Nous aimons Claude Meyer.

Conseiller au centre Asie de l’IFRI, il enseigne l’économie et les relations internationales à Sciences Po. Il est docteur en économie, diplômé en philosophie, sociologie et études asiatiques.

A deux reprises, déjà, nous avons rendu compte pour la Cliothèque des étapes d’une œuvre passionnante centrée sur la Chine. Le lecteur pourra consulter avec profit celui sur La Chine, banquier du monde (2014) :

https://clio-cr.clionautes.org/la-chine-banquier-du-monde.html

Et celui sur Chine ou Japon, quel leader pour l’Asie ? (2010) :

https://clio-cr.clionautes.org/chine-ou-japon-quel-leader-pour-lasie.html

 

Trois éléments font de Claude Meyer un auteur à suivre, qui concerne particulièrement nos disciplines et notre métier, au-delà de l’intérêt intellectuel, qui est grand : la Chine est d’abord au cœur des mutations géoéconomiques et géopolitiques de ce siècle ; elle est aussi bien représentée dans nos programmes (on rappellera l’extrême intérêt de son ouvrage de 2010 pour l’enseignement de la géographie de Terminale !) ; enfin, on devrait lire Claude Meyer pour l’organisation remarquable de sa pensée : si nos élèves pouvaient s’imprégner de son style et de la rigueur de son écriture, nous aurions moins de sueurs froides et d’exaspération à la lecture de la plupart de nos copies !

Voici la quatrième de couverture :

Face à un Occident atteint d’une forme de fatigue démocratique, la Chine poursuit résolument sa marche vers la superpuissance. Ce défi chinois, aujourd’hui économique et géopolitique, sera aussi à terme idéologique et culturel.

Rivalité pour la suprématie mondiale, visions politiques incompatibles, choc des cultures : les relations entre la Chine et l’Occident seront-elles dominées par l’affrontement ?

Cet essai poursuit un double objectif : décrypter les ambitions planétaires de la Chine et esquisser les contours d’un dialogue sino-occidental ouvert mais exigeant, sans angélisme ni diabolisation.

Hors du champ politique, il existe en effet des domaines dans lesquels un dialogue approfondi entre l’Occident et la Chine permettrait de faire émerger les valeurs communes sur lesquelles fonder des coopérations ambitieuses et rendre ainsi plus habitable ce monde instable, miné par les inégalités et menacé par la montée des nationalismes.

Un ouvrage essentiel pour mieux se préparer aux profonds bouleversements entraînés par l’irruption de la Chine dans un ordre mondial qu’elle entend remodeler.

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Il y a trois livres dans cet ouvrage captivant. Trois livres qui correspondent à la richesse pluridisciplinaire de l’auteur. Il y a donc matière à lecture, à découverte, à réflexion.

La première partie analyse et décrypte les trois ambitions planétaires de la Chine. Les enjeux sont posés : « planétaires » est le maître-mot. C’est bien de l’avenir du monde qu’il est question. Et donc du nôtre, pour paraphraser l’aimable dédicace de l’auteur. La Chine vise en effet à reconquérir la place qui fut la sienne dans l’Histoire du monde, c’est-à-dire la première. On le sait précisément depuis la lecture de la « Grande divergence » de Kenneth Pomeranz.

La prééminence économique et financière à l’horizon 2030 est une première étape : le pouvoir chinois a tiré les leçons de l’échec soviétique ! Compte tenu de la taille démographique du pays – un paramètre qu’il convient de ne jamais négliger – l’établissement d’une « société de moyenne aisance » suffira pour conquérir la première place mondiale… et les moyens qui vont avec. La dimension technologique du rattrapage chinois est essentielle : les transnationales, obnubilées par les profits à réaliser sur la sueur des travailleurs mingong, en ont déjà permis une grande part ; les stratégies du pouvoir tentent à présent de s’assurer du reste. La puissance financière – déjà quantitativement réalisée mais qualitativement encore à la traîne – en est un outil persuasif dans le monde entier, de l’Ethiopie à la Grèce…

La Chine se met en ordre de bataille pour réaliser ses ambitions stratégiques d’un nouvel ordre mondial, dominé par elle. Nous pourrions rajouter « et qui fonctionnera à son profit », comme on le distingue déjà au travers de la satellisation de certains pays asiatiques, africains, voire européens (Grèce). L’échelle régionale en montre déjà les aspects les plus agressifs. L’actualité la plus récente, en Mer de Chine méridionale, par exemple, démontre à l’envie que le « pays du Milieu » ne prend plus de gants dans cet espace qu’elle considère comme sien, au mépris du droit international et des « chiffons de papier » émis par les cours d’arbitrage.

Côté soft power, en revanche, les choses sont plus compliquées. Certes, et l’auteur nous en brosse le portrait avec talent, la Chine dispose d’atouts réels, tant en musique qu’en littérature, tant à travers le sport que le cinéma. Mais ce « nouveau champ de bataille » est loin d’être conquis. Claude Meyer montre bien que le contrôle par le pouvoir de la société civile prive le géant asiatique de son atout principal. « La Chine ne fait pas rêver », et les récentes affirmations quasi absolutistes du pouvoir de Xi Jinping n’y contribueront pas non plus. Le « rêve chinois » du Président Xi, au-delà d’une phraséologie de reconquête, n’est vraisemblablement partagé – à notre sens – que par tous les dictateurs en herbe de la planète. L’argent n’achète pas tout.

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La deuxième partie est fort originale. Claude Meyer analyse la schizophrénie idéologique (le mot est de nous) du pouvoir chinois, qui met en œuvre « Lénine à Pékin », mais convoque Confucius à la rencontre de Lénine, pour « tenter d’inscrire son action dans la continuité d’une histoire multimillénaire ». Le chapitre 4, consacré (sans rire) à la « démocratie à la chinoise », montre un contrôle social qu’on peine à imaginer en Occident. Claude Meyer ne qualifie plus la Chine de Xi Jinping de « totalitarisme », mais on peine à le suivre, nous y reviendrons en conclusion, tant l’actualité récente nous conduit vers une sorte de « totalitarisme technologique » qui fait passer Orwell pour un aimable plaisantin : avec 153 milliards de dollars, le budget de la sécurité intérieure dépasse celui de la défense, et il y aura bientôt une caméra de surveillance pour deux habitants… Cet univers étouffant se ressource quelque peu dans un confucianisme… partiel, ambigu, pratique. Claude Meyer, admirable connaisseur et vulgarisateur de la philosophie chinoise, montre pourtant bien toute la richesse des trois traditions aux sources de la civilisation chinoise : confucianisme, taoïsme, bouddhisme. Mais Confucius lave plus blanc ! Il s’agit d’y prendre ce que l’on souhaite pour conforter l’obéissance de la population.

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Dans la troisième et ultime partie, Claude Meyer plaide pour un dialogue des deux civilisations, dialogue culturel au moins, car les plans économique et politique semblent bien difficiles à mettre en œuvre. Il montre comment nos braves et excellents jésuites, à la suite de Matteo Ricci, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, initièrent ce modèle de dialogue interculturel, intercivilisationnel, même, qui modifia les perceptions et les connaissances de chacun des deux protagonistes. Riches passages, en vérité, que ce détour par l’Histoire, en un temps qui apporta son lot d’espérances que l’auteur tente de raviver.

Dialogue des civilisations, donc, et non « choc des civilisations », contrairement au pessimisme de Huntington, que dénonce l’auteur. Soulignons au passage à la fois la qualité de la lecture du professeur américain par notre collègue français, ainsi que la qualité de sa réfutation : peu ont lu cet ouvrage majeur, de l’un comme de l’autre côté. A la suite de Samuel Huntington, Claude Meyer énonce alors les écueils qui pourraient faire échouer ce dialogue, véritable « impératif du temps présent », soit l’universalisme de l’Occident et l’altérité de la Chine. Il est vrai que les deux modèles politiques sont parfaitement antagonistes. Et, des scénarios d’évolution envisageable du système politique chinois, le plus probable semble pour lui celui du statu quo. Reste alors à promouvoir des dialogues culturel et économique (quoiqu’avec prudence) et une certaine coopération sur les grands dossiers multilatéraux.

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L’ouvrage de Claude Meyer s’appuie sur un appareil de notes, rejeté en fin de volume, qui permet de valider ses propos et d’approfondir ses arguments. On pourra également tirer parti d’une bibliographie d’une petite quarantaine de références.

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Peu de critiques peut-on opposer à un livre si érudit et en même temps si accessible, bien construit et argumenté. Il en est une, pourtant, que nous nous hasarderons à formuler, davantage en guise de contradiction que de réfutation.

Pour entamer un dialogue, il faut être deux : rien ne nous dit que le pouvoir chinois actuel y soit prêt, ni même qu’il soit simplement désireux de le mener. Par ailleurs, pour que ce dialogue soit fructueux, il faut que les partenaires soient de bonne foi. Or, tout dans l’histoire récente des rapports entre la Chine et l’Occident (et les autres) montre l’inverse : manipulation de sa monnaie, mépris du droit international, vol des technologies étrangères, espionnage industriel et cyberguerre… Les exemples sont légion.

Ce que nous voyons, de notre petit point de vue, c’est l’évolution d’un pouvoir qui se retotalitarise, tant au travers des changements politiques (Xi dada, empereur à vie), juridiques (droit d’exception pour les fonctionnaires chinois), technologiques (surveillance généralisée, intrusive, active), militaires (modernisation à marche forcée de l’appareil conventionnel et nucléaire, terrestre, aérien et maritime, de l’APL).

Or, ce néo-totalitarisme – si l’on me passe se néologisme – se double d’une agressivité sans égale, déjà sensible dans sa sphère d’influence – ou du moins définie comme telle par la Chine, au mépris des droits souverains de ses voisins de Mer de Chine, par exemple, y compris à l’égard des Etats-Unis. Le temps n’est plus celui de Matteo Ricci, car c’est le temps de la troisième mondialisation, d’une mondialisation dans laquelle les moyens de contrôle, de coercition, de destruction sont sans équivalent dans l’Histoire. C’est donc, à nos yeux, davantage à une confrontation qu’il faut nous préparer. Comme l’écrit Graham Allison, le piège de Thucydide semble se referme inéluctablement sur nous (Destined for War: can America and China escape Thucydides’s Trap? (2018), voir image). Claude Meyer parie sur notre capacité mutuelle à y échapper. Nous ne sommes pas aussi optimistes. Espérons que notre très estimé collègue aura raison.

On l’aura compris. Il est urgent de lire ce livre. Tous y trouveront matière à réflexion et à enrichissement, car le monde bouge à toute vitesse, et la Chine analysée ici n’est déjà plus celle présentée dans les manuels scolaires. La lecture du « dernier Claude Meyer » concerne ainsi notre avenir à tous.

 

Christophe CLAVEL

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