Sous un joli nom, un triste navire, l’auteur reconstitue l’histoire d’un navire négrier en voyage vers les Antilles dans la seconde moitié du XVIII ème siècle, un commerce « ordinaire » pour l’époque, encouragé par l’État et légitimé par l’Église. L’histoire de ce navire est un exemple parmi les nombreux voyages vers les côtes américaines. Un travail de recherche rigoureux, une grande richesse iconographique font de cet ouvrage une remarquable source pour tout professeur désireux de développer avec ses élèves les divers aspects du commerce triangulaire et l’histoire de l’esclavage.

La Marie-Séraphique, du « curieux souvenir » à l’objet de mémoire

Bertrand Guillet, conservateur et directeur adjoint du musée d’Histoire de Nantes, nous présente d’abord les sources: journal de bord, comptes d’exploitation du navire mais surtout les dessins et aquarelles qui les accompagnent et expliquent peut-être que la Marie Séraphique ait connu une gloire posthume dans divers ouvrages ou expositions. La qualité de ces documents iconographiques qui font tout l’intérêt de ce livre, ont servi d’illustration dès les premiers travaux d’histoire de la traite négrière, dans les manuels scolaires voire même ont servi de modèle à François Bourgeon pour sa B.D. « Les passagers du vent ». On notera en particulier les dessins en coupe figurant l’entassement des esclaves qui sont très proches de ceux du navire anglais Brooks, considéré à tort comme une exagération d’abolitionniste.

La première campagne de La Marie-Séraphique

Le navire acheté en janvier 1769 par le négociant nantais Jacques Barthélémy Gruel, natif du Cap Français sur l’île de St Domingue et installé depuis peu en terre bretonne, est décrit en détail, c’est un navire construit pour la traite. On découvre ensuite le financement complexe d’une campagne, l’engagement souvent délicat de l’équipage, le choix d’un capitaine connaisseur des côtes africaines et du marché des esclaves auquel il est associé à hauteur de 5% des ventes et d’un chirurgien garant de la santé des captifs.

Sont ensuite décrits la cargaison au départ de France : vivres (en particulier des fèves et du riz destinés au voyage Afrique-Amérique, rations des captifs qui seront complétées sur les côtes africaines, eau, marchandises (tissus, fer et armes, faïences, verroterie et eau de vie de Bordeaux) choisi en fonction de la destination choisie, pour ce premier voyage les côtes de l' »Angole ».

La Marie -Séraphique quitte Paimboeuf le 1er mai 1768, longe les côtes (belle carte p 71) pour arriver à Louango (dans l’actuelle Angola) le 22 août. On assiste aux différentes opérations: formalités, vente de la cargaison, achat des esclaves auprès des indispensables courtiers. Le bateau charge petit à petit 312 esclaves et lève l’ancre le 18 décembre.

L’auteur nous raconte les deux mois de traversée: la vie à bord, le repas des captifs sur le pont, l’hygiène et enfin l’arrivée au Cap Français et la vente des captifs. Quelques planches évoquent le travail sur l’île.

Il convient maintenant de réaménager le navire pour embarquer les denrées coloniales: sucre mais aussi café. Le retour enfin pour les marins: du 18 mai au 27 juin 1769, soit au total 14 mois de campagne.

A partir des livres de compte, Bertrand Guillet tente une évaluation des bénéfices : autour de 400 000 livres réparties entre les divers associés.

Enfin pour clore ce grand chapitre il s’agit d’observer les stratégies de l’armateur: répartir les risques entre un navire vers la côte d’Angola et un autre vers le golfe de Guinée, charger aux Antilles au moment de la récolte de sucre et faire route en compagnie d’un navire en droiture, qui se consacre au commerce en direct Europe-Amérique.

Jacques Barthélémy Gruel, un armateur entreprenant

Depuis le premier bateau acheté en 1763 à son arrivée en métropole, les gains furent important pour Gruel grâce aux quelques 4069 captifs traités en 12 ans de campagnes.

On retrouve dans ce chapitre la Marie-Séraphique vendue en 1776 et son armement par les frères Da Costa.

Un tour d’horizon de la fortune de l’armateur nantais montre la part investie dans le commerce, les biens immobiliers acquis à Nantes et dans les alentours, mais surtout que Gruel n’a pas oublié son origine créole où il développe son héritage: « habitation », usine à sucre.

Sa fortune le hisse dans la société nantaise et l’autorise à acheter une charge anoblissante en 1777. A cette date sa fortune dépasse les 2 millions de livres.

Mais la traite ne profite pas qu’à l’armateur mais à une beaucoup plus large part de la population à commencer par les capitaines comme Jean Baptiste Fautrel-Gaugy, capitaine de la Marie Séraphique, sans doute l’auteur des dessins et aquarelles présents dans les documents du navire car on le connaît aussi pour sa cartographie minutieuse des côtes africaines.

Si la guerre d’Indépendance américaine met un terme aux campagnes négrières, elle offre aux audacieux tel Gruel des perspectives de profits: commissions, activités bancaires, ravitaillement des Insurgents. Les affaires de notre armateur sont menacées. Il fait faillite en novembre 1780 après que ses navires furent pris par les Anglais.

Quand il meurt épuisé en 1787, il ne laisse que 10 000 livres et sa sucrerie du Cap Français qui sera incendiée en 1791 par les esclaves en révolte.

Si la Marie Séraphique est le personnage principal dans la première partie, la destinée de Jacques Barthélémy Gruel, son propriétaire, est également pleine d’intérêt en particulier la composition de sa fortune. Un beau livre qui s’inscrit dans la volonté de la ville de Nantes et de ses habitants de conserver la mémoire du passé négrier du port.

© Christiane Peyronnard