Durant la nuit du 5 au 6 juin 1944 le ciel normand est envahi par des nuées d’avions qui larguent parachutistes et leurres. Au sol, côté allemand, la surprise est totale, les troupes n’ont pas été mises en alerte. Même surprise à l’aube du 6, pour les défenseurs du mur de l’Atlantique lorsqu’ils découvrent l’immense armada qui s’apprête à débarquer des flots de troupes sur Utah, Omaha, Gold, Juno et Sword.


Comment une telle surprise a-t-elle pu être possible alors que cela fait plusieurs années que les Allemands attendent ce débarquement ? Pourquoi les Alliés ont-ils choisi la Normandie, et comment ont-ils réussi à concentrer autant de forces ? Mais aussi comment se fait-il que malgré cette surprise initiale, les Alliés aient ensuite piétiné près de deux mois dans le bocage normand ?

Autant de question auxquelles cette réédition en poche de l’ouvrage d’Olivier Wieviorka (paru en 2007) permet de répondre. Ce spécialiste de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale nous livre ici un ouvrage de référence sur cet évènement capital de la guerre sur le front de l’ouest. Comme le sous-titre l’annonce, l’ouvrage ne se limite pas au déroulement du débarquement lui-même, ni aux opérations militaires qui l’ont suivi, il prend en compte les impératifs politiques et économiques.

Une question autant militaire que politique

L’ouverture d’un second front en Europe était une nécessité militaire. Mais le choix du lieu et du moment obéissait à des impératifs militaires et politiques. Côté américain, ce n’était pas si évident que cela, après tout l’agresseur était le Japon et, aux yeux de l’opinion publique, la guerre contre celui-ci devait constituer la priorité. Il fallut la volonté de Roosevelt pour imposer ce choix, en particulier à la marine. Churchill a de son côté tout fait pour donner la priorité au front méditerranéen, les débarquements alliés en Afrique du Nord (Torch en 1942) et en Sicile puis en Italie en 1943 détournèrent des forces qui auraient pu être engagées dans Overlord.

Ce n’est qu’à Téhéran(1943) qu’Overlord fut définitivement approuvée et prévue pour mai 1944. L’auteur montre les débats qui agitèrent le camp allié. Il démonte l’image d’un Roosevelt naïf ,qui en refusant les propositions de Churchill pour une offensive méditerranéenne, aurait favorisé la progression soviétique en Europe centrale.

Une mobilisation économique et technologique

La préparation de l’opération nécessita une coordination des efforts alliés dans le domaine militaire avec la mise en place d’un état-major combiné. Mais elle demanda surtout une immense mobilisation industrielle.

Grâce à l’expérience acquise par les Britanniques dans leurs opérations commandos, et aux leçons tirées des débarquements de 1942 et 1943, les Alliés purent définir de manière assez précise les besoins nécessaires à l’opération. Il fallut en effet prévoir des navires pour transporter les troupes d’assaut, mais également les vagues suivantes et les dizaines de milliers de tonnes d’approvisionnement quotidien nécessaires. Un impératif logistique qui conditionna la construction des Mulberries et impliquait également la prise d’un port dans les plus brefs délais(Cherbourg).

La seule construction des navires de débarquement de tous types (LCI, LST etc.) mobilisa d’importantes ressources et joua un rôle dans le report du débarquement de mai à juin. Les Alliés avaient certes la supériorité matérielle, mais le type de guerre qu’ils menaient impliquait d’énormes fournitures de tous types. En effet, leur puissance matérielle devait permettre d’économiser des vies de combattants amis.

Abuser un ennemi désorienté

Les Alliés n’étaient pas les seuls à avoir des problèmes de commandement. Chez les Allemands, le débarquement était attendu. Les inconnues portaient sur le moment et le lieu du fait des lacunes des services de renseignement, mais également sur la meilleure stratégie pour y répondre.

Le haut-commandement allemand souffrit des interventions d’Hitler dans la stratégie globale, celui-ci voulant garder la haute main sur les divisions de panzers. Mais aussi sur la structure duale du commandement entre un haut commandant à l’Ouest, Von Rundstedt, et le chef du groupe d’armée B, Rommel.Tous deux approuvaient le renforcement du mur de l’Atlantique, mais la réalité de celui-ci était loin des images qu’en donnait la propagande nazie.

La divergence portait sur le rôle à donner aux divisions panzers. Pour Rommel, elles devaient être à proximité des plages pour pouvoir contre-attaquer immédiatement. Cela limitait les risques de voir leurs mouvements paralysés par la supériorité aérienne alliée. Alors que pour Von Rundstedt, les garder en arrière évitait qu’elles soient prises sous les bombardements accompagnant le débarquement. Cela permettait également d’avoir une masse de manœuvre disponible pour contre-attaquer au lieu de les saupoudrer sur toute l’étendue des côtes à défendre. Au final, Rommel reçut quelques divisions supplémentaires, les autres restant à la disposition du haut commandement, un compromis qui ne résolvait rien.

Pour aggraver l’incertitude des allemands, les Alliés mirent sur pied de nombreuses opérations de désinformation. Ils utilisèrent des agents allemands retournés ; mais surtout ils mirent au point l’opération Fortitude. Celle-ci fit croire aux Allemands qu’un groupe d’armée dirigé par Patton devait débarquer dans le Pas-de- Calais, et que les opérations en Normandie ne constituaient qu’une diversion. Cela fonctionna jusqu’en juillet 1944.

Une offensive laborieuse

L’image que l’on garde des évènements de l’été 1944 en Normandie est souvent celle d’un débarquement difficile, à l’image d’Omaha la sanglante où les Américains ne furent pas loin de rembarquer. Olivier Wieviorka ne remet pas en cause les lourdes pertes des troupes aéroportée ou celles d’Omaha mais il rappelle qu’il y eut au total 10 000 victimes alliées le 6 juin alors que les états-majors en attendaient plus du double (25 000). La surprise, l’ampleur des moyens déployés, la disproportion des forces engagées expliquent largement ce résultat.

Pourtant, au final, la journée se révéla un demi-succès, les Alliés, n’atteignant pas les objectifs fixés pour le soir du Jour J. A cause de la résistance des Allemands, mais aussi en raison de la désorganisation logistique et du manque d’entrain de troupes qui pour la plupart considérèrent qu’avoir réussi à débarquer était leur principal objectif. Ainsi, surtout dans le secteur britannique, les troupes tardèrent à avancer à l’intérieur des terres.

Le récit des deux mois qui suivirent permet de voit combien la tâche des alliés fut difficile face à un adversaire expérimenté et bénéficiant d’un terrain favorable à la défensive. Mais les difficultés alliées provinrent aussi de l’inexpérience de leurs troupes qui souffrirent beaucoup plus moralement que leurs adversaires. Un handicap important, mais qui fut géré de manière plus humaine que côté allemand, il y eut en effet peu de condamnations, l’approche médicale étant privilégiée.

Les divergences du haut-commandement entre britanniques (Montgomery) et américains eurent également leur part de responsabilité dans ces difficultés. Elles sont largement responsables de l’échec de la fermeture de la poche de Falaise. Les raisons en sont multiples : amour-propre, état des troupes, forces allemandes rencontrées… Olivier Wieviorka montre comment cette question fait l’objet d’âpres débats sur la part de responsabilité de Montgomery dans ces difficultés.

Il faut ainsi près de deux mois et de lourdes pertes aux Alliés pour percer le front allemand en Normandie. La victoire est coûteuse et incomplète, une grande partie des forces allemandes réussissant à échapper à l’encerclement.

Et la France et les Français ?

La dernière partie de l’ouvrage aborde les questions liées aux français. Qu’il s’agisse des difficultés rencontrées par le général de Gaulle pour se voir reconnaître comme interlocuteur par les Alliés, et surtout par Roosevelt. De ce point de vue, l’accueil réservé par les normands aux représentants de la France libre fut un élément d’appréciation important. Comme le fut également le rôle joué par la résistance qui permit de retarder la montée en ligne de nombreuses troupes et approvisionnements allemands. Là aussi, la part de la réalité et du mythe est distinguée.

L’auteur n’élude pas non plus la question douloureuse des victimes françaises des Alliés. Victimes des bombardements ou des combats, mais aussi victimes d’actes de délinquance de la part de certains soldats. Les libérateurs ne furent pas tous des héros sans tâches.

Un ouvrage dense qui a le mérite de faire la part du mythe et de la réalité sur un évènement qui demeure présent dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Évènement militaire, le débarquement est ainsi replacé dans son contexte qu’il soit militaire, politique ou économique. Il se distingue ainsi d’ouvrages plus spécialisés comme le Beevor chroniqué par ailleurs (DDay et la bataille de Normandie) qui accorde davantage de place aux opérations militaires.

François Trébosc ©