Jean-Baptiste Godin (1817-1888) est à l’origine un ouvrier serrurier. Il fonde son entreprise en 1840. Devenu patron, il fait fortune en inventant et en fabriquant les poêles en fonte qui portent dès lors son nom. La suite de l’histoire aurait pu ressembler à celle d’autres entreprises familiales nées dans des conditions comparables au XIXe siècle et devenues par la suite des sociétés importantes.
Il n’en est rien car Jean-Baptiste Godin se passionne très tôt pour l’œuvre de Charles Fourrier et essaie de mettre en pratique une partie des idées du philosophe utopiste à l’échelle de son entreprise. Il crée alors à Guise, une commune du Nord-Est du département de l’Aisne et de la Picardie, en s’inspirant du phalanstère de Fourier, ce qu’il choisit de nommer le Familistère, appelé aussi le « palais social » par la suite, qui rassemble sur un même lieu des logements ouvriers, offrant un confort et un équipement inégalés pour l’époque, des espaces de loisirs, des économats, où les Familistériens peuvent trouver tous les produits dont ils ont besoin à des prix avantageux, et une école, le tout à proximité des ateliers de productionAujourd’hui, le Familistère peut être visité, de façon réelle ou virtuelle : http://www.familistere.com/category/decouvrir-le-familistere/. En 1880, Godin fonde une nouvelle société, aux statuts bien particuliers, pour permettre à ses ouvriers de devenir propriétaires du Familistère et de leur entreprise. Elle prend le double nom d’Association du Capital et du Travail et de Société du Familistère ; par commodité, elle est souvent désignée simplement comme « l’Association », solution adoptée par Jessica Dos Santos et que nous reprenons dans ce compte-rendu. Outre la gestion du Familistère et des ateliers de production, l’Association est chargée de financer des « assurances mutuelles » : « On peut, grosso modo, les désigner comme une caisse de maladie et une caisse de retraite, même si cela n’est pas totalement exact. »p. 46.
Cette partie de l’œuvre de Jean-Baptiste Godin a été déjà largement étudiée, y compris dans ses dimensions architecturales, et les ressources documentaires permettant de la découvrir disponibles en ligne ne manquent pasVoir, notamment, LALLEMENT Michel, Le Travail de l’utopie. Godin et le Familistère de Guise, Paris, Les Belles Lettres, 2009, 512 pages, et BEDARIDA Marc, PAQUOT Thierry (dir.), Habiter l’utopie. Le Familistère Godin à Guise, Editions de la Villette, 2004, 312 pages, dont Frédéric Stévenot avait rendu compte pour la Cliothèque. Plusieurs conférences de Michel Lallement sont disponibles en ligne. On peut regarder par exemple celle qui a été mise en ligne par l’Institut Tribune Socialiste : https://vimeo.com/121284526.. En revanche, les travaux portant sur le destin de l’Association de la mort de Godin (1888) à sa disparition (1968) sont fort peu nombreux. La publication de la thèse de Jessica Dos Santos, soutenue en 2013 et trois fois primée (prix Crédit Agricole d’histoire des entreprises, Prix d’Histoire François Bourdon et Prix de l’Association pour le développement de la documentation sur l’économie sociale), vient donc combler un vide historiographique et participe ainsi au développement des études sur l’histoire de l’économie sociale en général et de la coopération en particulier, dont témoigne, par exemple, un séminaire organisé cette année à l’université de Dijonhttps://afhmt.hypotheses.org/868.

Une place singulière dans l’histoire de l’économie sociale et de la coopération

En réalité, l’Association occupe une place particulière dans l’histoire de l’économie sociale et de la coopération, pour au moins trois raisons. Comme le souligne Jessica Dos Santos, elle est à la fois une coopérative de logements, une coopérative de consommation et une coopérative de production. Par ailleurs, elle a été fondée à l’initiative d’un patron en la personne de Godin. Enfin, l’organisation de l’Association est inégalitaire, comme le souligne et le rappelle Jessica Dos Santos :
« Elle n’est pas organisée selon le sacro-saint principe coopératif « un homme, une voix », mais selon une hiérarchie interne conçue par Godin à la fois comme un ascenseur social et intellectuel et comme un moyen de différencier la rémunération selon le critère du « talent » mis en avant par Charles Fourier. Elle répartit les individus travaillant au sein de l’association en quatre groupes que les statuts qualifient de « titres » ou de « catégories », et que pour plus de clarté nous appellerons « catégories sociales ». La première, celle des auxiliaires, ne comprend que de simple salariés. La seconde et la troisième, celle des participants et des sociétaires, regroupent ceux qui sont au surplus propriétaires de l’entreprise et à ce titre participent aux bénéfices. »p. 18-19.
Pour toutes ces raisons, comme le montre Jessica Dos Santos, l’Association entretient des liens de plus en plus distants avec le mouvement coopérateur français et international et finit par s’en détacher complètement.

Histoire d’une entreprise

Dans ce contexte, le principal intérêt de la thèse de Jessica Dos Santos est d’appliquer au Familistère de Guise les méthodes de l’histoire des entreprises, un genre désormais bien ancré dans le paysage historiographique français. L’auteure montre le poids de la singularité des statuts de l’Association dans son histoire mais elle en relativise aussi les effets en décrivant l’intégration de plus en plus forte de la Société du Familistère à la branche industrielle à laquelle elle appartient, son appartenance à une ville et un territoire local singuliers où sont implantés aussi bon nombre de ses concurrents, sa capacité à survivre à deux guerres mondiales et à deux périodes d’occupation, bref en contextualisant systématiquement son propos.
Parmi d’autres aspects mis en valeur par Jessica Dos Santos, on retiendra en particulier le rôle de l’administrateur-gérant dans la gestion de l’Association. Elu par l’assemblée générale annuelle des seuls associés, il est le véritable patron de l’Association, même si son mandat peut être remis en cause chaque année par les associés. Si l’on met de côté la période de transition de quelques mois où l’épouse de Godin assure la direction du Familistère après la mort de son époux, on constate que quatre administrateurs-gérants seulement se sont succédé à la tête de l’entreprise en 80 ans : François Dequenne (1888-1897), Louis-Victor Colin (1897-1932), René Rabaux (1933-1954) et Raymond Anstell (1955-1968).
Jessica Dos Santos montre bien comment la direction du Familistère par ces administrateurs-gérants s’apparente à bien des égards à celle de patrons « classiques ». La politique sociale de l’entreprise mise en place par Godin et poursuivie par ses successeurs (logements ouvriers, économats, assurance maladie …) présente ainsi beaucoup de parenté avec le paternalisme pratiqué par de nombreux patrons. Par ailleurs, Louis-Victor Colin puis René Rabaux participent activement à la vie des deux organisations professionnelles de la branche industrielle à laquelle appartient l’Association, le Syndicat des fondeurs de France et la chambre syndicale des fabricants d’appareils de chauffage domestique, parfois appelé syndicat du chauffagep. 214-215.. Le second, au nom de l’héritage de Godin, adhère à la fin des années 1930 au projet corporatiste défendu par Maurice Olivier, élu en 1934 président du Syndicat des fondeurs de France et du « syndicat du chauffage », puis dans les années 1940 à la politique corporatiste du régime de Vichy.
Parallèlement à cette mutation de la figure de l’associé-gérant en patron, les relations sociales au sein de l’entreprise tendent à se « banaliser » : des grèves ont lieu, des ouvriers socialistes, puis socialistes et communistes, souvent auxiliaires, s’opposent, parfois violemment, à la direction de l’entreprise et y implantent des syndicats. Comme d’autres patrons, l’administrateur-gérant rencontre une forte résistance lorsque, dans les années 1930, il veut introduire dans l’entreprise la rationalisation du travail en faisant appel au cabinet de conseil américain de Wallace Clark. Il doit du reste en rabattre sur son projet initial.

L’échec final
Dans ces conditions, la responsabilité de l’échec final de l’Association, en 1968, doit être en grande partie attribuée aux choix faits par les administrateurs-gérants, en particulier leur incapacité à moderniser l’outil de production et à adapter leur politique commerciale au nouveau contexte des Trente Glorieuses, avec la naissance de la grande distribution et le recul de la place des grossistes et des petits détaillants auxquels continuent pourtant d’être confiés la commercialisation des poêles et des autres produits « Godin ». A ce sujet, Jessica Dos Santos nuance la thèse développée dans les années 1970 par Guy Delabre et Jean-Marie GauthierDELABRE Guy, GAUTHIER Jean-Marie, La régénération de l’utopie socialiste. Godin et le Familistère de Guise, thèse de doctorat d’Etat en sciences économiques, sous la direction de Jean Weiller, Université de Paris I, 1978., sous l’influence de René Rabaux, encore en vie à cette époque et alors principal acteur de la transmission de la mémoire du Familistère en général et de sa propre œuvre à la tête de celui-ci en particulier :
« Ces dernières années, la plupart des ouvrages consacrés au Familistère ont repris la thèse, développée par Delabre et Gauthier à la suite de René Rabaux lui-même, selon laquelle l’échec final de l’Association et sa fin précoce seraient autant dus aux difficultés économiques rencontrées par l’entreprise qu’à une certaine altération de la mentalité des Familistériens, résumée par l’expression « dérive coopérative ». Cependant, il faut nuancer une telle explication qui forme autour des associés une « légende noire », en leur attribuant plus de pouvoirs et de responsabilités qu’ils n’en possédaient. » (p. 400)
Comme le montre Jessica Dos Santos, les principales « faiblesses structurelles » de l’AssociationRésumées dans la conclusion générale, p. 426-430. à l’origine de sa disparition, à savoir « la perte de la capacité d’innovation », la « modernisation trop tardive et incomplète de l’appareil productif », « l’absence d’anticipation des besoins de la clientèle présente et future » et la transformation de l’Association en une forme particulière d’entreprise familialePour des raisons liées aux statuts de l’entreprise, qu’il serait trop long d’exposer ici, le renouvellement du groupe des associés et des cadres de l’entreprise s’opère essentiellement par la transmission du statut d’associé de génération en génération, de père en fils. sont largement imputables à la direction de l’entreprise, autrement dit aux associés-gérants qui se sont succédé à sa tête. Si la responsabilité des associés n’est pas nulle, l’ « image noire » d’associés « passifs », indifférents au destin de l’œuvre de Gaudin voire attentifs à leurs seuls intérêts, en particulier le versement de la part des bénéfices leur revenant, qui s’est construite dans les années 1970 et 1980 sous l’influence de René Rabaux, doit être remise en cause. D’une part, les archives montrent que tous les associés ne sont pas montré passifs ni soucieux de leurs seuls intérêts ; d’autre part, leur passivité a été encouragée pendant des années par les associés-gérants : « Le discours paternaliste de la gérance invite fortement les ouvriers en général, et surtout les associés, à se placer dans une simple position de soutien à la direction. »p. 430

La lecture de la synthèse de Jessica Dos Santos sur la vie du Familistère de Guise après la mort de Godin apporte donc beaucoup, sur les sujets abordés dans ce compte-rendu mais aussi sur d’autres qui n’ont pas pu l’être faute de place. En effet, comme on l’aura je l’espère compris à la lecture de ce compte-rendu, L’utopie en héritage est une monographie très réussie, qui ouvre par conséquent des perspectives et renouvelle nos connaissances dans de nombreux domaines, notamment le « réel de l’utopie », selon une expression de Michelle Riot-Sarcey reprise par Jessica Dos Santosp.16 ; cf. RIOT-SARCEY Michèle, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 309 pages., autrement dit la mise en œuvre concrète d’un projet utopique, la question de la gouvernance des coopératives et des entreprises de l’économie sociale, celle de la collaboration économique pendant la Deuxième Guerre mondiale et enfin sur les évolutions d’une branche industrielle bien particulière, celle des appareils de chauffage, qui, en 80 ans, a connu des évolutions majeures.

Thomas Figarol, pour Les Clionautes®