L’ouvrage de Mathieu Arnoux, actuellement professeur à l’Université Paris-Diderot et directeur d’études à l’E.H.E.S.S., est une publication importante qui, de plus, éclaire d’un jour nouveau un chapitre du programme de seconde. Le temps des laboureurs est porteur d’un projet ambitieux puisqu’il s’agit de rechercher le moteur de la croissance économique des XIe-XIIIe siècles en reprenant l’étude du schéma des trois ordres (ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent) autour d’une figure centrale : celle des paysans et de leur travail. Il s’agit, en outre, de croiser histoire économique et histoire des représentations en recourant à des sources extrêmement variées, depuis les œuvres littéraires jusqu’aux chartes en passant par divers textes cléricaux. Car l’enjeu est de proposer une lecture globale de la société médiévale des XIe-XIVe siècles en montrant le rôle fondamental du travail paysan pour expliquer la croissance économique et en soulignant que les laboureurs ne sauraient être réduits à un rôle passif de dominés : les communautés paysannes, organisées, ont été en elles-mêmes les acteurs essentiels d’un dialogue qui ne fut pas toujours conflictuel avec les autres ordres.

Les trois ordres et la croissance économique

La démonstration est organisée autour de deux parties : la première étudie les représentations et la seconde trois institutions économiques.
Le premier chapitre présente l’historiographie concernant la croissance en Europe. Deux facteurs explicatifs ont été mis en avant : l’impulsion donnée par la croissance démographique ou celle liée aux progrès des techniques agricoles. Après avoir montré la fragilité de ces deux hypothèses, M. Arnoux peut annoncer celle qui guide son ouvrage : la croissance économique s’explique avant tout par une intensification du travail paysan. C’est une « révolution industrieuse ».

Le chapitre suivant reprend la question des trois ordres en insistant, à côté des textes de Gérard de Cambrai et d’Adalbéron de Laon, sur les textes anglais de la fin du Xe siècle et du début du XIe s. produits par Aelfric ou Wulfstan. Ce décalage lui permet de prendre ses distances par rapport à l’interprétation de G. Duby qui soulignait avant tout dans ce schéma la volonté de discipliner les milites et de renforcer le pouvoir épiscopal. Le schéma des trois ordres se prête en effet – c’est ce que montrent les textes anglais – à une lecture moins cléricale et plus égalitaire. Ce schéma pouvait donc être aussi une façon de s’adresser à ceux qui travaillent en leur reconnaissant une dignité sociale. L’ordo laboratorum pourrait alors être un élément de réhabilitation du travail.

Le troisième chapitre aborde une autre forme de revalorisation du travail : l’effacement de l’esclavage. Cette question est abordée de façon bien nuancée et riche, mais l’idée centrale est que l’esclavage disparaît de l’Europe du Nord-Ouest et qu’ainsi la formation de l’ordo laboratorum va de pair avec une forme d’émancipation du travail (même si l’existence de la servitude n’est pas niée).

Dans le 4ème chapitre, M. Arnoux montre que le schéma des trois ordres, après une éclipse, réapparaît au XIIe siècle dans le monde anglo-normand, transmis par des traités moraux (les similitudines attribuées à saint Anselme dans les années 1110, ou le Livre des manières d’Étienne de Fougères dans les années 1170), par des textes littéraires (le Roman de Rou de Wace dans les années 1170) et surtout par la chronique des ducs de Normandie remaniée par Benoît de Sainte-Maure dans les années 1170. Plusieurs de ces textes évoquent aussi des révoltes paysannes, si bien que le schéma des trois ordres peut apparaître comme une façon de prendre en compte les réclamations des paysans en reconnaissant la pénibilité de leur travail et la légitimité de leur fonction sociale : c’est une façon de « sortir de l’affrontement (…) entre paysans et seigneurs, pour entrer dans une voie de négociation (…) » (p. 128). On comprend que les paysans aient pu adhérer à ce schéma et se l’approprier (p. 100) s’il répondait, au moins en partie, à leurs attentes.

Les paysans s’imposent dans l’imaginaire

À partir du chapitre 5 s’ouvre une nouvelle étape dans laquelle M. Arnoux étudie l’émergence, à partir du XIIe siècle, du groupe paysan au sein des représentations qu’il interprète comme une forme d’effraction qui contraint à un « dialogue social et politique » (p. 113) avec les deux autres groupes. Ce chapitre est consacré aux textes issus des écoles et de la prédication. L’auteur relève l’apparition du travail agricole dans les comparaisons, même si cette pratique demeure rare. Il insiste surtout sur l’idée que le travail n’est pas dévalorisé, en s’appuyant pour cela sur le texte d’Hugues de Saint-Victor (première moitié du XIIe s.) qui, dans le Didascalicon, accorde une importance remarquable aux arts mécaniques, aux côtés des arts libéraux. Mais il se fonde surtout sur le commentaire de la Genèse d’Augustin, sans cesse recopié et repris au Moyen Âge, qui « propose une vision enthousiasmante du labeur du premier homme » (p. 147) susceptible d’offrir aux paysans un « programme de vie chrétienne fondé sur la valorisation de leur travail » (p. 150).

Cependant, le chapitre 6 nuance très fortement cette vision. Fondé principalement sur de nombreuses sources d’horizons différents (autant du point de vue du genre que de celui de la géographie ou de la chronologie), on constate que le travail est effectivement assigné aux paysans mais qu’il est rarement valorisé. Cet écart pourrait d’ailleurs aisément s’expliquer par le fait que les textes d’Augustin portaient sur le travail au sein du paradis dont l’humanité est désormais exclue.

Le chapitre suivant, qui porte sur des œuvres de fictions anglaises du XIVe siècle, est plus ambigu. Il est certain que le travail est assigné aux paysans, mais est-il valorisé ? Ce ne semble pas le cas dans les Comtes de Canterbury de Chaucer où le paysan est loué pour son travail et sa générosité, mais où il brille surtout par son silence. En revanche, dans le roman Pierre le laboureur, écrit avant la révolte de 1381, le paysan, placé du côté du bien, est porteur d’un message de réorganisation économique et sociale autour de son travail dans le cadre d’une société fondée sur les trois ordres.

Cette première partie a donc permis de suivre l’enrichissement et la persistance du schéma des trois ordres en se focalisant sur celui des laboureurs et en montrant que les paysans ont pu être attachés à ce modèle.

les paysans dans les circuits d’une économie redistributive

La deuxième partie du livre veut confronter cette lecture à une étude du “réel”, en passant du « paysage aux institutions » (chap. 8). Elle se concentre sur trois institutions capitales : la dîme, les marchés et les moulins. Dans son étude de la dîme, M. Arnoux insiste principalement sur les aspects de redistribution : la dîme sert à l’entretien de l’église et à l’assistance aux pauvres. Leur stockage dans des granges exclut une commercialisation profitable : soit les produits sont vendus au marché au cours normal, ce qui aurait tendance à faire baisser les prix, soit ils sont donnés en aumônes. On comprend ainsi que le principe du paiement de la dîme ait été peu contesté.

Le chapitre suivant montre le rôle économique et politique crucial des marchés pour la seigneurie mais malgré le poids des contraintes seigneuriales, le cadre juridique du marché assure une protection aux marchands et tend à éviter la spéculation – le but étant d’assurer à la population une nourriture à un prix raisonnable. À ce titre, les paysans pouvaient y trouver un secours en temps de disette, même s’ils profitaient peu des bénéfices en temps d’abondance.

Le dernier chapitre est consacré aux moulins et veut remettre en question l’historiographie qui tend à voir dans le moulin un des instruments d’oppression et de contrôle des paysans par les seigneurs dans le cadre de la seigneurie banale. Cette construction résulterait d’une évolution postérieure à l’époque médiévale. Aux XIe-XIIe siècles, les moulins, bâtis volontairement par les laboratores, sont si nombreux que s’instaure une concurrence qui offre aux paysans un espace de liberté leur permettant de faire jouer la loi de l’offre et de la demande.

La thèse soutenue par M. Arnoux est donc claire : la croissance économique a été permise par une accentuation du travail paysan, que ceux-ci ont acceptée voire impulsée en échange de contreparties matérielles (par le biais du marché, de la dîme ou des moulins) et symboliques (l’introduction dans un ordo dont le travail contribuait à la dignité religieuse et sociale). C’est l’idée d’une domination et d’une soumission des paysans dans le cadre seigneurial et ecclésiologique qui est ainsi mise en cause. En cela c’est bien un “nouveau récit” ou un “autre Moyen Âge” que nous propose Mathieu Arnoux.

C’est toutefois à un travail très ardu que s’est livré M. Arnoux car les paysans sont muets dans les sources et leur rendre la parole est une entreprise qui prête facilement le flanc à la critique car elle repose avant tout sur des hypothèses. Et d’autres lectures seraient envisageables. À propos du schéma des trois ordres, ni les textes anglais ni les textes français ne mettent eux-mêmes l’accent sur l’importance des travailleurs : il s’agit seulement d’une lecture possible. D’ailleurs le chapitre 6 montre bien que la valorisation du travail n’est pas évidente. Il n’est pas non plus évident que les paysans aient adhéré à ce schéma social : dans les textes qui évoquent leurs revendications, il est surtout question d’égalité ou de liberté et la réponse qu’ils obtiennent est le devoir de travailler pour ceux qui sont supposés les protéger. Par rapport à un autre modèle social extrêmement diffusé qui distingue les vierges, les continents et les mariés, le modèle des trois ordres établit une distinction à l’intérieur des laïcs (ou des mariés) qui n’est pas clairement à l’avantage des paysans. S’il est certain que les clercs comme les seigneurs leur ont demandé de travailler et de verser leur dîme en silence comme le laboureur de Chaucer, n’est-ce pas là le cadre dans lequel clercs et seigneurs ont voulu les enfermer ? De même, s’il n’y a pas eu de rejet massif du principe de la dîme, cela pourrait montrer autant le poids du discours de l’Église ou de la domination seigneuriale que l’acceptation des paysans qui y trouveraient leur avantage. Ils semblent d’ailleurs bien chercher des subterfuges pour en diminuer le taux. Enfin la diffusion du schéma des trois ordres va certes de pair avec l’effacement de l’esclavage, mais aussi avec la disparition des petits paysans libres (les alleutiers).

Cela dit, ces autres voies d’interprétation s’appuient sur les sources traduites et citées dans Le temps des laboureurs, livre riche et stimulant qui devrait susciter un vif intérêt.

CR par Emmanuel Bain