Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Lyon, spécialiste de l’histoire et de la mémoire de la France des années noires, biographe de Lucie Aubrac, Laurent Douzou s’est associé à Jean Novosseloff, président de l’Association des Amis de la Fondation de la Résistance, amateur éclairé et passionné par la philatélie et l’histoire de la Résistance française, pour écrire cet ouvrage original et historiographiquement novateur.

Diffusé par les Editions Du Félin dans la collection Résistance-Liberté-Mémoire, avec le soutien du Comité pour l’histoire de la Poste, il s’agit d’un beau livre à couverture cartonnée, avec de nombreuses et belles reproductions de timbres-poste, de projets non retenus de timbres-poste, de cartes philatéliques, en noir et en couleur, ou d’autres documents encore.

Une vision neuve de la mémoire de la Résistance à travers les timbres-poste

Les sujets des timbres commémoratifs (l’étude ne porte pas sur les timbres d’usage courant) ne doivent rien au hasard. Ils sont choisis en fonction de la volonté du pouvoir exécutif représenté par le ministre en charge de l’administration de la Poste ; ils expriment les valeurs que l’Etat veut promouvoir et sont donc un vecteur des politiques de la mémoire. « Petite image anodine et mineure, dont la naïveté est feinte (…) dont on ne se méfie pas comme d’un tract ou une affiche », le timbre-poste contribue à façonner la mémoire de la Nation. Ainsi se justifie la question que pose les auteurs dans l’introduction, et à laquelle ils répondent par une claire et convaincante démonstration : « Que peut-on apprendre sur la mémoire de la Résistance des images véhiculées par les timbres-poste émis en hommage aux combats de la Libération et de la victoire, aux femmes et aux hommes qui se sont levés contre l’occupant et le régime de Vichy, à celles et à ceux à qui leur action résistante a valu d’être déportés ? »

Ce livre est une étude sur la mémoire de la Résistance telle que l’émission des timbres commémoratifs la donne à voir, de 1945 à 1969. Et la vision n’est pas celle qu’on attendait ! Elle remet en cause l’idée couramment admise, mais déjà contestée par Pierre Laborie, selon laquelle la Résistance aurait dominé la mémoire collective durant ces 25 ans, et que cette mémoire aurait été essentiellement gaulliste ou communiste. Pour le dire encore plus clairement : le fameux mythe résistancialiste n’en sort pas indemne !

En 1945, la Libération éclipse la Résistance

Cinq timbres-poste furent émis au cours de l’année 1945 sur les libérations. Pour commémorer la libération de Paris, le projet retenu représente une allégorie de la République coiffée du bonnet phrygien : c’est le retour de Marianne qui avait été chassée par le gouvernement de Vichy de l’espace public. Elle guide et domine civils, maquisards et militaires, le bras tendu, chevauchant Pégase, vers la liberté et la victoire. « C’était l’image d’une France unie et révolutionnaire avec en toile de fond l’insurrection parisienne d’août 1944 ». Un timbre fut émis en mai 1945 pour fêter la libération de l’Alsace et de la Lorraine : sur fond des cathédrales de Metz et de Strasbourg, une Alsacienne et une Lorraine sont heureuses d’être à nouveau réunies sous le drapeau français. En octobre 1945, un timbre-poste rappela le massacre d’Oradour-sur-Glane. Comme il devait évoquer « l’action malfaisante de la barbarie allemande », le ministère des Affaires étrangères fut averti et ce fut De Gaulle qui choisit parmi les deux projets présentés. « Avec ces trois principales émissions de l’année 1945 (…) le paysage philatélique de cette première année de Libération affichait un triptyque bien dans l’air du temps : Unité, Allégresse, Martyre » (…) : une Marianne unificatrice et très républicaine sur la vignette de la Libération, l’allégresse des jeunes femmes d’Alsace et de Lorraine, le martyre des populations d’Oradour, mais aussi de Dunkerque, Rouen, Caen et Saint-Malo qui composèrent la série des « villes martyres ».

De 1947 à 1957, la mémoire de la Résistance est presque effacée du paysage philatélique

Au cours de l’année 1947, trois émissions vinrent rappeler l’Occupation et la Libération : en juillet, à l’occasion de l’inauguration du monument commémoratif de la destruction de la base sous-marine allemande de Saint-Nazaire par un commando britannique (rappel de l’aide britannique contre l’occupant) ; en septembre à l’occasion de l’inauguration à Saint-Symphorien (Eure-et-Loir) de la première borne de la voie de Liberté qui devait jalonner la route empruntée par Patton de la Normandie aux Ardennes (rappel de l’aide américaine).

En novembre les Postes françaises rendent le premier hommage à la Résistance, et il restera seul de son espèce pendant dix ans. Ce sont deux socialistes résistants, Félix Gouin et Eugène Thomas qui imposèrent cet hommage. 31 projets furent dessinés, et on constate en les découvrant combien le terme générique de « Résistance » recouvrait alors des représentations très diverses : une Résistance cachée et anonyme devant la puissante force armée de l’ennemi avec ses chars, une Résistance guerrière et active avec des maquisards au combat sous le signe de la France combattante avec la croix de Lorraine, une Résistance mythologique illustrée par les combats d’Hercule contre l’hydre au d’autres monstres, une Résistance incarnée par d’étranges figures de femmes androgynes au visage déformé par la colère, au corps tourmenté, aux bras enchaînés, donc privées de liberté, dont les mouvements suggéraient la volonté de briser leurs chaînes.

L’image retenue représentait la Résistance sous les traits d’un homme à la poitrine à demi nue que deux soldats allemands arrêtaient et menottaient, le « corps légèrement vêtu, comme pour souligner le dénuement de la Résistance ». La Résistance que l’Etat met en valeur et en évidence est une Résistance anonyme, sans symbole politique affirmé, très éloignée du maquisard dont on dit qu’il la symbolise toujours. Cet unique timbre-poste montre l’effacement de la Résistance de l’espace public ; d’autant plus qu’en 1950 et 1953, deux lois d’amnistie sortent de leurs prisons les collaborateurs condamnés par la justice de la Libération.

Durant cette période, c’est la dimension militaire de l’épopée de la Résistance extérieure qui est exaltée au détriment de la Résistance intérieure.

De 1945 à 1955, huit timbres-poste commémoratifs furent émis concernant la Seconde Guerre mondiale : trois honoraient le général Leclerc, deux le maréchal de Lattre de Tassigny, trois rappelaient les trois débarquements, d’Afrique du Nord, de Normandie et de Provence. Avec Leclerc et de Lattre, c’est la France libre et l’Armée d’Afrique qui sont mises à l’honneur, pas la Résistance intérieure. Peut-être faut-il lire aussi les paysages africains et tonkinois comme un appel à une mobilisation pour la défense de l’empire…

Le monde associatif de la Résistance et de la Déportation s’émeut et s’inquiète devant l’oubli de la Résistance intérieure. C’est sans doute une des raisons de la création du Concours national de la Résistance et de la Déportation, dont l’idée se fait jour en 1954, et de la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation, instaurée par la loi du 14 avril 1954. Commencent aussi en 1955 des émissions consacrées à la déportation. C’est enfin dans ce contexte que naquit l’idée d’émettre une série de timbres dite des « Héros de la Résistance », afin de remettre la Résistance à l’honneur, après une décennie d’absence sur le plan philatélique.

La Résistance est mise à l’honneur de 1957 à 1961 à travers les cinq séries des « Héros de la Résistance ».

L’initiative d’honorer la Résistance revient au ministre des Postes Eugène Thomas (il occupa ce portefeuille à 13 reprises entre 1945 et 1959), socialiste du Nord, pionnier de la Résistance (mars 1941), déporté à Buchenwald, dirigeant influent de la FNDIR-UNADIF (cette puissante association de déportés est proche des socialistes et des gaullistes et s’oppose à la FNDIR, proche des communistes), très anticommuniste, qui estime qu’il est urgent de lutter contre ce qu’il perçoit comme un effacement de la mémoire de la Résistance. Ce qui permet aux auteurs de cet ouvrage d’observer que « la manifestation la plus spectaculaire entreprise pour promouvoir le souvenir de la Résistance a échappé à la fois aux communistes et aux gaullistes, pourtant toujours présentés comme les deux versants, antithétiques mais complémentaires, d’une mémoire résistante hégémonique. »

Les auteurs étudient les conditions dans lesquelles les Héros choisis pour illustrer les séries philatéliques de prestige émises de 1957 à 1961 furent retenus, ce qui leur permet de montrer « la complexité du réseau des porteurs de mémoire à l’œuvre dans le processus de désignation ». Eugène Thomas joua un rôle essentiel dans le choix des Héros qui fut fait à partir des propositions de demandes d’effigies postales émanent des femmes et des hommes de la Résistance (familles et amis, collègues), d’élus, d’associations (qui ont alors de nombreux adhérents). Il décida que ceux qui seraient choisis ne pourraient être que des résistants « qui ont bougé dès 1940 », excluant « ceux qui ont attendu 1941 (…) le jour ou Hitler, oubliant les félicitations qu’il avait reçues de Staline, après sa victoire sur l’armée française, décida d’attaquer la Russie » : donc aucun résistant lié au Parti communiste ! Il exigea d’autre part qu’un postier figurât dans chacune des cinq séries.

Pendant cinq ans, cinq séries se succédèrent qui représentent 23 effigies postales et 70 millions de timbres, soit 22% à 32% des tirages globaux des timbres commémoratifs, hors timbres courants. Les personnages sont représentés en buste, de profil ou de face, « volontaires » et « résolus » ; les portraits sont encadrés de gerbes de blé, symbole de la justice ; le timbre porte la mention du nom, des dates de naissance et de mort et l’inscription « République française ». Ils sont 27 car un même timbre honore les cinq élèves du lycée Buffon fusillés le 8 février 1943.

Voici la liste des Héros par série.
1. Jean Moulin, Honoré d’Estienne d’Orves, Robert Keller, Pierre Brossolette, Jean-Baptiste Lebas.
2. Jean Cavaillès, Fred Scamaroni, Simone Michel-Lévy, Jacques Bingen
3. Yvonne Le Roux, Gilbert Védy, Louis Martin-Bret, Gaston Moutardier, les cinq martyrs du lycée Buffon (Jean-Marie Arthus, Jacques Baudry, Pierre Benoît, Pierre Grelot, Lucien Legros sur le même timbre).
4. Pierre Masse, Maurice Ripoche, Léone Vieljeux, René Bonpain, Edmond Debeaumarché.
5. Jacques Renouvin, Lionel Dubray, Paul Gateaud, Mère Elisabeth.

Ceux qui furent retenus et ceux qui furent oubliés

Les Héros retenus le furent parmi une cinquantaine de personnes, très connus ou inconnus. Trois femmes seulement furent retenues, soit 11% de l’effectif total ; 10 étaient des compagnons de la Libération ; tous avaient appartenu à des réseaux ou à des mouvements liés à la France combattante ; tous à l’exception d’Edmond Debeaumarché (animateur du mouvement Résistance-PTT, l’un des artisans du Plan Violet, décédé en 1959) étaient morts pendant l’Occupation en France, fusillés, massacrés, torturés à mort, ou morts en déportation.

La diversité sociale de la Résistance ne s’y reflète pas vraiment car les paysans, employés et ouvrier sont absents de la liste ; la diversité politique est aussi absente dans la mesure où il n’y a pas de communistes ; et bien sûr l’administration des Postes est sur-représentée puisque une femme et cinq hommes la représentent. On trouve évidemment parmi les Héros, Jean Moulin, Pierre Brossolette, Jean Cavaillès, Honoré d’Estienne d’Orves, mais les noms d’une notable proportion d’entre eux sont aujourd’hui inconnus du plus grand nombre : Louis Martin-Bret, Gaston Moutardier, Yvonne Le Roux, Abbé René Bonpain, Lionel Dubray, Paul Gateaud, Léonce Vieljeux, Mère Elisabeth. Beaucoup d’entre eux sont ceux que Brossolette avait appelé dans son allocution à la BBC du 22 septembre 1942, les « soutiers de la gloire ». Les auteurs proposent une courte biographie de chacun des 27 Héros, en prenant appui sur les biographies rédigées par Jean Maurice Mercier dans Le Monde du 7 mai 1969, afin de rester « au plus près de ce que les contemporains pouvaient avoir à l’esprit en manipulant ces séries », sans tenir compte donc des études historiques publiées depuis : remarquable souci de rigueur historique.

Ils présentent aussi les biographies (une vingtaine) de ceux qui ne furent pas élus, figures connues (Jacques Decour et Frédéric-Henri Manhès par exemple) ou individus oubliés, et qui répondaient pourtant à tous les critères de choix ; ils observent que « l’oubli, très vite, avait enseveli quantité de ses membres, si méritants, voire héroïques, qu’ils aient pu être ».

Par les timbres, les Français redécouvrent la Résistance

Un chapitre étudie les manifestations publiques et officielles auxquelles donnèrent lieu les émissions de ces timbres commémoratifs. Il s’avère que l’Etat entend leur donner un grand éclat et que la presse leur réserve un bon accueil. Chacune des émissions fut l’occasion d’une grande manifestation philatélique annoncée par la presse nationale, qui dura de quatre à cinq jours, se déroula dans le hall et les salons du ministère des Postes et fut l’objet d’une exposition philatélique. Des manifestations se déroulèrent aussi dans les villes et régions de naissance des Héros ; s’appuyant sur le cas du Vercors, les auteurs montrent qu’il y eut « des déclinaisons locales très fortes, porteuses d’une mémoire encore à vif », et observent que « ce qu’on appelle un peu vite la mémoire collective requiert à la fois beaucoup de prudence et une attention extrême aux réalités observables selon des échelles éminemment variables ».

Le ministre peut être satisfait car la France honore officiellement et solennellement la Résistance à travers ses héros, et les Français redécouvrent la Résistance. Néanmoins des limites doivent être soulignées : l’exclusion des communistes qui prirent une part active et forte à la Résistance ; l’exaltation d’une Résistance faite d’individualités exceptionnelles et qui passe donc à côté de la lutte quotidienne qui fut celle du peuple des maquisards et des résistants sédentaires.

La parenthèse se referme très vite, et c’est le pouvoir gaulliste qui la referme !

En 1961, Michel Maurice-Bokanowski, nouveau ministre des Postes, pourtant compagnon de la Libération, informe Eugène Thomas, président de l’UNADIF, que les membres de la Commission consultative des timbres-poste avaient décidé à l’unanimité d’arrêter les émissions de ces séries car il devenait trop difficile et trop arbitraire de choisir des noms. Il fut décidé d’émettre une « Série de la Résistance » reproduisant des lieux qui rappelleraient la Résistance. Trois sites furent choisis : le Mémorial de la France combattante au Mont-Valérien, le monument dédié à la Force française libre érigé sur la côte nord de l’île de Sein (inauguré par de Gaulle le 7 septembre 1960), un timbre « A la mémoire des résistants du Vercors ». En 1963 furent émis un timbre qui représentait la crypte des Déportés de l’île de la Cité à Paris, un autre reproduisant le monument du cimetière militaire de Morette à Thônes, en Haute-Savoie érigé en mémoire des résistants des Glières. Pour chacune de ces émissions, une manifestation fut organisée dans la salle du congrès du ministère des Postes, mais la presse nationale ne fit plus mention de ces événements que dans ses encarts philatéliques

« Avec ces dernières émissions des Hauts lieux de la Résistance prit fin, en 1963, cette suite de 28 timbres-poste qui, pendant sept années consécutives, avait entendu entretenir, à travers les portraits de 27 héros et les paysages de cinq lieux emblématiques, la mémoire de la Résistance française depuis les toutes premières heures où elle s’était levée. » Le pouvoir gaulliste ne poursuivit pas cette initiative, qui aurait dû lui convenir. La Résistance (et la déportation dans les camps de concentration dans une moindre mesure encore) continuèrent à être évoquées par les émissions postales, mais très faiblement. De nouvelles figures furent honorées, mais sans mention de leur qualité de résistants, et dans le cadre de la commémoration de personnages célèbres de toutes époques, par exemple Danièle Casanova, René Cassin, Edmond Michelet, Pierre Mendès-France.

Dans la mesure où les timbres étaient partie prenante d’une imagerie qui contribuait à modeler les représentations dominantes, cette diffusion brève mais massive dut avoir des incidences sur la mémoire collective. On ne sait pas quelles furent ces incidences mais, « il reste que la dimension héroïque sur laquelle ces séries mirent si fortement l’accent, ne donnait pas à voir la Résistance d’un peuple mais bien celle de femmes et d’hommes d’exception ».

« La Résistance a bien été célébrée, magnifiée et commémorée de la Libération à nos jours. De 1945 à 2010, 129 vignettes postales ont raconté et illustré, dans une perspective foncièrement nationale, la Seconde Guerre mondiale à travers les effigies de femmes et d’hommes qui s’étaient illustrés dans la Résistance et des lieux où s’étaient déroulés les combats de la Libération et la tragédie de l’univers concentrationnaire (…) Cette célébration ne fut nullement constante (…) La chronologie que dessinent les émissions postales n’est aucunement conforme à ce qui est habituellement dit et écrit à propos de la mémoire de la Résistance. Le canevas qu’elles tracent est complexe et déconcertant. »

De gros accrocs à la thèse résistancialiste

« Premier accroc à la thèse résistancialiste, c’est indépendamment du général de Gaulle et du Parti communiste, d’une certaine manière contre eux, que la IVe République finissante, par la volonté d’un ministre socialiste, inaugura vraiment la célébration postale de la mémoire de la Résistance. Deuxième entorse à la grille de lecture convenue (…) la Résistance ainsi portée aux nues, loin d’être exclusivement gaulliste et communiste, déploya un large éventail idéologique et politique où les socialistes se taillaient tout de même la part du lion. Troisième rupture avec l’image d’une France qui aurait été peinte et pensée alors sous les traits d’un pays ayant unanimement embrassé l’idéal résistant, ce sont bien des héros, des personnalités d’exception reconnues et présentées comme telles depuis leur tragique accession à une forte notoriété qui furent choisies pour illustrer l’hommage au combat clandestin. »

Ainsi, à partir d’un objet d’étude plutôt inattendu, l’émission des timbres-poste commémoratifs, les auteurs nous proposent une plaisante étude historique, qui ouvre des voies nouvelles à l’histoire de la mémoire de la Résistance et nous invite à ne plus considérer comme évidentes et définitives les thèses résistancialistes qui règnent encore dans nos manuels scolaires.

© Joël Drogland