La publication de sources de l’histoire est un exercice exigeant et toujours délicat, a fortiori lors qu’il s’agit de textes du Moyen Âge en latin, en l’occurrence issus des archives de l’Inquisition. Le Livre des sentences du célèbre dominicain Bernard Gui fait l’objet d’une réédition par Julien Théry, professeur d’histoire médiévale à l’Université Lyon 2 : cet ouvrage est destiné à un grand public curieux des questions d’hérésie et du fonctionnement trop souvent fantasmé du tribunal de l’Inquisition. Il devrait particulièrement intéresser tous ceux qui se passionnent pour les mouvements hérétiques du Languedoc, puisque Bernard Gui exerça la charge d’Inquisiteur de Toulouse dans le premier quart du XIVe siècle. Mais il faut définitivement jeter aux oubliettes le terme de « cathares » qui n’apparait jamais dans les écrits de Bernard Gui, pas plus que dans les autres sources dénonçant ou condamnant les hérétiques du sud de la France.

Il n’est pas utile de procéder à un compte-rendu exhaustif en bonne et due forme de cette édition, puisque la première version de 2010 avait déjà fait l’objet d’un texte critique de qualité de la part d’Emmanuel Bainvoir ci(dessous, actuellement maître de conférence en histoire médiévale à l’Université d’Aix en Provence .

Mise à jour historiographique

Nous axerons nos remarques autour des deux types d’ajouts opérés par Julien Théry. Si l’introduction n’a pas été modifiée dans son contenu, on observera la présence de quelques références historiographiques récentes dans les notes, qui démontrent l’importance de certains auteurs anglo-saxons dans le renouvellement des études sur les hérésies et l’Inquisition. Il s’agit d’une part (note 27) de la synthèse sur l’hérésie de Robert I. Moore, intitulée Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval, Paris, Belin, 2017 (dont nous avions récemment effectué le compte-rendu) ; d’autre part (note 67) sont mentionnés des travaux de Mark G. Pegg, l’auteur de The Corruption of Angels : The Great Inquisition of 1245-1246, Princeton University Press, 2001, dont on attend avec impatience la traduction en cours par… Julien Théry. En revanche, on signalera un oubli à la note 56, puisque l’ouvrage collectif dirigé par Patrick Gilli et Jean-Pierre Guilhembet (dir.), Le châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne), n’est plus sous presse, mais bien paru en 2112 chez Brepols, à Turnhout.

La condamnation de Bernard Délicieux 

Quant aux textes publiés, ils sont resté identiques, mais avec un ajout très intéressant, qui semble réponse à la demande d’Emmanuel Bain lorsque, dans son compte-rendu de 2010, il déplorait l’absence d’un personnage singulier : « Il est d’ailleurs dommage que ne soit pas reprise la sentence (simplement évoquée en introduction) contre Bernard Délicieux, ce franciscain qui avait dénoncé les inquisiteurs qui auraient convaincu d’hérésie Pierre et Paul s’ils l’avaient souhaité ». Des pages 221 à 242, le lecteur pourra désormais se délecter de cette condamnation, dont le contenu permet en outre de répondre à la seconde critique émise par E. Bain au sujet de l’absence de toute mise en garde méthodologique sur la nature de ces textes émanant de l’inquisition, sur « la façon dont sont obtenus les aveux auxquels se réfèrent les sentences, et à l’usage historique possible de ces condamnations ».

Quelques extraits de la sentence rendue contre Bernard Délicieux en 1319 permettront de mieux comprendre les procédés utilisés par l’inquisition, dont le franciscain ne se prive pas de critiquer les méthodes, à commencer par le recours à la torture : « et il [ledit frère Bernard] a dit qu’ils [les prisonniers pour hérésie] avaient livré des aveux sur l’hérésie concernant eux-mêmes et les autres à cause de la violence de la torture et avaient été injustement condamnés, bien que vrais catholiques » (p. 225). De même, la lecture de l’acte d’accusation permet-il de comprendre que derrière cette affaire complexe se joue aussi une rivalité au sein de l’Église entre ordres mendiants, le franciscain Délicieux s’en prenant aux inquisiteurs dominicains, Bernard de Castanet à Albi au tout début du XIVe siècle, puis Bernard Gui à Toulouse : « Il a attaqué ces derniers, leurs procédures et leurs sentences promulguées en matière d’hérésie contre des personnes particulières desdites communautés, de multiples manières, avec exagération et de façon diffamatoire, au cours de nombreux sermons publics dans divers lieux […]. Il a aussi déclaré fictifs, suspects et faux les registres et les actes de procédure de ces mêmes inquisiteurs » (p. 225-226) « Ce même frère Bernard a aussi, tant en prêche qu’autrement, à Carcassonne et ailleurs, attribué mensongèrement à l’un des inquisiteurs la fabrication d’un document officiel faux et très pernicieux contre la communauté de Carcassonne au sujet de l’affaire d’hérésie » (p. 227).

Plus largement, la lecture de ce recueil offre l’immense intérêt d’offrir une approche de la représentation de l’hérésie telle qu’elle est construite par les hommes de l’Inquisition depuis alors un siècle (c. 1330), grâce à l’utilisation systématique d’un sévère arsenal répressif conduisant de ses geôles (le « mur ») à ses salles de torture et permettant de faire avouer aux suspects d’hérésie tous les crimes et maléfices considérés comme une menace mortelle pour l’existence et la toute-puissance de la l’Eglise catholique au temps de la théocratie pontificale.

Il est évident que cet opus recèle des richesses pour la construction d’une séquence pédagogique, aussi bien en classe de 2de que de 5e. Nous pouvons indiquer quelques passages significatifs et marquants pour les élèves, comme les pages 22 à 25, 29, 37 ou 40-41…, à condition de restreindre la longueur de ces textes pour leur donner une allure lisible. Pour les collègues qui voudraient gagner du temps de préparation, une proposition pédagogique a déjà été proposée sur le site de l’académie de Versailles  ; pour autant elle ne devrait surtout pas remplacer la lecture au moins partielle de cette nouvelle édition de référence d’une source de grande valeur pour l’histoire de l’hérésie médiévale.

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CR par Emmanuel Bain

 

Bernard Gui est probablement le plus connu des inquisiteurs médiévaux, certes en raison de sa présence dans Le nom de la rose, mais surtout pour son œuvre aussi bien pratique que théorique. Celui qui a été à la tête de l’Inquisition de Toulouse de 1307 à 1323 a laissé, en effet, un Manuel de l’inquisiteur, et surtout un épais Livre des sentences, qui regroupe par ordre chronologique l’ensemble des jugements qu’il a portés en sa qualité d’inquisiteur. Ce volume, qui comporte 221 folios et recueille 940 décisions de justice, est un des principaux témoins de l’activité inquisitoriale en Languedoc aux XIIIe-XIVe siècles. Le manuscrit a été récemment édité et traduit par Annette Pales-Gobillard , dans deux volumes qui demeurent peu accessibles en raison de leur taille (1800 pages) et de leur prix. Le livre des sentences de l’inquisiteur Bernard Gui, 1308-1323, éd. et trad. A. PALES-GOBILLARD, CNRS éditions, Paris, 2002 (2 vol.).
Le présent choix de texte, publié dans une édition “de poche”, vient pallier ces difficultés et rendre accessible à tous ceux qui s’intéressent à l’hérésie et à l’inquisition un texte fondamental.

Le choix de textes opéré par Julien Théry s’avère particulièrement judicieux et illustre remarquablement la diversité de l’activité inquisitoriale de Bernard Gui. Si le Livre des sentences est entièrement composé de décisions de justice, celles-ci prennent des formes diverses. Les « sermons généraux » occupent la plus grande place : ce sont les décisions énoncées – en langue vulgaire mais ici transcrites en latin lors d’importantes cérémonies publiques, tenues dans la cathédrale ou dans le cimetière, en présence des autorités religieuses et politiques, du peuple et des accusés. En donnant l’intégralité d’un de ces « sermons », ce recueil d’extraits permet de livrer une image complète de cette cérémonie, même s’il s’agit, en l’occurrence, d’un sermon particulièrement bref. Les autres sermons généraux sont évoqués par des extraits. Apparaissent en revanche d’autres décisions judiciaires : celles qui ne concernent qu’une ou deux personnes ; celle qui, au contraire, concerne toute une communauté – le bourg de Cordes – et une autre pour exiger que soit brûlé le Talmud.

À cette diversité des actes, s’ajoute la variété des sanctions (ou au contraire des atténuations de peines) qui sont prononcées. Contrairement à une idée trop caricaturale de l’Inquisition, celle-ci n’a pas alors brûlée indistinctement tous les hérétiques. Son but, en effet, est avant tout d’éliminer l’hérésie en convertissant les hérétiques. Ainsi les sermons généraux commencent-ils tous par les libérations de peine, qui concernent environ 30% des décisions. Les condamnations au bûcher sont rares (environ 6% des condamnations) et visent principalement les relaps. Les peines les plus fréquentes sont celles de l’enfermement et du port des croix. Chacune de ses deux sentences sont présentées comme des pénitences infligées à ceux qui ont désormais renoncé à l’hérésie. Elles prennent des formes différentes. L’enfermement s’accompagne pour les cas les plus lourds d’une mise aux fers, tandis que les autres peuvent encore bouger. De même, les croix jaunes qui doivent être portées sur tous les habits des anciens hérétiques en signe infamant, et dont la taille est précisément fixée, sont simples ou doubles selon qu’elles seront portées uniquement sur la poitrine ou aussi dans le dos. La durée de ces peines est variable, et fait régulièrement l’objet de rémissions.

Le choix de textes permet enfin de donner une idée de la diversité des hérésies recherchées et combattues. La plupart des condamnations concerne les bons hommes qui, notons-le, ne sont jamais appelés « cathares », mais simplement « hérétiques ». Il leur est reproché de rejeter les sacrements et le pouvoir médiateur de l’Église, de croire au dualisme, et de pratiquer la convenensa, le consolament ou la génuflexion. Les condamnations laissent apparaître quelques meneurs en nombre limités, tandis que la masse de ceux qui sont cités sont accusés de les protéger ou de les accueillir. Un autre groupe est celui composé des « Vaudois », auxquels est reproché de refuser de prêter serment, de ne pas croire au purgatoire et à la médiation de l’Église, et de rejeter l’autorité du pape. Un troisième groupe est constitué par les béguins qui ont été influencés par les franciscains spirituels : ils professeraient une théologie de l’histoire fautive, nieraient que le Christ ait eu quelque propriété et rejetteraient les décisions pontificales concernant les frères mineurs. À ces trois groupes principaux s’ajoutent les condamnations de ceux qui font obstacle au travail de l’Inquisition, et, à travers le Talmud, des juifs.

Dans une traduction claire, Julien Théry met ainsi à la portée du plus grand nombre des extraits significatifs du Livre des sentences. Cette édition comporte toutefois une lacune étonnante : l’absence de mise en garde méthodologique quant à l’utilisation de ces condamnations. Si l’introduction présente avec clarté la biographie de Bernard Gui et la structure du Livre des sentences, il est très étonnant qu’elle ne consacre pas une ligne à la façon dont sont obtenus les aveux auxquels se réfèrent les sentences, et à l’usage historique possible de ces condamnations. Il est d’ailleurs dommage que ne soit pas reprise la sentence (simplement évoquée en introduction) contre Bernard Délicieux, ce franciscain qui avait dénoncé les inquisiteurs qui auraient convaincu d’hérésie Pierre et Paul s’ils l’avaient souhaité.
On ne peut, en effet, qu’être frappé par l’aspect systématique et stéréotypé des « aveux » : peu ou prou, les « hérétiques » sont tous accusés des mêmes déviances et des mêmes fautes. Or il est bien connu que la méthode inquisitoire, qui s’appuie sur les questions des inquisiteurs, façonne les aveux. À ce sujet, voir le livre très intéressant d’Alain Provost : Domus diaboli. Un évêque en procès au temps de Philippe le Bel, Belin, Paris, 2010.

Les actes de condamnation font donc connaître la vision qu’ont les inquisiteurs de l’hérésie, mais non les croyances des hérétiques. Il est d’autant plus regrettable que Julien Théry n’ait pas développé cet aspect, que nul n’était mieux à même de le faire que lui ! Auteur d’une thèse sur les procès en cette période où fleurissent les « bons hommes », il a étudié tout particulièrement les procédures judiciaires et dénoncé l’historiographie traditionnelle qui a trop souvent reconstitué les croyances des hérétiques à partir des jugements des inquisiteurs. Il livre certes dans ce recueil d’extraits toutes les indications bibliographiques nécessaires pour réfléchir à ces aspects ; dans un bref glossaire, il introduit d’importantes remarques ; dans l’introduction il souligne le lien entre construction de l’Église et développement du discours contre les hérétiques. Mais tout cela demeure épars, et n’aborde jamais directement ni la question méthodologique, ni celle de la fonction des sermons généraux comme moyen de manifester une vérité qui est celle de l’Église.

Tout se passe comme si J. Théry, qui a été victime – parmi d’autres d’attaques honteuses dans lesquelles il a été comparé aux révisionnistes Cf. : Michel Roquebert, « Le “déconstructionnisme” et les études cathares », dans M. Aurrell (dir.), Les cathares devant l’histoire. Mélanges offerts à Jean Duvernoy, L’hydre éditions, Cahors, 2005, p. 105-133., avait voulu livrer ici un livre qui éviterait les polémiques. Espérons que ce ne soit pas une consigne de l’éditeur…

Emmanuel Bain