Spécialiste d’histoire sociale, professeure émérite à l’Université de Lyon, Michelle Zancarini-Fournel est principalement connue pour ses travaux sur l’histoire des femmes et du genre, d’une part, et sur mai 68, d’autre parthttp://larhra.ish-lyon.cnrs.fr/membre/364 ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Michelle_Zancarini-Fournel . Dans Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1865 à nos jours, elle élargit son champ d’investigation en nous offrant une vaste synthèse qui permet de revisiter l’histoire de France depuis 1689 à travers le devenir des « dominé.e.s ». A l’instar de l’historien britannique Edward P. Thompson, elle veut envisager et écrire l’ « histoire par en bas » et, dans cette perspective, reprend à son compte la définition du peuple proposée par Antonio Gramsci : « S’appuyant sur sa connaissance de la paysannerie méridionale et sarde, le penseur et militant communiste Antonio Gramsci définit le peuple comme « l’ensemble des classes subalternes et instrumentales de toutes les formes de société qui ont existé jusqu’à maintenant ». La définition associe ici domination politique (« les classes subalternes ») et domination sociale (les classes « instrumentales », ce qui signifie classes salariées). » (p. 11). Par ailleurs, deux autres « filiations » ou parentés, si elles ne sont pas explicitement revendiquées par Michelle Zancarini-Fournel, n’en sont pas moins assez transparentes : la deuxième partie du titre (faut-il dire le sous-titre?) fait écho à L’histoire populaire des Etats-Unis de l’historien américain Howard Zinn, la première étant empruntée à Victor HugoElle figure dans le titre du livre III des Contemplations ; l’emploi fréquent de l’adjectif ou du substantif « subalterne » renvoie certes à Gramsci mais aussi aux subaltern studies.
Concrètement, les « subalternes » dont Michelle Zancarini-Fournel nous invitent à découvrir ou redécouvrir le destin sont, assez classiquement, les paysans et les ouvriers, mais aussi les membres des minorités religieuses (juifs et protestants), les homosexuels (assez peu), les femmes, les colonisés et les populations immigrées au issues de l’immigration.

Histoire de France, histoire de la colonisation et histoire de l’immigration

Une des préoccupations de Michelle Zancarini-Fournel, qu’elle partage avec d’autres historiens, est de pleinement intégrer l’histoire des colonies à l’histoire de France. Dans cette perspective, le choix de la date d’ouverture prend une partie de son sens. 1685 voit la promulgation de l’édit de Fontainebleau, autrement dit la révocation de l’édit de Nantes qui met un terme à la tolérance dont profitait depuis 1598 la minorité protestante, mais aussi celle du fameux « code noir » dont Michelle Zancarini-Fournel rappelle qu’il traite d’abord de la « police religieuse », ce qui explique que son premier article porte sur l’expulsion des juifs des colonies.
De même, le choix de l’année 2005 pour clore cette histoire populaire de la France n’est pas sans lien avec l’histoire de la colonisation. Deux événements, au moins, montrent qu’en 2005 que la France est encore largement marquée par son héritage colonial en général et son passé en Algérie en particulier : ce qu’il est convenu d’appeler les « émeutes de banlieue », que Michelle Zancarini-Fournel aborde sous le titre : « Automne 2005 : révolte urbaine généralisée et état d’urgence : un legs colonial ? » et à propos desquelles elle affirme : « On a sans doute sous-estimé, dans nombre d’analyses, les suites postcoloniales dans la société française, et l’impact mémoriel, de la guerre d’Algérie pour une génération d’hommes qui ont aujourd’hui l’âge de la retraite ainsi que pour leurs familles tout comme la réactivation – voire la réinvention – de mémoires familiales pour les descendant.e.s des familles ayant immigré. » (p. 911) Ce faisant, on peut penser que l’auteur partage les conclusions des tenants français des postcolonial studies les plus en vue dans le débat publicPar exemple Pascal Blanchard co-auteur de La Fracture coloniale. La Société française au prisme de l’héritage colonial, Paris : La Découverte, 2005 et, dernièrement, de Vers la Guerre des identités ?, Paris, La Découverte, 2016..
A certains moments de l’Histoire, assez rares au total, une conscience commune des subalternes des colonies et de métropole émerge. Michelle Zancarini-Fournel cite ainsi longuement la réponse que J. F. Barraud, ouvrier imprimeur, adresse en 1832 à l’article célèbre où Girardin utilise l’expression « nouveaux barbares » à propos des ouvriers et compare les chefs de fabrique aux planteurs des colonies : « Je me permets de vous donner un démenti formel, les chefs de fabrique ne sont point comme les planteurs des colonies, ceux-là, contre toutes les lois de la nature, ont pris sur les malheureux qu’ils occupent le droit de vie et de mort, et les souverains d’un monde civilisé (soit-disant) ont jusque-là témoigné de pareilles atrocités ! Honte éternelle aux monstres qui disposent ainsi de la vie des hommes ! Un jour viendra où leurs neveux le paieront cher ; car tôt ou tard, les droits de l’homme triompheront partout. » (p. 242)

Histoire de femmes

Les femmes occupent une place importante et bien justifiée dans cette Histoire populaire de la France. Parmi d’autres aspects, Michelle Zancarini-Fournel souligne à plusieurs reprises le rôle de leaders que plusieurs d’entre elles ont pu jouer dans les soulèvements ou les révoltes populaires, par exemple pendant la période révolutionnaire : « Les femmes sont nombreuses dans les émeutes du printemps 1789, aussi bien dans l’attaque des barrières de l’octroi début juillet que lors de la prise de la Bastille, quand la rébellion devient révolution. Elles jouent généralement dans les émotions populaires le rôle de « boutefeux » : ce sont elles qui lancent le mouvement, rassemblent, sonnent le tocsin et exhortent au soulèvement sur les places publiques. » (p. 118).

Répressions et violences policières

Un autre « fil rouge » de l’histoire des subalternes ressort à la lecture de la synthèse de Michelle Zancarini-Fournel : celui de la répression et des violences endurées, même si le nombre de morts que ces dernières ont pu entraîné a largement régressé depuis le XVIIIe siècle. Le bilan des grèves de 1948 est à cet égard saisissant : « Des milliers de mineurs sont arrêtés, emprisonnés, condamnés puis révoqués. La peur s’installe dans les foyers. L’épisode marque les mémoires familiales, encore vives aujourd’hui comme l’ont montré les débats récents sur l’amnistie des derniers survivants condamnés en 1948. Le ministre socialiste de l’Intérieur, Jules Moch, est toujours chargé d’opprobre à la suite de l’émotion suscitée par les morts » (p. 713)..

Priorité au récit et aux acteurs

Les luttes et les rêves se veut d’abord un récit. Cela présente l’intérêt de donner à lire un livre riche de tout ce qui fait la chair de l’histoire des classes subalternes : les conditions de vie difficiles, les luttes pour améliorer celles-ci ou s’émanciper de la tutelle des dominants, les loisirs … Ce récit est d’autant plus vivant et intéressant à lire que l’auteur a fait le choix de donner toute leur place aux acteurs en les citant ou en retraçant des itinéraires de vie : « Le récit s’attache à mettre en exergue des histoires singulières et pas seulement une histoire de groupes, de mouvements ou d’organisations. Il s’agit d’une histoire incarnée passant parfois par l’intime, une histoire sensible, attentive aux émotions, aux bruits et aux sons, aux paroles et aux cris. C’est pourquoi le texte est émaillé de nombreuses citations – témoignages, manifestes et chansons – qui sont autant de voix à entendre. » (p. 12).

Ce choix, assez représentatif, par ailleurs, des tendances historiographiques actuelles, par exemple dans le domaine de l’histoire ouvrièreEn témoignent, par exemple, les travaux de Xavier Vigna, notamment sa synthèse sur l’Histoire des ouvriers en France au XXe siècle : https://clio-cr.clionautes.org/histoire-des-ouvriers-en-france-au-xxe-siecle.html, n’est pas sans susciter une réserve ou du moins un regret : il reste peu de place pour l’interprétation, ce qui peut laisser le lecteur sur sa faim. Le développement sur le code noir se conclut par exemple ainsi : « Si les codes noirs diffèrent selon les territoires, ils incarnent, nonobstant leur fondement juridique, une politique raciale telle que l’a définie Michel Foucault, où convergent le biopouvoir et le racisme. » (p.52) Le lecteur non averti aurait peut-être aimé en savoir plus sur le concept de « biopouvoir » et sur la définition foucaldienne de la politique raciale.

Du rôle social de l’historien : une histoire militante et « progressiste »

Les luttes et les rêves est bien une synthèse écrite par une historienne en se fondant sur la bibliographie existante et les travaux de recherches les plus récents. Ce n’est pas un essai historique et encore moins un livre partisan. Néanmoins, il relève de ce qu’on peut qualifier une histoire militante et « progressiste » car l’auteur s’efforce, plus ou moins explicitement, de répondre à plusieurs questions qui se posent aujourd’hui aux historiens et aux enseignants d’histoire : celle de l’utilité et de l’importance de l’histoireParmi d’autre publications, on peut citer la leçon inaugurale de Patrick Boucheron au collège de France Ce que peut l’histoire, Paris, Fayard, 2016, 72 pages, celle de la lutte contre l’invasion du champ éditorial par des polémistes ou essayistes attachés à une vision de l’histoire de France souvent surannée et, en tout cas, déconnectée de la recherche, et enfin celle du combat contre le tropisme identitaire et la nostalgie d’une société autoritaire dont on oublie trop vite combien elle était violente et injuste, tropisme et nostalgie portés par ces mêmes polémistes et essayistes et qui imprègnent de plus en plus, probablement pour le pire, la société française :
« Etat d’urgence, recours au 49-3, volonté pour certains de revenir à la peine de mort ou à l’internement arbitraire sur fond d’amnésie coloniale : voilà qui n’est que trop familier. Suite aux attentats de 2015 et 2016, les tendances les plus sombres creusent leur sillon.
Mais l’histoire longue, celle que nous avons rappelée, a toujours été peuplée de tentatives fragiles, éphémères ou utopiques, mais aussi parfois victorieuses – même si inlassablement remises en cause – pour faire advenir d’autres mondes. Tout comme on rêve, on lutte. » (p. 911)

En cela, l’histoire écrite par Michelle Zancarini-Fournel peut être qualifiée de progressiste et sa démarche rejoint probablement celle des auteurs de l’Histoire mondiale de la France à paraître en janvier 2017 au SeuilEn attendant cette publication, on peut lire l’entretien accordé par Patrick Boucheron à la rédaction de L’Histoire : « La France, l’identité et l’historien », L’Histoire, janvier 2017, p. 13-18. et de bien d’autres historiens et professeurs d’histoire-géographique des collèges et lycées.