ne connaît pas ? ». Devenue « description de la surface terrestre, considérée comme le théâtre obligé de toutes les opérations de la guerre » (1880), la géographie militaire devient un outil de prévision du combat ; en 1914 des universitaires comme Demangeon et de Martonne sont mobilisés au Service géographique de l’armée. Mais la géographie militaire reste une géographie physique, largement déterministe ; le tournant vidalien est accompli dans l’entre-deux-guerres par une approche renouvelée de la géo humaine. L’armée française rate néanmoins le tournant géostratégique et géopolitique de la discipline au début de la guerre froide. Il faut attendre le début des années 1990, l’influence de l’école anglo-saxonne, les nouvelles théories de la guerre post-soviétique pour que la géographie militaire, à l’Ecole Supérieure de guerre, à Saint-Cyr, trouve un nouvel essor : géographie historique, géographie militaire urbaine (guerre asymétrique), préoccupations européennes, ont transformé rapidement cette discipline pour la rendre polymorphe.

C’est à ce polymorphisme que l’ouvrage s’attache ensuite. Techniques de renseignement, cartographie, nouvelles technologies, pour une aide à la décision tant dans la préparation des opérations que sur le terrain ; l’auteur fait ainsi le point sur les institutions militaires françaises et étrangères, pour expliquer les étapes de leurs coopérations notamment au sein de l’OTAN depuis sa création. Si la géographie physique a toujours été l’élément principal des travaux de la géographie militaire, comme support essentiel au combat (de très intéressantes pages sur les usages des cours d’eau pendant le guerre froide, pp. 87ss.), les usages de l’environnement et de leur protection étaient moins attendues comme objectifs militaires (pp.114ss). La guerre selon les milieux naturels aurait gagné au développement d’exemples concrets (sur la guerre d’Algérie par exemple, utile en lycée), ce que l’auteur fait néanmoins pour la guerre en montagne (Afghanistan en introduction, et tout azimuts pp. 148ss). Les explications sur la climatologie militaire peuvent aussi servir d’introduction à la climato générale pour qui s’y intéresse (pp.165ss).

Mais après les conditions, quels sont les espaces du militaire ? Le terrain, bien sûr, qui vaut de l’auteur de belles pages de géographie appliquée, le théâtre d’opération, ensuite, et la notion de sanctuaire. Mais les récentes mutations des conflits développent les exemples de guerres asymétriques (entre groupes différents : un Etat et une guérilla, une superpuissance et une nébuleuse sans attache étatique, par exemple). L’usage des NTIC et le développement d’usages spatiaux du militaire (satellites) deviennent des enjeux majeurs. Le milieu urbain, qui donne lieu à de belles pages de géo urbaine (pléonasme), les littoraux, l’espace aérien, sont étudiés tour à tour et posent tous au militaire le même problème : comment s’installer sur le terrain en commettant le moins possible de « dommages collatéraux » et pour une efficacité maximum ? La démographie (réfugiés, armées de masse contre armées technologiques), la maîtrise des ressources naturelles (géo du pétrole) et de leurs transformations industrielles (le complexe militaro-industriel), la prolifération et ses enjeux, le « terrorisme de l’énergie » (p.335), interrogent l’idée d’un affrontement de civilisations (religion, langues, organisation des sociétés) et permettent à l’auteur de présenter les différentes conceptions géostratégiques des guerres de civilisation (p.359ss), dont celle de Samuel Huntington, qu’il relativise, et celle de l’arc des crises (Biélorussie-Afghanistan-Corée du Nord), des zones-crises (Haut-Karabagh) et des zones-grises (les espaces de production des drogues par exemple), qu’il argumente à l’appui d’exemples précis.

« La géographie appartient à la culture militaire » écrit Philippe Boulanger (p.371). A la lecture de ce manuel, cela ne fait plus aucun doute. Deux regrets néanmoins en achevant la lecture : l’iconographie est parfois difficile à saisir (les graphiques sont souvent difficiles à comprendre pour le néophyte, comme celui de « la notion d’espace dans la manœuvre tactique » et l’usage exclusif du noir et blanc n’arrange rien), et l’histoire pré-1870 est esquissée en quelques lignes. On aurait apprécié un essai de géohistoire du militaire, mais ce sera sans doute pour un autre ouvrage.

Manuel de géographie générale appliquée aux problèmes militaires, cet ouvrage sera utile autant aux militaires débutants qu’aux étudiants en géographie et en histoire, et aux professeurs de collège et de lycée qui y trouveront non seulement des exemples précis et structurés que des passages entiers à faire étudier à leurs élèves, tant pour ce qui relève des relations internationales (la dernière partie du livre) que pour ce qui concerne les enjeux de la Défense nationale et de l’Europe de la Défense. Il comble ainsi une lacune éditoriale flagrante.

Hugo Billard, professeur d’histoire-géographie au lycée Coubertin de Meaux (77), webmestre du Jardin des Retours – le blog de la géohistoire

Copyright Clionautes.