Recueil thématique étudiant la généalogie et les modalités de la violence intellectuelle.
Jusqu’où les mots ont-ils le pouvoir de nuire ? Peuvent-ils servir d’armes, au moins par destination ? Peut-on tuer d’un mot ? C’est de ce questionnement rhétorique que s’inspire ce recueil thématique consacré à la généalogie et aux modalités de la violence intellectuelle. Issu d’un colloque interdisciplinaire tenu à Paris en juin 2007, il réunit vingt études brassant un vaste prisme géographique et chronologique, depuis la Grèce Antique jusqu’au New-York du début du XXIe siècle, même si la balance penche sensiblement en faveur des périodes médiévale et contemporaine. Leurs auteurs sont pour la plupart des historiens, rejoints par quelques chercheurs en sciences sociales et en littérature qui ont également apporté leur pierre à cet édifice.

Le propos est d’autant plus stimulant qu’il explore un champ encore neuf sur le plan de la réflexion historique, tout en s’inscrivant dans la filiation très balisée de la critique de la domination fondée en sociologie par Pierre Bourdieu. Les thématiques brassées par un tel sujet sont riches et variées car les formes de violence intellectuelle sont multiples. La violence des mots peut en effet être purement symbolique, moralement blessante, et parfois même physiquement destructrice.

La diversité des violences intellectuelles

Les contributions rassemblées par ce volume sont classées en cinq parties. La première est vouée à « l’imaginaire guerrier des intellectuels ». La deuxième envisage « les métamorphoses de la dispute ». La troisième est consacrée aux « scandales et controverses au fondement de l’identité intellectuelle ». La quatrième aborde « rhéteurs, théologiens et intellectuels : violences de l’autorité ». Enfin, la dernière étudie « des violences faites au monde : théoriser et prescrire ». Il ne se dégage cependant pas de ces assemblages une cohérence d’ensemble assez nette pour que le lecteur puisse aisément accéder à une vision de synthèse apte à tenir la promesse éditoriale formulée par le sous-titre de ce volume qui (subtile violence ?) force ainsi quelque peu le sens des mots. A défaut donc d’une véritable «histoire des violences intellectuelles de l’Antiquité à nos jours», les jalons posés par cette exploration multi-scalaire aident néanmoins à formuler une typologie des différents registres des violences intellectuelles.

Violence discursive résultant de la brutalisation du langage, l’agression verbale constitue une transgression des normes de la parole policée. Elle est le degré le plus primitif de la violence intellectuelle. Un discours performatif plus élaboré résulte du glissement du langage de la persuasion pour occuper le champ de la menace, de la contrainte et de l’intimidation. Si ces deux premiers modes confrontent essentiellement les intellectuels les uns aux autres dans des joutes purement sémantiques sinon scolastiques, en revanche une troisième forme de violence intellectuelle outrepasse leur pré-carré pour investir l’ensemble du champ social. Franchissant la barrière des mots, le registre de la légitimation du recours à la violence rend en effet possible le passage à l’acte. La violence verbale désinhibe alors la violence physique. L’impact de la parole autorisée des intellectuels ne se limite donc pas à la glose et à la verbalisation mais a le pouvoir de produire de la violence réelle. C’est ainsi que la violence des mots, arme spécifique aux intellectuels, pose en dernier ressort la question de la responsabilité et de l’engagement de leurs émetteurs.

Une riche variété monographique

Si le manque d’unité de ce recueil peut déconcerter qui en attendrait une mise au point bien arrêtée, il offre un agrément de lecture indéniable à l’amateur de mélanges transversaux appréciant de bondir d’un siècle à un autre pour flâner parmi les études monographiques. La variété des contenus abordés sur quelques pages peut dès lors parler à toutes les sensibilités, même si le foisonnement complexe de quelques communications touffues laisse redouter qu’elles aient plus de mal à trouver leur public. Du romain Crémutius Cordius à l’américain Alan Sokal, en passant par l’humaniste Pétrarque, l’exilé Heinrich Mann ou le résistant Jean Cavaillès, on parcourt avec un intérêt certain une large galerie d’intellectuels en verbe et quelquefois en action, les uns persécutés et les autres persécuteurs. On visite également les pratiques rhétoriques très combatives d’Isocrate (rival malheureux de Platon) et de Cicéron, ainsi que la pédagogie du discours magistral déployée par le plus illustre écolâtre du XIIe siècle, Anselme de Laon. Sous un abord plus thématique, l’analogie entre escrime et controverse mathématique à la Renaissance, la cristallisation ambiguë de l’identité libertine au plan historique et historiographique, la définition normative du statut nobiliaire dans la France de Louis XIV comme forme de violence théorique, et le cas du médecin Pierre Pomme, bouc émissaire d’une querelle de légitimation de la profession médicale au XVIIIe siècle, sont l’objet d’études tout aussi instructives. Un aperçu précis brosse avec clarté et concision la réflexion parfois équivoque nourrie par Bourdieu à l’égard des intellectuels. L’analyse de la dispute entre Thomas d’Aquin et Siger de Brabant en 1270 met en évidence les mécanismes du rituel de la disputatio, dont la violence polémique codifiée apparaît non seulement comme une composante à part entière de l’ordre académique mais aussi comme une étape intrinsèque de la démarche intellectuelle de production du savoir médiéval. Dans la même logique, une autre étude propose une solide grammaire des procédés de mise en oeuvre des controverses théologiques durant les Guerres de Religion Aspect qui devrait retenir l’intérêt des candidats aux concours de recrutement préparant l’actuelle question d’Histoire moderne.. Enfin, on découvre avec curiositéMalgré une coquille grossière mutilant les « Rousseau des ruisseaux » (p. 202). Ailleurs, une autre rabote la novlangue en «novlang» (p.257). le cas de Colnet du Ravel, plumitif obscur et oublié qui fut pourtant un tenace rebelle des lettres et connut sa petite heure de gloire lors de la période Directoriale : véritable croisé du camp des « anti-Lumières » s’en prenant avec virulence aux intellectuels officiels, il parvint à imposer durablement une représentation binaire et guerrière de la caste littéraire.

On ne sortira donc pas de cet ouvrage avec une perception établie de ce que peuvent impliquer les violences intellectuelles, d’autant que pèse sur elles, comme le souligne la préface, l’épée de Damoclès de l’anachronisme rétrospectif d’un tel concept. Mais cet ensemble exigeant, qui peut ne pas être attractif pour tous les lecteurs, brasse à travers toutes les périodes historiques une large diversité d’exemples bien choisis et analysés avec finesse. Il s’en dégage des formes de violences intellectuelles non pas génériques mais singulières, et indéniablement exemplaires. Rien n’échappe à la force de frappe des mots, ce qui conduit fatalement à envisager l’exercice de la recension, nécessairement fondé sur les humeurs et les goûts de son rédacteur, comme un autre avatar de la violence intellectuelle…

Guillaume Lévêque © Clionautes.

Le Mot qui tue, Une histoire des violences intellectuelles de l’Antiquité à nos jours
Mot qui tue