Fidèles à leur ambition de diffuser les acquis de la recherche à un public plus large que les seuls universitaires, les PUR nous proposent ici une version abrégée (290 pages de texte) d’une thèse sur la manière dont aux XIVe et XVe siècles les bourgeois de Ratisbonne organisent leur memoria, c’est à dire non seulement leur souvenir et sa perpétuation, mais surtout l’ensemble des actions destinées à assurer le Salut du défunt.
Le questionnement part de la constatation que plusieurs marqueurs de la conscience de soi des élites bourgeoises présents dans d’autres villes (historiographie communale, sociétés patriciennes, livres de famille), font défaut à Ratisbonne. L’A. fait l’hypothèse que la memoria remplit précisément certaines de ses fonctions et s’emploie, avec logique et méthode, à analyser dans cette perspective un corpus qui repose en particulier, mais pas uniquement, sur les nombreux testaments conservés. Les tableaux, considérés dès l’introduction comme trop peu nombreux et pas assez informatifs, ne sont pas utilisés comme source.

Villes prestigieuse sur le Danube, liée au souvenir de Charlemagne, Ratisbonne fut au Moyen Âge une plaque tournante du commerce entre l’Allemagne du nord, l’Europe centrale et l’Italie. À la fin de la période, elle connut un déclin qui entraîna une stagnation démographique et un rétrécissement des horizons d’action, d’autant que ses relations avec le duc de Bavière étaient exécrables. Comme ailleurs, le pouvoir y était exercé par un conseil des bourgeois de la ville, composé d’un nombre de plus en plus restreint de familles liées, on s’en doute, par une forte endogamie que l’auteur analyse finement.

Les testaments, reflets de l’horizon de vie des habitants

Dans cette société, la question de l’héritage était cruciale : outre les testaments, les contrats de mariage s’en préoccupaient avec une grande attention, tant les remariages après le décès d’un des époux et donc, les conflits potentiels entre enfants de plusieurs lits, étaient fréquents. Ces documents révèlent un progrès de la conscience lignagère, les fils, et en particulier, mais avec modération, l’aîné, sont favorisés et héritent de la maison, des armes et autres incarnations de la famille. Les autres membres du premier cercle familial reçoivent des objets de moindre valeur, mais chargés d’histoire et de symbole comme des gobelets, transmis aux femmes avec le souvenir de leurs propriétaires antérieurs.
Les héritiers se concentrent dans un espace qui se restreint avec le temps ; il en va de même des demandes de pèlerinage pour l’âme du défunt, qui au XIVe siècle se répartissaient entre les hauts lieux de la chrétienté (Aix la Chapelle, Rome, Saint-Jacques de Compostelle en particulier), alors qu’au XVe siècle, à côté d’Aix, les autres pèlerinages sont (plus ou moins) locaux, reflétant par là-même le développement d’une piété plus individualisée à cette époque.

Commémorer le défunt

Jacques Chiffoleau a constaté qu’autour d’Avignon les messes pour les morts se multipliaient dans les années 1340-1380, au détriment des pèlerinages et des aumônes : les messes célébrées juste après la mort deviennent plus importantes que celles répétées annuellement, la « logique cumulative » l’emporte sur la « logique répétitive », une évolution dont les causes sont à la fois sociales et théologiques. Les historiens allemands insistent plutôt sur la création des solidarités dans les testaments : il faut multiplier les amis, comme on le fait aujourd’hui sur Facebook, en fondant des messes, de préférence dans plusieurs églises, en particulier en l’absence de descendants et donc d’intercesseurs naturels. À Ratisbonne, toutefois, la tendance générale est à la diminution de l’importance des cérémonies commémoratives.
Ces dernières font l’objet d’un véritable marché concurrentiel, dont les acteurs sont multiples. Les ordres mendiants, très présents dans la ville, sont souvent chargés des messes mais reçoivent rarement la sépulture, leurs églises ne permettant pas une mise en scène suffisante de la mémoire familiale que l’on réserve à quelques églises, très liées à la cité et à ses institutions : le conseil grignote ainsi progressivement les droits sur certaines églises qu’il tend à « annexer » à son seul profit. Les grandes familles y rivalisent un temps pour avoir les pierres tombales les plus spectaculaires ; en revanche la fondation de chapelles domestiques semble avoir connu son heure de gloire au XIVe siècle, puis avoir décliné au XVe, alors que se multipliaient les donations aux hôpitaux, léproseries, pour doter les jeunes filles ou pour distribuer des repas aux pauvres.

Cité et memoria

La troisième partie de l’ouvrage, la plus stimulante, analyse l’intervention croissante de la ville : les testaments sont dressés sous le contrôle du conseil qui, de plus en plus, veille à leur exécution, en vendant parfois des rentes pour financer les commémorations. D’une manière générale, il oeuvre pour limiter l’affirmation ostentatoire de la mémoire individuelle et y parvient puisqu’il est régulièrement désigné au XVe siècle – directement ou à travers des institutions sous sa dépendance – comme héritier par les riches et par les pauvres, ce qui témoigne d’un fort attachement de toutes les classes sociales à cette institution dont les pouvoirs s’accroissent durant ces décennies. À la fin du XVe siècle, le conseil est aux yeux de tous chargé du bien-être public.
L’intervention du conseil dans les héritages s’inscrit également dans l’entreprise de promotion de l’identité collective par l’exaltation du passé prestigieux (et en partie imaginaire, comme souvent) de Ratisbonne, qui passait par des célébrations et processions. Face à la menace bavaroise, il importait de renforcer ce sentiment d’appartenance à la communauté civique.

Pour l’auteur, l’intégration progressive des patriciens dans la mémoire de la ville a conduit au remplacement de la célébration ostentatoire du lignage par une collaboration avec le conseil, au sein d’une memoria civique. S’arrêtant à la fin du XVe siècle, puisqu’entre 1486 et 1492 la ville connaît une transformation brutale de ses institutions, l’A. ne fait que présenter brièvement certaines des implications de son travail : les historiens allemands parlent de « communalisation de la vie religieuse » à la fin du Moyen Âge, pour désigner la prise de contrôle de la vie religieuse par les institutions communales. Ils voient volontiers dans ce phénomène, qui affecta nombre de villes d’Empire, un des ferments de la Réforme, à laquelle Ratisbonne passa en 1542 : on aimerait que cette piste soit un peu plus creusée, tout en sachant qu’un examen détaillé de cette question serait l’objet d’un autre livre.
On se contentera donc de tirer les enseignements de celui-ci, bien écrit, même si le sujet implique chez le lecteur une certaine concentration : les réflexions que l’on peut en tirer sur le rôle de l’autorité publique dans la vie et la mort des individus sont en effet nombreuses et ouvrent des perspectives de comparaison diverses et variées.

Yann Coz © Clionautes