Plonger dans le luxe parisien, c’était déjà possible pour certains au XVIIIe siècle. Acquérir un biscuit d’après Boizot, acheter un service de table, envoyer des étoffes, réparer une pendule, commander des glaces pour un cabinet de lecture, tout cela dépendait des circuits du commerce de l’art que Stéphane Castelluccio rassemble dans cet ouvrage.

Ces communications issues d’un colloque mettent en lumière les circuits du luxe, le commerce de prestige tenu par un milieu social de petite taille et l’évolution des prix sur le marché de l’art pendant l’Ancien Régime.
On y apprend comment Madame de Rambouillet a prêté son nom pour organiser une loterie de luxe qui a agité certains milieux parisiens entre 1644 et 1657 (Mickaël Szanto). Celle-ci devait enrichir le gagnant mais également, l’organisateur, le marchand de luxe et contribuer à une redistribution des richesses voire à une prospérité économique. Alors que les prospectus, les affiches et même les billets étaient imprimés, alors que les 4 000 lots magnifiques destinés à un public large en faisaient rêver beaucoup, le Parlement l’interdit sous un principe moral de nuisance aux privilèges des six Corps des Marchands (de luxe) de Paris, interdiction qui n’a pas entamé la frénésie des petites loteries qui se multiplient alors à Paris et à la cour.

Plusieurs communications précisent la structure du commerce du luxe autour de ce milieu social réduit que sont les marchands merciers qui agissent pour organiser les échanges et la production. Le marchand mercier Laurent Danet participe au marché international avec ses clients prestigieux comme Louis XIV, le Grand Dauphin, la haute noblesse et des princes étrangers. Après s’être spécialisé dans le « haut luxe », il peut se permettre de travailler en chambre et non en boutique, d’avoir une offre de produits limitée aux objets anciens. Mais ce choix de stratégie explique la désaffection dont il est victime à la Régence, ne correspondant plus au goût de l’époque. Son ascension sociale s’arrête là, ne se concrétisant pas par une intégration complète dans la noblesse (Stéphane Castelluccio).

L’orfèvre Jean Ducrolay (Vincent Bastien) installé place Dauphine à Paris est l’un des artisans les plus recherchés, les plus innovants pour sa production variée d’objets de style rocaille. Sa capacité à transformer un objet usuel en une pièce exceptionnelle avec des matériaux coûteux est la vraie marque du luxe que son atelier a contribué à créer.
La relation du marchand Hébert avec de nombreux et prestigieux ébénistes (Boulle, Daustel, Doirat, Gaudreaus, Van Risen Burgh….) et des horlogers, permet d’évoquer l’influence du marchand sur le goût de ses
clients riches et sur la production d’objets (Jean Vittet).

Soutien de La Pompadour

Face au développement des métiers soutenu par ces grands marchands et artistes du luxe, l’école royale gratuite de dessin, sise rue saint André des Arts à Paris annonçait la volonté de rompre avec le système du patronage et des corporations en rendant possible l’instruction d’enfants d’artisans dans un contexte public et laïc. Elle affirmait l’utilité du dessin pour les arts mécaniques, s’opposant également aux objectifs de l’Académie royale de peinture et sculpture. Son inspirateur « le peintre des fleurs » Bachelier est d’abord soutenu par Mme de Pompadour, puis par Sartine, le lieutenant de police de Paris avant d’être reconnu par Louis XV en décembre 1767. Parmi les contributeurs de cette école se trouvent des membres de la haute noblesse, à coté de nobles et des philosophes des Lumières. L’école a su adapter ses programmes aux transformations des modes de fabrication des arts et des métiers.

D’autres communications offrent des comparaisons passionnantes sur les clients et les achats de luxe réalisés par des cours étrangères. Les voyages et l’influence de Nicodème Tessin le jeune entre la France et la Suède modifient le goût, les objets mais également le savoir-faire de la production artistique (Linda Hinners). La Suède, bien qu’opposée diplomatiquement à la France pendant une longue période, vit cependant à la mode de la France influencée par les artistes, les boutiquiers et les marchands avec lesquels les résidents suédois ont de fréquents contacts. Ils confèrent ainsi à la Suède une splendeur qui classe subitement ce petit royaume parmi les plus somptueux de l’époque. L’électeur de Bavière privilège également le goût français pour façonner le cadre de sa cour. (Max Tillmann). Il ne se limite pas à une passion de collectionneur mais il s’approprie les dernières tendances du goût français grâce à ses agents parisiens, non le goût de Louis XIV vieillissant mais celui de son propre beau-frère, le grand dauphin ou du duc d’Orléans.

Le goût français

Il délaisse les marchands des Pays-Bas espagnols dont il fut gouverneur pour orienter les courants d’achat vers la France. Le transfert culturel s’opère également avec la cour d’Auguste le Fort à Dresde (Dirk Syndram), avec celle de la monarchie portugaise (Nuno Vassalo e Silva), avec celle du duc de Deux-Ponts qui reçoit ainsi des financements du roi de France comme un investissement sur les alliances à venir quand le prince sera devenu électeur de Bavière-Palatinat (Hans Ottomeyer). Ces études font apparaître les relations interprofessionnelles entre artisans, marchands, boutiquiers dans la transmission des normes de goût entre la France et l’Europe. Au travers de ces études de cas, apparaissent nettement le choix d’objets, de vêtements, de meubles ou encore de tableaux et de livres. L’univers du luxe devient la structure de légitimation essentielle d’une dynastie et de représentation ostentatoire par la culture matérielle de la puissance d’une dynastie. C’est souvent à Paris que le prince commanda le lit d’apparat de son château et le monument d’apparat qui participe à sa propagande.
Et certaines communications s’intéressent aux conditions matérielles d’emballage et de transport de ces ballots ou caisses d’objets fragiles et surtout coûteux qui traversent l’Europe à pied ou en carosse, à travers un réseau de relais de personnes sûres (Jérôme de la Gorce). Christian Baulez évoque un de ces auxiliaires du commerce de l’art : Paillard dit Delorme. C’est un prestataire obligé des ambassadeurs en poste en relation avec les fournisseurs, qui assure le transfert des marchandises (Rose Bertin a recours à lui pour le transport de ses marchandises vers la Russie et la Suède) et des devises. C’est aussi un commissionnaire lors de ventes publiques pour le compte de clients ou pour son propre compte, ainsi que l’organisateur de déménagements prestigieux (le démeublement) comme celui de Mme de Pompadour de Crécy. Il reste à déterminer l’étendue de toutes ses activités de courtier à l’échelle européenne et quantifier la part de sa « commission » qui explique sa fortune.

Patrick Michel analyse les fluctuations du marché de l’art, le tableau de maître comme objet de luxe. Il s’interroge sur le cours des tableaux selon le sujet, le style, l’habilité du marchand mais aussi la notoriété du propriétaire-vendeur et la contemporanéité du peintre. Le tableau plaisir devient au XVIIIe siècle une valeur de placement qui affiche un luxe vertigineux. Certains auteurs en arrivent à condamner moralement ces ventes et la Curiosité d’amateurs tout en légitimant le mécénat.
A coté du luxe des princes étrangers, des courtisans et des aristocrates, l’enrichissement d’une partie de la population, l’essor des échanges, l’inventivité des métiers contribuent au XVIIIe siècle au développement de la consommation des classes aisées dans le marché parisien (Natacha Coquery). L’orfèvrerie de cuivre doublé d’argent apparaît alors vers 1770 comme un produit d’orfèvrerie moins prestigieux (Michèle Bimbent-Privat). La manufacture dépose son secret de fabrication à l’Académie des sciences, ce qui n’empêche pas des concurrents de s’installer. Mais l’échec de cette manufacture provient surtout du produit fabriqué, de la vaisselle plaquée d’argent à l’intérieur et revêtue de vernis à l’extérieur qui ne pouvait concurrencer l’argenterie ni séduire les clients moins argentés qui ne constituent pas encore un marché porteur. Le boutiquier et le tapissier sont les intermédiaires de cette mode du demi-luxe qui accepte encore le troc et implique un renouvellement incessant des objets. La culture de la consommation apparaît au milieu du XVIIIe siècle grâce au marché du demi-luxe, tout en étant une première étape vers la lointaine société de consommation du XXe siècle.

L’ouvrage est très documenté avec des communications innovantes, doté d’un index précis et illustré de près de soixante-dix photos d’objets dont certains passés récemment en vente publique ont pu ainsi être saisis avant de rejoindre des collections privées. Des pièces d’archives offrent des inventaires ou des sources inédites.
On aurait cependant pu attendre d’une telle publication, un rappel introductif sur l’état de la recherche concernant le commerce du luxe. Il aurait été un bilan d’étape utile qui aurait distingué les conditions de la recherche dans le domaine du marché de l’art entre les pratiques des historiens, des historiens de l’art, des conservateurs du patrimoine et des collections de musée. Autant les collectionneurs commencent à être connus depuis les ouvrages d’Antoine Schnapper (1994) et ceux de Stéphane Castelluccio, autant l’aspect économique de ce marché est un thème novateur qui mérite que les axes et les outils de recherche soient affichés. Ce livre très agréable à lire s’adresse aux amateurs et aux spécialistes de l’art mais également aux étudiants qui prépareront les concours de recrutement de l’Education Nationale pour 2011.

Pascale Mormiche