Mathieu Souyris est professeur d’histoire-géographie en Nouvelle Calédonie. Chargé de formation au CNED de Lille. Professeur en sections européennes.

Les milices du XVI ème siècle à nos jours, entre construction et destruction de l’État ?

Ouvrage collectif du C.R.I.S.E.S. de l’Université de Montpellier, sous la direction de Danielle Domergue-Cloarec et de Jean François Muraciolle, l’Harmattan, 2010.

Voici un ouvrage qui ravira, une fois de plus, les amateurs d’histoire militaire, et en particulier les aficionados de la dimension floue et souvent sulfureuse des armées irrégulières, para étatiques ou paramilitaires. Il y a dans la figure du milicien deux aspects, bien présents dans ce livre. D’abord celui, souvent magnifié dans le cinéma anglo-saxon (Patriot, de Mel Gibson, tout un programme !) du citoyen libre qui défend ses intérêts et ses propriétés face à un adversaire plus puissant. Ensuite vient la figure du milicien incontrôlable, le desperado, l’anima vulga qui vole, viole et tue, destructeur de l’ordre social établi. Entre ces deux icônes, il existe en fait tout un univers de situations diverses et complexes que cet ouvrage collectif nous permet de découvrir.

L’ambition de ce livre est de livrer un panorama très exhaustif des différentes formes de milice, de 1636 à nos jours (Jean François Muracciole, auteur de la partie sur la sémiologie du mot, rappelle que le phénomène de la milice est plus ancien que son nom, évoquant ainsi les milices de Flandres en 1303 qui, formées de « manants », déshonorèrent la chevalerie française en pratiquant un combat de soudards. et de livrer une réflexion, d’abord sur la sémiologie du mot puis sur la rôle des milices dans la construction et/ou la destruction des structures étatiques. Les auteurs découpent l’ouvrage en deux parties, une première sur les milices d’État ou les milices légales et une seconde sur les milices illégales ou irrégulières. Une autre approche peut aussi être proposée et la conclusion de l’ouvrage identifie en fait, trois âges de la milice.

Dans un premier temps, la milice aide l’État à se construire et à se structurer. Il s’agit souvent de troupes auxiliaires, non permanentes, que les monarques utilisent en temps de guerre pour suppléer aux carences numériques de l’armée régulière. On remarquera la pertinence des études faites sur les milices provinciales de l’Ancien Régime ou sur la Garde Nationale en France, un corps qui contribue à l’édification de l’État républicain, avant de servir l’Empire, pour être finalement dissous après la défaite de 1871. Dans ces cas là, la milice supplée l’action armée de l’État, et elle est intégrée à ce dernier à l’image de la Garde Nationale des États-Unis qui, malgré son caractère très local (chacun des états possède sa propre Garde Nationale ) reste sous contrôle. Formées de volontaires ou d’engagés contraints (qui multiplient les stratégies d’évitement à l’encontre des recruteurs), ces milices se caractérisent par leur grande diversité, leur absence de tactique militaire, la faiblesse de leurs officiers et l’attachement à leur lieu d’origine (2). Avec parfois des conséquences désastreuses au niveau local, quand un régiment entier se fait décimer comme les volontaires virginiens du 116ème régiment d’infanterie de l’US Army lors du débarquement d’Omaha Beach en 1944.

A partir des années 1870-1880, les milices « classiques » ayant été intégrées aux armées régulières, apparaissent des milices paramilitaires ou para étatiques plus ou moins légales. Elles sont souvent la volonté d’une faction politique. Ainsi voit on s’affronter en 1877 à Pittsburgh, miliciens ouvriers et miliciens bourgeois, suite à des émeutes salariales. Milices patronales, milices syndicales ; on trouve évidemment dans ce tableau les milices politiques des régimes totalitaires : Gardes Rouges soviétiques, Chemises Noires italiennes, SA et SS nazis. Parfois la milice devient un État dans l’État, à l’image des SS de Himmler, et instrumentalise ses propres aberrations. Cette période s’achève vers 1945 où ces milices disparaissent, sont désarmées, intégrées et « recyclées » soit dans les forces régulières, soit dans d’autres secteurs professionnels, au fur et à mesure que renaît la démocratie en Europe.

Le dernier âge de la milice est l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, qui s’étend sur les milices illégales et irrégulières qui on fleuri après la fin de la guerre froide. Milices ethniques et religieuses de la guerre d’ ex-Yougosalvie ou du Liban, milices des guerres civiles africaines et leurs lots d’enfant-soldats… Ce sont elles qui participent à la dé-construction de l’État au profit d’intérêts particuliers, à tel point que l’ONU fait du désarmement de ces milices un objectif prioritaire. Instaurant un ordre social déstructuré, inégalitaire, elles participent au pillage des ressources naturelles et humaines des pays où elles sévissent. Impossibles à régulariser, elles entretiennent un monde dangereux, en ébullition permanente, qui prospère sur la pauvreté, le préjugé et la misère éducative. Elles représentent parfois les seules alternatives identitaires face à un État qui n’assume pas ses mission élémentaires : ainsi les milices du Hezbollah libanais finissent-elles pas assurer, au yeux des Arabes musulmans de la région, la seule force protectrice et reconnue face aux milices chrétiennes et à l’armée du puissant voisin israélien.

Chaque partie de cet ouvrage est un petit opuscule à elle seule. On ne peut faire état de l’exhaustivité des situations présentées; ainsi sont « passées à la trappe » de ce compte-rendu les milices suisses et les milices andalouses de l’époque Napoléonienne, les Mezergaya tunisiens ou les milices coloniales indochinoises et africaines. Mais, outre cette précision du propos, toujours agrémenté de références multiples et écrit dans une langue claire et précise, c’est surtout l’immersion dans ce monde militaire parallèle qui affûte la curiosité du lecteur, avec sa dimension humaine, souvent peu glorieuse, mais indispensable pour comprendre les espaces marginaux de l’histoire moderne et contemporaine.

Mathieu Souyris, Collège de Plum, Nouvelle Calédonie