Une histoire synthétique et originale de l’histoire de la Russie de 1825 à 1934, par un contemporain, théoricien libertaire qui rend toute son ampleur à un processus révolutionnaire complexe.

« Non, Lénine et ses camarades ne furent jamais des révolutionnaires. Ils ne furent que des réformistes quelque peu brutaux qui, en vrais réformistes, recoururent toujours à de vieilles méthodes bourgeoises. Ils n’avaient aucune confiance dans la vraie révolution et ne la comprenaient même pas. En confiant à ces bourgeois étatistes réformistes le sort de la révolution, les travailleurs russes révolutionnaires ont commis une erreur fondamentale. Là est une partie de l’explication exacte de tout ce qui s’est passé en Russie, depuis octobre 1917 à nos jours. »

VolineVoline, de son nom complet Vsevolod Mikhaïlovitch Eichenbaum (1882-1945), fut un révolutionnaire russe participant à la makhnovtchina en tant que responsable de la culture et de l’éducation. Il s’exila en France suite à la répression bolchevique. Poète, militant libertaire ukrainien d’origine juive, théoricien de la synthèse anarchiste, il est le fondateur du premier soviet de Saint-Petersbourg (1905). En 1918, il est mandaté par la Confédération des organisations anarchistes d’Ukraine pour rédiger un programme visant à réunir les communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes. En 1919, il combat les bolcheviks dans les rangs de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne de Nestor Makhno, avant d’être condamné à mort par Trotsky puis finalement banni par le nouveau pouvoir soviétique (biographie plus complète dans la préface du présent ouvrage)., La Véritable Révolution sociale, L’Encyclopédie anarchiste, 1934 Voline, La révolution russe, histoire critique et vécue, Libertalia, 2017, p. 168..

Dans le cadre du centenaire des révolutions russes d’octobre 1917, les publications sur la question se multiplient, preuve si besoin en est que le sujet passionne toujours autant qu’il divise. Depuis l’explosion de l’URSS les controverses historiographiques sont nombreusesPour une mise au point actualisée : https://projetrusse.org/2018/03/20/debats-et-controverses-historiographiques-autour-des-revolutions-de-1917/ mais surtout l’excellence série d’émissions de la Fabrique de l’Histoire (20 au 23 février 2017) et les polémiques autour d’ouvrages comme les livres noirs Le Livre Noir du Communisme, écrit sous la direction de Stéphane Courtois, Robert Laffont, 2000 & Collectif, Le Livre Noir Du Capitalisme, Le Temps Des Cerises, 2002. du communisme et du capitalisme Pour une mise au point récente sur l’histoire du capitalisme, le lecteur ou la lectrice pourra se référer au compte-rendu et à l’ouvrage de Jürgen Kocka, Histoire du capitalisme, éditions Markus Haller, 2017, 196 pages : https://clio-cr.clionautes.org/histoire-du-capitalisme.html.. Charles Jacquier dans l’avant-propos de l’ouvrage résume assez bien les deux visions antagonistes toujours présentes (et un brin simpliste) sur cette époque : « pour les uns, tout changement social mènerait au totalitarisme et nous serions condamnés à vivre dans ce monde. Pour les autres, l’URSS – et les régimes frères – a représenté l’avenir radieux de l’humanité qu’il fallait défendre envers et contre tout »Voline, La révolution russe, histoire critique et vécue, Libertalia, 2017, p.7.. En réalité, la révolution russe et les évènements qui en découlèrent peuvent se lire sous des prismes bien différents et depuis le début, des acteurs de ces derniers, notamment les militants anarchistes russes comme Voline. L’auteur n’a pas seulement vécu la Révolution de 1917 mais il y a activement participé. La Révolution russe, histoire critique et vécue ouvre une perspective novatrice, éloignée de la narration des faits par des hommes politiques ou des écrivains partisans qui négligent, occultent certains aspects ou les masquent, voire même les falsifient. Voline désire ainsi examiner cette « révolution inconnue », soucieux de décrire et de raconter en toute « objectivité », des faits authentiques. Dans cet ouvrage, Voline utilise l’expression « révolution russe » au sens large c’est-à-dire « le mouvement révolutionnaire entier, depuis la révolte des décabristes (1825) jusqu’à […] 1934 »Ibid p. 21., méthode qui est la seule selon lui permettant au lecteur de comprendre au mieux la suite des évènements et la situation contemporaine de l’URSS. Il précise en remarque liminaire qu’il faudrait compléter son œuvre par une étude historique générale du pays pour saisir le caractère très particulier de l’histoire russe par rapport à celle de l’Europe occidentale.

La situation de la Russie au début du XIXe siècle est celle d’un immense pays progressivement sous le régime d’une monarchie absolue dirigée par un tsar autocrate s’appuyant sur une aristocratie militaire et foncière, sur un clergé nombreux et dévoué, et sur une masse paysanne de plus de 100 millions de personnes très pieuses et fidèles à leur tsar. Économiquement, le pays est largement agricole (activité faisant vivre 90% de la population), les terres sont soit la propriété de l’État, soit celle des « pomestchiks », de gros propriétaires qui ont droit de vie ou de mort sur leurs serfs. En 1825, ce qui aurait pu constituer la « première révolution russe » correspond à une tentative avortée de coup d’État des décabristesEn Russie, et ensuite dans toute l’Europe, on nomma décembristes (ou décabristes, de dekabr, « décembre » en russe) la phalange des officiers nobles et libéraux qui, le 14 décembre 1825, tentèrent de soulever la garnison de Saint-Pétersbourg (Leningrad) pour obtenir du nouveau tsar, Nicolas Ier, les réformes de structure indispensables dans une Russie rétrograde. Ce coup d’État militaire n’était pas le premier en Russie (Élisabeth Ire et Catherine Ire montèrent sur le trône par ce moyen), mais il aurait pu devenir la première révolution russe. Source : https://www.universalis.fr/encyclopedie/decembristes-decabristes/. , c’est-à-dire des milieux privilégiés. Jusqu’aux années 1860, aucun mouvement d’ampleur n’est à souligner mais quelques éléments sont à noter : renforcement progressif du régime absolutiste, mécontentement croissant des masses paysannes et rébellion croissante contre les pomestchiks, essor rapide et très important de l’industrie et de l’enseignement ainsi que de la « couche intellectuelle »Ibid, p. 30.. Les années 1860-1881 correspondent à un temps de réformes (comme l’abolition totale du servage en 1861 et à des (re)structurations administratives) insuffisantes puisque les paysans et les prolétaires des villes vivement misérablement et continuent de se faire exploiter sans défense (sans pouvoir non plus s’exprimer ou s’organiser). Des groupements clandestins, menés notamment par la jeunesse russe intellectuelle, s’organisent, avec une certaine activité terroriste contre les principaux serviteurs du régime. Entre 1870 et 1880 quelques attentats eurent lieu et le mouvement fut une catastrophe, ses membres furent en grande partie arrêtés, envoyés en prison, en exil ou au bagne. Un groupement, la Narodnaïa Volia (« Volonté du peuple ») dont l’objectif était d’assassiner le tsar se forma et réalisa son projet. Le 13 mars 1881, Alexandre II alors qu’il s’apprêtait à donner une Constitution à son pays et annoncer son mariage avec sa jeune maîtresse, meurt, victime d’un attentat à la bombe. Son fils Alexandre III, lui succède, entraînant la fin des réformes, le retour à l’autocratie et une tragédie pour la Russie et l’Europe. Après 1881, le mouvement révolutionnaire russe se transforma profondément, notamment avec l’apparition et la diffusion du marxisme dans un contexte d’industrialisation rapide du pays qui entraînent la naissance d’un prolétariat industriel, la formation du Parti ouvrier social-démocrate russe en 1898 et d’une classe moyenne et d’intellectuels plutôt libéraux.

Le début du XXe siècle (1900-1905) est marqué par des évolutions rapides dans le pays, un absolutisme qui refuse d’évoluer et musèle de plus en plus difficilement tout mouvement révolutionnaire. A travers tout le pays et notamment à Saint-Pétersbourg, les manifestations populaires et le désir de changements radicaux s’expriment de plus en plus malgré une répression féroce. La naissance du Parti socialiste-révolutionnaire en 1901 marque un coup d’accélérateur à la propagation des idéaux révolutionnaires. La situation inquiétant fortement le gouvernement, celui-ci essaya de se rendre maître du mouvement ouvrier et de le rendre institutionnel et donc contrôlable. Le pouvoir fonde un mouvement autour du Pope Gapone pour tenter de canaliser et contrôler la colère des ouvriers à Saint-Pétersbourg mais il fut rapidement débordé : première grève ouvrière dans les usines Poutilov en décembre 1904 qui devient rapidement grève quasi générale. Une pétition est rédigée pour être remise au Tsar le 9 janvier 1905. La foule ne pourra atteindre le palais d’Hiver : des milliers de personnes furent tuées (hommes, femmes et enfants). Ce jour-là, le tsar tua lui-même sa « légende », ce que n’avait réussi l’attentat de 1881. Entre 1905 et 1917, les évènements se précipitent et l’auteur en rend compte très fidèlement en présentant les différentes forces en présence notamment les mouvements anarchistes. L’auteur y raconte la création du premier soviet ouvrier auquel il refuse de participer (contrairement à Trotski qui le rejoignit et en prit la tête), les promesses annoncées par Tsar jusqu’à la mise en place de la Douma, le parlement, qui échoue à mettre en place les mesures nécessaires. La réaction et le système absolutiste tsariste continuent de se maintenir tant bien que mal pendant douze ans, avant la grande explosion de février de 1917. Le 25 février de cette année-là, le peuple (les ouvriers surtout) descend spontanément et massivement dans la rue à Pétrograd en criant « Du pain ! », la « désorganisation complète de la vie économique à l’intérieur du pays »Ibid, p. 86. faisant déborder le vase. Le 27, avec le soutien de l’armée, celui-ci déborde la police, prend d’assaut la Douma où se constitue un gouvernement provisoire qui fait signer l’abdication du Tsar. De février à octobre, les gouvernements qui se succédèrent, furent impuissants face aux problèmes économiques et internationaux (notamment la guerre). Des soviets se mirent en place partout. Voline décrit et explique ensuite les raisons fondamentales de la « victoire » du bolchévisme sur l’anarchisme, au cours de la révolution de 1917 par l’ « état d’esprit des masses populaires en général »Ibid, p. 100. pour qui l’État et le gouvernement apparaissaient toujours comme des éléments « indispensables, naturels, historiquement donnés une fois pour toute »Ibid, p. 100. et le fait que la littérature anarchiste n’existait presque pas et était nettement moins diffusée en Russie qu’ailleurs. Les anarchistes étaient comparativement aux cadres bolchévistes bien moins importants sur le terrain, une « petite poignée insignifiante »Ibid, p. 101. pour l’auteur, afin de mener la propagande suffisante pour l’emporter. Il réfute le reproche fait à ces derniers de n’avoir pas su momentanément renier leur rejet des partis, de la démagogie, du pouvoir, de ne pas avoir agi « à la bolchevik », c’est-à-dire former une sorte de parti politique et de tâcher de prendre provisoirement le pouvoir, pour organiser ensuite l’anarchie. « On est anarchiste parce qu’on tient pour impossible de supprimer le pouvoir, l’autorité et l’État à l’aide du pouvoir, de l’autorité et de l’État et des ‘’masses entraînées’’. Dès qu’on à recours à ces moyens – ne fut-ce que « momentanément » et avec de très bonnes intentions -, on cesse d’être anarchiste, on renonce à l’anarchisme, on se rallie au bolchevisme. »Ibid, p. 106. affirme-t-il . Enfin, il accuse la confusion entretenue par les bolchéviks qui ont emprunté aux anarchistes bon nombre de mots d’ordre : la révolution sociale, l’appel à la paix et le pacifisme, la terre aux paysans, les usines aux ouvriers, en les dénaturant. La révolution sociale anarchiste signifiait une transformation profonde en dehors de toute organisation étatiste, de toute activité politique et de tout système gouvernemental et autoritaire contrairement aux bolchéviks qui prétendaient mener cette dernière à l’aide justement d’un État omnipotent, un gouvernement tout puissant et d’un pouvoir dictatorial. La question de la sortie de guerre opposait également radicalement les deux parties.

Voline narre ensuite avec justesse les évènements qui suivirent et la difficile installation du parti bolchéviste dans un contexte de guerre civile et d’interventions extérieurs (de la Révolution d’Octobre menée par Lénine en passant par la sanglante répression des anarchistes et des contre-révolutionnaires) entre 1917 et 1921. L’élite, le gouvernement prétendument « ouvrier », installe progressivement la « dictature du prolétariat » qui l’emporte sur le « prolétariat ». Lénine accepte la paix, l’action étatiste commença et le gouvernement bolchéviste prit les rênes du pays, brisant pour longtemps toute tentative de véritable révolution sociale. Le capitalisme d’État devint le système politique, économique, financier et social en URSS. La critique de Voline est acerbe mais juste. Il dénonce la faillite, l’impuissance complète de ce système : échecs de la « prétendue industrialisation », du « fameux plan quinquennal », de la « prétendue collectivisation » (p. 143). Il rejette le bolchévisme léninisme et en détruit la « légende », la terreur policière et la répression dont les premières victimes sont assurément ceux qui ont mené la révolution, les anarchistes en première ligne. Il en appelle en premier lieu à la destruction de ce mirage autoritaire et étatiste.

« … Un par un, on nous emprisonne tous. Les vrais révolutionnaires ne peuvent pas jouir de la liberté en Russie. La liberté de la presse et celle de la parole sont supprimées, aucune différence donc entre Staline et Mussolini. » C’est par cet extrait d’une lettre écrite par Alfonso Petrini militant anarchiste italien que Voline ouvre son article intitulé « Le fascisme rouge » parut dans le n° 2 de Ce qu’il faut dire daté de juillet 1934 et publié par Hem Day (1902-1969) à Bruxelles. Il présente ainsi les bases du fascisme, les « raisons principale de la naissance et, surtout du succès du fascisme » Ibid. p. 198. : base économique (capitalisme privé puis capitalisme d’État), base sociale (l’organisation des « masses » de plus en plus malheureuses et la progression des courants révolutionnaires qui effraient les classes possédantes s’efforçant à tout prix de maintenir leurs privilèges) mais surtout des bases psychologiques ou idéologiques (l’idée d’une dictature de l’élite dirigeante, que pour « gagner dans la lutte et conquérir leur émancipation, les masses travailleuses doivent être guidées, conduites par une ‘’élite’’, par une ‘’minorité éclairée’’, par des hommes ‘’conscients’’ et supérieurs au niveau de cette masse » Ibid, p. 203., théorie que rejette l’auteur car elle empêche toute liberté d’action et d’initiative aux masses prolétariennes. Il en découle une définition large du « fascisme » qu’il soit de droite comme de gauche, « l’idée de mener les masses par une ‘’minorité’’, par un parti politique, par un dictateur. » Ibid, p. 205., le fascisme c’est l’idée de dictature, émise, propagée et appliquée par les classes possédantes Ibid, p. 205..

La Révolution russe histoire critique et vécue éclaire cette période de l’histoire russe. Voline dépeint de manière très personnelle, avec justesse et passion, cette révolution qui a renversé les tsars, le gouvernement provisoire et la bourgeoisie montante. Celle-ci est progressivement confisquée par une partie de celles et ceux qui l’avaient initiée jusqu’à la mise en place d’une dictature de « gauche » et reste par certains aspects mystérieuse, secrète et controversée. Cet ouvrage offre la possibilité de lever une partie de ces zones d’ombre L’échec du socialisme autoritaire, du bolchévisme traduit toutefois la volonté d’une vraie révolution sociale à une échelle plus vaste que la Russie d’alors. Il est donc à acquérir et à (re)lire !

©Rémi BURLOT pour Les Clionautes