La collection « L’Art de la Guerre » des éditions du Rocher réunit une série de titres consacrés à divers épisodes ou aspects de cette pratique et à sa théorisation, sur un champ chronologique très large, qui va de la Préhistoire au XXIème siècle. Avec cet ouvrage qui vient d’y faire son entrée, Pierre Grandet aborde un thème qui évoque irrésistiblement des noms et maintes images chez l’amateur d’histoire, mais sur lequel l’abondante historiographie existante s’avère selon lui relativement sclérosée : les conflits menés par les pharaons du Nouvel Empire (1550-1069 av. J.-C.) au Proche-Orient (Palestine, Liban, Syrie), particulièrement contre les deux grandes puissances contemporaines, le Mitanni et le Hatti. L’auteur, qui enseigne à l’école pratique des Hautes Etudes et dans plusieurs établissements supérieurs privés, est spécialiste de l’égyptien hiéroglyphique et de la civilisation pharaonique, sur lesquels il a déjà rédigé plusieurs ouvrages. Ici, son ambition n’est pas seulement de relater ces conflits ; il est aussi de déceler quelle pensée, quelle politique en ont été, du point de vue égyptien, le fil conducteur.

Guerre pour l’étain… quand il le faut

Le plan adopté par Pierre Grandet est, dans cette optique, très didactique. Il abat d’entrée de jeu ses cartes dans une longue introduction, qui est sans doute la partie la plus marquante de l’ouvrage. Pour l’auteur, le discours traditionnel sur la période, qui met en scène une Egypte belliqueuse, expansionniste par idéologie, étendant par réaction à la traumatisante invasion hyksôs son empire jusqu’à l’Euphrate, et dont la domination est ensuite soumise à une période de reflux (en particulier sous Akhénaton) face aux Hittites, avant qu’un nouvel équilibre des forces ne s’établisse sous Ramsès II, est à revoir. Pierre Grandet montre en effet que, à la suite de son installation en Cana’an dans les anciennes possessions des Hyksôs, les conflits menés par l’Egypte au Proche-Orient semblent en définitive peu fréquents.

C’est que, selon lui, son mobile profond n’est que de garantir son approvisionnement en ressources indispensables au développement de sa civilisation (au premier rang desquelles l’étain), auparavant assuré par de pacifiques échanges commerciaux avec les cités-Etats de la région, et menacé à partir du XVIè s. av.J.-C. par l’émergence d’Etats plus puissants (Mitanni puis Hatti) tendant à monopoliser les courants d’approvisionnement à leur profit. Dans cette optique, la guerre n’est pour les pharaons qu’un moyen d’action, au même titre que la diplomatie, et non une fin en soi. A l’appui de cette thèse, l’auteur se livre à un long examen de la géographie de la région et des courants commerciaux qui en découlent à l’époque. Détaillé, appuyé sur des cartes claires et bien pensées, il permet de comprendre le réel enjeu économique du contrôle de celle-ci. Puis il présente les changements géopolitiques qui affectent l’Egypte et le Proche-Orient à la fin de la Deuxième Période Intermédiaire et vont conditionner la politique des pharaons du Nouvel Empire.
On peut juger le présupposé de départ sur l’historiographie de la période un peu caricatural, entre autres parce que l’importance économique du contrôle du Proche-Orient est aujourd’hui une donnée généralement prise en compte. Sur le fond du sujet, P.Grandet se montre d’ailleurs un peu plus nuancé, ne manquant pas de souligner l’importance de la chose militaire dans le rôle du pharaon, et dans l’origine ou la formation de nombre d’entre eux (dont certains, tels Thoutmosis I et II, s’engagent en outre dans des opérations de conquête en Nubie), et l’intense glorification faite de leurs exploits dans ce domaine (ce qu’il explique par des motifs de politique intérieure) ; comme il revient à la fin de l’ouvrage sur le caractère indispensable de l’enrichissement apporté par la conquête à l’Egypte. Tout cela n’enlève cependant rien à la valeur de sa démonstration sur la justification fondamentalement économique des conflits menés au Proche-Orient ; que, chez les pharaons, cette motivation ait été unique ou ait pu être complétée par d’autres, la thèse reste très séduisante.

Près d’un demi-millénaire de présence

Dans les deux grandes parties qui suivent, l’auteur s’attache alors à la lumière de celle-ci à relire et à détailler les différentes phases des relations de l’Egypte avec ses deux rivaux successifs que sont le Mitanni et l’Empire Hittite. La reconstitution qu’il propose, nuancée et cohérente, est là aussi convaincante. Il relativise ainsi un autre poncif de l’historiographie sur la période, le supposé effondrement de l’empire égyptien du Levant sous Akhénaton. Sa longue présentation (p.200 à 230) d’un autre « incontournable », la bataille de Qadesh livrée entre Ramsès II et le souverain hittite Mouwatalli en 1275 av.J.-C., maintes fois étudiée car l’un des premiers grands affrontements pour lequel nous sont restés une série de récits circonstanciés (tous d’origine égyptienne…) paraît à contrario un peu moins valable. Si elle ne manque pas d’hypothèses séduisantes (nature et rôle stratégique des « Na’arin » égyptiens, utilisation du troisième équipier sur les chars hittites…), elle apparaît en définitive assez classique et pourrait, confrontée à d’autres travaux (tel celui d’Hans Goedicke, étrangement ignoré par l’auteur), être discutée sur plusieurs points (réelle nature de la « surprise stratégique » réussie par les Hittites ; ampleur de leur attaque initiale ; réalité de combats le lendemain, etc…)

Un bilan d’une trentaine de pages clôt l’étude. Sa première partie rappelle les traits marquants des différentes périodes qui viennent d’être évoquées ; la seconde discute des bénéfices matériels concrets qu’en a indéniablement tirés l’Egypte (butin, tribut) et analyse les modalités de son emprise sur ses vassaux du Proche-Orient, avant d’aborder les causes de la faillite finale du système sous la XXème dynastie, la dernière du Nouvel Empire. Une certaine frustration peut naître à ne pas y voir pareillement étudié en détail les moyens d’action diplomatiques et militaires du pharaon ; il est vrai que l’auteur a, sur ces points qui ne constituent pas le cœur de son sujet (et dont certains aspects restent obscurs), essaimé de nombreux indices au fil de son récit.

Une démarche convaincante

Au final, l’impression dégagée par l’ouvrage est très favorable. Comme en témoignent de riches notes de bas de page, Pierre Grandet s’est appuyé sur un ensemble de sources et de travaux conséquent, qu’il a soumis à une relecture critique. Mais, même si il n’hésite pas à prendre position, la démarche de l’auteur reste très saine : partant explicitement du constat que les sources sont lacunaires, et que toute tentative de reconstitution fait nécessairement la part belle à l’hypothétique, il ne le perd jamais ou presque de vu pour asséner des pseudo-vérités, et a bien conscience du caractère relatif de son travail, pour lequel il revendique significativement dans son prologue la qualité d’essai. D’une lecture agréable, très clair, bien argumenté, appuyé sur la prise en compte de données géographiques et géostratégiques souvent ignorées, son texte est généralement convaincant. Il est par ailleurs très avantageusement complété par un choix de sources traduites en annexe, évoquant la bataille de Mégiddo, remportée par Thoutmosis III sur une coalition de princes proche-orientaux en 1458 av.J.-C., les campagnes de son fils Aménophis II, la fameuse bataille de Qadesh, et présentant le texte du traité de paix conclu entre l’Egypte et le Hatti une quinzaine d’années plus tard.

On ne saurait donc que conseiller la lecture de cet ouvrage novateur et pédagogique au collègue ou à l’étudiant désireux de mettre à jour ses connaissances sur la période.

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