Ce numéro 234 du Mouvement socialDirecteur : Patrick Fridenson (CRH, EHESS). Comité éditorial jusqu’en 2015 : Nicolas Barreyre, Emmanuel Bellanger, Marie-Claude Blanc-Chaléard, Christian Chevandier, Christoph Conrad, Marianne Debouzy, François Denord, Jean-Paul Depretto, Annie Fourcaut, Jacques Freyssinet, Jacques Girault, Nicolas Hatzfeld, Daniel Hémery, Pierre Karila-Cohen, Maria Malatesta, Nathalie Moine, Denis Pelletier, Emmanuelle Picard, Michel Pigenet, Antoine Prost, Bernard Pudal, Anne Rasmussen, Jean-Louis Robert, Philippe Rygiel, Gisèle Sapiro, Danielle Tartakowsky, Claire Zalc. ne propose pas un grand dossier particulier mais une sélection variée regroupée en trois thématiques : les réformismes espagnols du XIXe siècle, la culture et les pratiques de solidarité et la question du déni de l’usure au travail.

L’ancrage du réformisme espagnol

Cette thématique est présentée par Jorge Uria Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Oviedo. (« Modèles politiques et mouvements sociaux en Espagne : influences françaises et échanges internationaux dans le long XIXe siècle »). Ce premier auteur présente le réformisme espagnol dans ses interactions avec les mouvements sociaux et politiques européens. Il évoque les stéréotypes réciproques, souvent d’inspiration britannique, et qui peuvent être véhiculés côté français par Mérimée, Hugo, Augustin Thierry, Théophile Gautier, Guizot, Michelet, Thiers ou Fustel de Coulanges. Ces représentations se font plus hispanophiles à la fin du XIXe. Jorge Uria détaille les nuances au sein du mouvement libéral, aborde la question de l’inspiration française du républicanisme laïque espagnol et montre l’importance de l’exil pour tous les mouvements politiques et culturels. La France donne ainsi asile aux libéraux, aux républicains, aux anarchistes et socialistes mais aussi aux carlistes et, à partir de 1868, à Isabelle II, alors même que Pavía et Ruiz Zorilla quittent Paris pour l’Espagne de la Première République. On retrouve cette importance de l’exil dans le parcours du syndicaliste Manuel Llareza Zapico développé plus loin par Jorge Muñiz Sánchez. Jorge Uria conclut à une influence partagée de la France et du contexte général européen sur les mouvements politiques et sociaux espagnols. Ces mouvements ont ainsi développé une version espagnole de l’utilitarisme benthamiste et du libéralisme du Manchesterum, ce qui n’est pas sans nous faire songer qu’avec Kossuth, Richard Cobden est un des Européens les plus populaires du temps.

L’impact de 1848 est abordé par Florencia Peyrou Université de Valence, Espagne. dans « 1848 et le Parti démocratique espagnol ». Elle y démontre, à contre-courant d’une historiographie longtemps portée à affirmer le contraire, l’importance de l’impact de 1848 sur une Espagne qui ne fut pas isolée, même si la révolution n’y a pas triomphé. Les premiers groupes démocratiques y émergent autour de 1837, revendiquant liberté de la presse, constitution de 1812 et suffrage universel dans des journaux comme El Huracán ou La Revolución. L’article intègre deux lettres de Ferdinand de Lesseps, ambassadeur de France à Madrid en 1848. Ces sources peuvent être intégrées à un corpus documentaire de seconde sur la question « Liberté et nations en France et en Europe de 1815 au milieu du XIXe ». L’auteure, souligne, une fois encore, l’importance de la révolution française de février 1848, mentionnée dans le premier manifeste démocratique espagnol.

Avec « Le réformisme dans le syndicalisme minier en Espagne au début du XIXe siècle », Jorge Muñiz Sánchez Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Oviedo. étudie plus particulièrement le cas des Asturies, dont il note la similarité avec la région française actuelle du Nord-pas-de-Calais. Partant de la période troublée qui suit la guerre de Cuba (1898), il retrace le parcours du syndicaliste Manuel Llareza Zapico, personnage clef du SOMA, premier syndicat de la branche minière. Le parcours de ce syndicaliste montre l’influence de son exil dans le «Nord Pas de Calais». Jorge Muñiz Sánchez analyse par ailleurs les tactiques de lancement des mouvements sociaux tenant compte des opportunités économiques et le choix, par ce syndicalisme, du terrain social et législatif, préféré à l’action révolutionnaire.

Cultures et pratiques de la solidarité

Dans «L’évergétisme en Méditerranée orientale», Anastasios Anastassiadis Membre scientifique de l’École française d’Athènes. reprend le dossier de l’évergétisme que Paul Veyne a fait connaître comme usage antique. Il en existe en fait deux acceptions inscrites dans une chronologie discontinue. Les antiquisants, en usant du terme «évergétisme» pour désigner une pratique antique, empruntent en effet un signifiant désignant à l’origine une pratique sociale développée à partir de 1780. Cet évergétisme orthodoxe de la Méditerranée ottomane et post-ottomane connaît une évolution marquée par les réformes postérieures à Navarin et à la guerre de Crimée. Les Tanzimat censées réformer l’empire ottoman influent donc sur l’évergétisme orthodoxe au sein de l’Empire ottoman. L’étude se conclut sur une question très actuelle en revenant sur l’appel récent (2009) du ministre Georges Alogoskoufis à « l’esprit évergète de la nation qui a fait tant de bien depuis des siècles ».

CIMADE et Entraide protestante ne sont sans doute pas des termes inconnus des lecteurs. Martha Gilson Doctorante contractuelle à l’Université de Lyon démontre dans « Une minorité en action : la charité protestante en France XIXe-XXe siècles » que l’État républicain se séparant de l’Église est également un facteur d’évolution pour la charité protestante, laquelle se distingue ainsi des œuvres catholiques. Alors que les premières sont confrontées à des ruptures, la charité protestante anticipe la Séparation et connaît une évolution marquée par la continuité.

Marie-Bénédicte Vincent Maitre de conférence en histoire contemporaine à l’Université d’Angers. étudie dans (« Démocratiser l’Allemagne de l’Ouest après 1945. Une association française d’éducation populaire sur le terrain : Peuple et culture ») le rôle de l’éducation populaire dans le processus de dénazification. Elle intègre pour cela les recherches d’Emmanuelle Picard Des usages de l’Allemagne. Politique culturelle française en Allemagne et rapprochement franco-allemand (1945-1963), Politique publique, trajectoire, discours, Thèse de doctorat d’histoire, IEP de Paris, 1988. et Corinne Defrance La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin (1945-1955), Strasbourg, Pr. univ. de Strasbourg, 1994. sur les modalités et les acteurs culturels de l’éducation populaire dans l’Allemagne d’après-guerre. L’originalité de la démarche est d’abord dans l’utilisation de sources associatives dans un domaine jusque-là connu par les archives diplomatiques. L’auteur cerne le rôle clef de Joseph Rovan, d’origine juive allemande, dans un mouvement dont les valeurs fondatrices sont la Résistance, Uriage, Mounier, le christianisme de gauche ou le communisme et l’antifascisme. Pour la PEC, il s’agit après avoir interprété le monde, de le transformer : l’auteur ne le précise pas mais on peut reconnaître dans cette démarche la 11e thèse de Marx sur Feuerbach (1845). Différentes techniques d’éducation populaire sont mises en œuvre en Allemagne par des Français souvent bénévoles, avant que le mouvement ne produise sa propre rétroaction sur le mouvement français d’éducation populaire.

La contribution de Thomas le Roux Chargé de recherche au CNRS, CRH, CNRS-EHESS.,(« L’effacement du corps de l’ouvrier. La santé au travail lors de la première industrialisation de Paris (1770-1840) »), étudie la construction progressive d’un discours de dénégation de la souffrance au travail entre l’Ancien régime et le milieu du XIXe. L’auteur reprend le paradigme foucaldien de la discipline des corps et du grand basculement qui voit la réduction des violences physiques à mesure de l’augmentation du contrôle pénal. Il montre que la contrepartie n’existe pas dans le monde du travail où l’amplification des douleurs, souffrances et autres misères du corps progresse en même temps que le contrôle de l’ouvrier. Il existe pourtant, à la fin de l’Ancien régime, un discours médical et scientifique sur les maladies des artisans, ce qu’illustre Ramazzini en 1770 avec son Essai sur les maladies des artisans (traduit en 1777). A l’époque révolutionnaire, ce discours cède peu à peu à un mouvement d’occultation du corps de l’ouvrier marqué par l’absence d’écrits, la multiplication des accidents et le renforcement d’une règlementation dont le livret ouvrier napoléonien reste un symbole. La réaction de 1815 voit le regain d’un certain intérêt pour la souffrance de l’ouvrier, parole à laquelle se substitue dès les années 1820, un discours de réfutation dont Villermé est l’homme-clef. Parmi les exemples les plus marquants, celui des ouvriers de l’usine de céruse de Clichy, habitués à manier des poussières à base de plomb. Que l’emballage de la céruse en pains ait été interdit n’empêche nullement les ouvriers de devoir broyer cette poudre contenant des poussières de plomb afin que l’usine puisse continuer à lutter contre la concurrence britannique ou néerlandaise. D’où ce chant des cérusiens : « Enivrons nous amis […] Demain dans le travail nous puiserons la mort. » Plusieurs documents de cette contribution se prêtent à un usage en 4e ou seconde, moyennant quelques césures. Aux extraits des textes de Villermé (déjà connu de nos manuels), on peut ajouter la question : A quelles causes Villermé attribue-t-il les maux des ouvriers ? Quelle cause paraît oubliée ? D’autres documents sont riches en potentiel d’utilisation pédagogique, notamment les textes médicaux des pages 105 et 107. On aura compris que le discours de dénégation des hygiénistes du XIXe accompagne les transformations de l’âge industriel en niant les souffrances du nouveau monde du travail.

La liste des chroniques de ce numéro est consultable sur CAIRN.