Parmi les idées qui ont la vie dure, on connaît bien le stéréotype postulant que l’immigration d’autrefois aurait toujours été inscrite dans un contexte d’assimilation facile, par opposition à une intégration supposée plus difficile à l’époque où l’on parle. La remarque vaut aussi bien pour notre temps que pour les années 1930, quand un préfet disait les Polonais inassimilables ou lorsqu’on écrivait dans nos manuels de géographie H. Boucau, A. Leiritz, Géographie : la France et ses colonies, 3e, École primaire supérieure, Hatier, 1937. que les Italiens posaient des problèmes d’assimilation censés ne jamais s’être posés jusque-là. C’était oublier le massacre d’août 1893 à Aigues-Mortes.

Ce massacre, en son temps présenté comme une rixe, était connu par plusieurs travaux notamment un article de vulgarisation paru en 1979 dans l’HistoireP. Milza, « Le racisme anti-italien en France : la tuerie d’Aigues-Mortes (1893) ». L’Histoire, n° 10, mars 1979.. Y avait-il encore quelque chose à écrire à ce sujet ? Gérard Noiriel, le spécialiste de l’histoire de l’immigration, nous le démontre en soulignant les enjeux et les ressorts de ce douloureux épisode.
Pour les perspectives qu’il ouvre, cet ouvrage nous sera particulièrement utile, autant au plan de la formation qu’il procure qu’à celui des ressources qu’il fournit en un temps où les polémiques sur l’identité nationale demandent à tout enseignant de prendre du recul.

Des Français contre des Italiens ?

Le premier enjeu, sans doute le plus visible, est justement celui de ce passé idéalisé à chaque génération et en vertu duquel on nous ressert toujours ce même paradigme : l’assimilation des étrangers se serait mieux déroulée autrefois qu’à notre époque. Sur ce point, Gérard Noiriel a suffisamment écrit dans d’autres ouvrages pour ne pas avoir à y revenir longuement. Cependant, ceux pour qui il s’agira d’un premier ouvrage sur l’histoire de l’immigration découvriront, même si ce n’est plus un scoop, que les Italiens ont subi les pires violences à la fin du XIXe siècle. Les ouvriers français appelaient contre eux à la chasse à l’ours. Faut-il ajouter qu’en les entendant crier « Per la Madonna » et « Per el Cristo » lorsqu’ils transbordaient des

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chargements sur les docks de Marseille, on les surnomma bien vite les cristos ? Les moqueries que pouvait susciter leur piété catholique aux yeux d’ouvriers français déchristianisés, s’inscrivaient dans un contexte de divisions entre militants laïques et cléricaux. Sans doute ces faits doivent-ils être rappelés à ceux qui, par empirisme, persistent, au nom d’un prétendu réalisme qui ne traduit que l’adhésion au discours superficiel des faits divers, à poser en dogme qu’une immigration provenant de cultures extérieures à l’Europe poserait forcément plus de problèmes d’assimilation aujourd’hui. Ni les Italiens, ni les Polonais, ni les Belges ne se sont trouvés particulièrement bien accueillis. Ils portaient pourtant, comme les Français, l’héritage de la Chrétienté médiévale dont l’Europe est issue.

Gérard Noiriel va cependant beaucoup plus loin dans cet ouvrage, grâce à de nouvelles sources. Son propos est bien de s’interroger sur l’envers du décor dans ce qui est présenté par la presse de l’époque comme un affrontement entre les nationaux de deux pays : Français contre Italiens. L’idée qu’il s’agit d’un affrontement national relève déjà d’un parti pris idéologique de la presse. On touche donc à la fois au développement d’une conscience et d’une identité nationale mais aussi à la cognition d’un phénomène. La réalité de violences entre nationaux français et étrangers italiens procède en effet d’une reconstruction a posteriori. Ce n’est pas ainsi qu’elle fut perçue au cœur de l’action. L’ouvrage le démontre minutieusement en retraçant les parcours individuels de trimards, de transalpins, d’administrateurs, d’élus et de magistrats, tous protagonistes de l’affaire.

L’ouvrage interpelle d’autres souvenirs personnels de lectures comme celle de l’historien australien McMinn. Questionnant l’idée nationale dans son pays, cet auteur tend à considérer celle-ci comme allant de soi pour les Français de la fin du XIXe siècleW. G. McMinn, Nationalism and federalism in Australia, Oxford University Press, Melbourne, 1994.. La lecture de l’ouvrage de Noiriel montre pourtant que ni le sentiment national français, ni le sentiment national italien ne sont des évidences pour certains des protagonistes du massacre de 1893. Ce moment 1893 paraît en effet décisif du processus de construction, dans la période 1789-1914, d’un sentiment national qui s’affirme parallèlement au développement de la démocratie.
Autre enjeu, celui de la mémoire. Pourquoi le massacre d’Aigues-Mortes a-t-il été longtemps oublié en France ? Grande affaire de la presse après l’affaire du Panama, l’événement est éclipsé par l’affaire Dreyfus, refoulé par la mémoire ouvrière

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et plutôt ignoré des vagues postérieures d’immigration italienne.
L’essentiel des tensions trouve son origine, d’une part, dans l’abondance de l’offre d’une main-d’œuvre saisonnière masculine à Aigues-Mortes et, d’autre part, dans les conditions particulièrement dures du travail dans les salines. L’auteur souligne donc l’importance de la responsabilité de la Compagnie des salins du Midi (CSM) et s’intéresse également à la mémoire officielle de l’entreprise. Le rôle de la presse est également souligné, à une époque où la diffusion de quotidiens populaires pousse à ce qui est désigné comme la fait-diversification de l’information. D’une façon plus générale, le propos souligne aussi la responsabilité des élites, qu’il s’agisse de la presse, des élites républicaines qui exploitent l’événement au local, où des élites judiciaires et économiques. On a en effet trop souvent présenté les manifestations de xénophobie et/ou de racisme comme l’expression de l’ignorance des plus humbles, comme si les élites ne prenaient pas leur part de responsabilité. Cette responsabilité des élites avaient déjà été abordée dans un précédent ouvrageG. Noiriel, Racisme, la responsabilité des élites, Textuel, 2007..

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Compte tenu de tout ce qui a déjà été écrit sur ce massacre d’Aigues-Mortes, c’est dans l’approche privilégiée par l’auteur et non dans la chronologie des faits que réside la nouveauté. Jusqu’ici les récits des événements privilégiaient le paradigme d’un affrontement entre Français et Italiens, catégorie qui allait de soi aussi bien pour les journalistes de l’époque que pour les historiens qui s’étaient intéressés à l’affaire. On connaît la fameuse phrase de Toynbee qui renvoie le sentiment national à un ferment aigre du vin nouveau de la démocratie dans les vieilles bouteilles du tribalisme« The spirit of nationality is a sour ferment of the new wine of democracy in the old bottles of tribalism » in A. Toynbee, Study of History, Londres, 1934.». Cela vaut pour Aigues-Mortes où tribu des trimards et tribu des Aiguemortais fusionnent symboliquement en peuple français en achevant des Italiens devant la statue de Saint-Louis ou en tirant un coup de fusil dans le fossé remplie d’Italiens.

Gérard Noiriel choisit une approche fondée à la fois sur la socio-histoire, qui est depuis longtemps sa démarche, et sur la micro-histoire qui permet, en retraçant minutieusement les itinéraires individuels, de retrouver le sens des événements de 1893 pour les protagonistes locaux. Tout au long du XIXe siècle, les salins de la région ont reçu des immigrants, généralement appelé « les Ardéchois », structurés en un groupe (ou « colle ») dirigé par un chef. À la fin du XIXe siècle, la tradition des Ardéchois a décliné. Deux groupes sont alors en concurrence au moment de la récolte du sel. Le premier est celui des trimards, gens sans aveu, vagabonds méprisés par ceux que l’auteur désigne ironiquement sous l’appellation « Aiguemortais de souche », dont beaucoup se sont enrichis, depuis le phylloxera, dans l’exploitation viticole des sols sableux à l’entour. Noiriel s’intéresse par ailleurs à la tradition taurine des lieux, montrant ainsi comment les trimards se valorisent aux yeux des Aiguemortais en s’illustrant dans un rôle subalterne lors des festivités taurines. Ce point est d’autant plus important qu’on retrouve la même configuration lors du massacre des Italiens : les Aiguemortais au spectacle encouragent les trimards à massacrer les transalpins. En cela, les trimards ne sortent pas du rôle qui leur est traditionnellement dévolu.

Considérés comme des étrangers par les habitants d’Aigues-Mortes, ces hommes sont en rupture avec la société. Ils vivent sous la constante menace d’une condamnation pour vagabondage, ce qui peut les mener au bagne. Dans un contexte de fortes tensions sur le marché du travail, dans une ville envahie à la saison par de jeunes hommes en quête d’emploi, ces exclus font face à la concurrence d’ouvriers toscans et piémontais, encore étrangers à un sentiment d’appartenance nationale commune. Pour ces villageois transalpins, l’embauche saisonnière dans les salines constitue une source importante de revenus. Ils vivent par ailleurs dans une culture villageoise où depuis l’enfance, on valorise fortement la force physique, seule façon de pouvoir faire face aux nécessités. Le conflit entre trimards et transalpins se déclenche justement à la suite de tensions qui peuvent s’expliquer parce que les trimards embauchés à titre individuel n’ont pas baigné dans la culture villageoise de la force physique, laquelle permet justement à leurs concurrents italiens d’obtenir de meilleures cadences. D’où l’exaspération de ces derniers lorsque le rythme est ralenti par les trimards.

Humiliés au cours d’une première bagarre, Ces marginaux, qui sont très nombreux dans la ville lors de la récolte de sel, ameutent les Aiguemortais et réussissent à les rallier en prétendant, d’une part, que des habitants de la ville ont été molestés ou tués par des Italiens et, d’autre part, en s’appuyant sur l’idée qu’eux-mêmes sont français comme les Aiguemortais. Le massacre des Italiens a donc pour fonction d’intégrer dans le corps civique et national les trimards jusque-là marginalisés. La patrie est effectivement tout ce qui leur reste en dehors du fait que la pratique des patois régionaux empêche le paysage linguistique du temps de se résumer à une séparation nette entre un parler français et un parler italien.

Le massacre de 1893 dans nos classes

Il est clair pour beaucoup de lecteurs que ce type d’études fournit le recul historique nécessaire au traitement des questions de troisième et de terminale sur l’immigration ou tout simplement à l’étude de la population française en quatrième et en première. Il ne s’agit dans ce cas que d’un petit élément du cours ou d’une réponse à une question d’élève. C’est sans doute vrai mais ce serait occulter d’autres possibilités pédagogiques en entretenant le stéréotype de l’immigration, objet géographique mais jamais ou rarement objet d’histoire, surtout quand il s’agit d’histoire de la France.
D’autres entrées sont pourtant possibles dans les différents programmes secondaires. Ainsi, ce sujet peut clairement être intégré à une séance sur la France et les Français à la Belle époque en première avec, entre autres, l’objectif de montrer la diversité des Français de 1900 en soulignant les éléments d’intégration et l’argumentaire de la xénophobie : les étrangers seraient inassimilables, le renvoi à l’animalité (thème de la chasse à l’ours italien), etc. D’autres séances peuvent s’articuler en aval, notamment sur les Français des années 1930, avec, par exemple, un extrait du manuel de géographie postulant en 1937 les difficultés récentes à intégrer les immigrés, comme si le massacre d’Aigues-Mortes n’avait jamais existéH. Boucau, A Leiritz, Géographie…op. cit. ; voir aussi « L’histoire de l’immigration, c’est de l’histoire de France : 10 propositions pour la classe», [Bulletin de liaison des professeurs d’histoire-géographie de l’Académie de Reims, n°37, avril 2007.->http://www.ac-reims.fr/datice/bul_acad/hist-geo/bul37/immigration_chathuant.html]. La question des Italiens peut donc faire réfléchir les élèves au discours par trop systématique qu’ils peuvent entendre à propos des traditions culturelles qui feraient obstacle. Elle peut aussi être mise en parallèle avec la conviction qui existait dans les années 1930 de l’impossibilité d’intégrer les Polonais, coupables de s’installer en France avec leurs curés polonais.
L’auteur publie en annexe la liste des accusés du procès avec les condamnations qui figuraient déjà à leurs casiers judiciaires ainsi que leurs professions. On trouve aussi la liste des victimes et celle des disparus. L’intérieur du texte fournit également de nombreuses citations qui peuvent être réutilisées.

Cet ouvrage est donc stimulant pour la préparation de nos cours, autant pour les sources qu’il fournit que pour sa capacité à déconstruire de fausses évidences.

@ Clionautes