Cet ouvrage de Gérard Régnier s’inscrit dans la continuité de la publication de témoignages sur une période qui a pu être exploitée par de nombreux historiens, comme Éric Alary, « l’exode, un drame oublié » publié chez Perrin en 2010. L’auteur, probablement le doyen des Clionautes, a commencé comme professeur d’histoire et de géographie, avant de basculer comme chef d’établissement, jusqu’à la fin de sa carrière à la tête du collège international de Sèvres. Il soutient sa thèse d’histoire contemporaine en 2006, à 72 ans ! Et encore aujourd’hui ce démon du savoir et du dire le hante et le tourmente. Il se livre à ce qu’il appelle lui-même une entreprise «d’ego histoire », en mettant en perspective ses souvenirs d’enfant, ayant vécu dans la ville du Havre l’exode de juin 1940. Au-delà de la trajectoire personnelle, ce qui est intéressant dans cet ouvrage réside dans la localisation. Habituellement, les récits sur l’exode évoquent ces flots de réfugiés jetés sur les routes du nord de la France et fuyant l’avancée allemande. Mais la ville, et surtout le port du Havre, étaient pour les forces aériennes allemandes, la Luftwaffe, des objectifs d’intérêt majeur.
Gérard Régnier a vécu avec sa mère, un second exode le 22 août 1944, juste avant l’assaut par les forces alliées, quelques semaines après le débarquement, de la forteresse du Havre par les troupes alliées. Réfugiés à Lillebonne, la mère et le fils assistent à la libération de la ville le 1er septembre, tandis que les femmes accusées de collaboration « horizontale », sont tondues sur la place de la mairie.
Les souvenirs de Gérard Régnier, qui remontent tout de même à 76 ans, sont particulièrement précis sur les conditions de la vie quotidienne de la population du Havre, notamment pendant la drôle de guerre. On se retrouve avec lui dans les abris de la défense passive, en train d’essayer les masques à gaz, distribués par les services municipaux par ordre alphabétique.

Après le 10 mai 1940, et la percée des troupes allemandes dans les Ardennes, l’état-major avec le général Weygand essaie de reconstituer une ligne de front, mais avec des moyens qui apparaissent bien dérisoires, pas tant en termes numériques, que du point de vue tactique. Les Allemands disposent de la maîtrise des airs, et à proximité du port du Havre larguent des mines magnétiques permettant d’empêcher l’arrivée de renforts britanniques éventuels. L’auteur rappelle que la Royal Air Force a été mise en réserve en Angleterre par décision du Premier ministre Winston Churchill.

Le Havre sous le feu

Le 11 juin 1940, les panzers de la septième division, sous le commandement du général Rommel prennent les installations du Havre sous leur feu. Le 12 juin le général commandant la place accepte la capitulation et Rommel entrent dans Le Havre le 14 juin. La ville avait subi des bombardements, notamment sur le port et la zone industrielle avec des dégâts collatéraux sur la ville et sur la caserne Kléber.
La ville du Havre accueille un flot de réfugiés, des pêcheurs du Boulonnais et d’Étaples, ainsi que les Belges, arrivant en automobile, ce qui permet de les classer dans la catégorie des privilégiés. Dans ce qui apparaît comme une véritable débâcle les autorités militaires essaient de limiter les dégâts, et le 8 juin un sous-marin alors en construction dans les chantiers Augustin-Normand, le Créole est mis à l’eau et acheminé avec un remorqueur jusqu’en Angleterre.
Pour Gérard Régnier, comme pour des milliers de havrais, l’exode a consisté à traverser la Seine, pour se mettre à l’abri de l’avancée ennemie derrière le fleuve. Dans ces quelques jours du mois de juin qui précède la capitulation des navires en construction sont dynamités, s’ils ne sont pas en mesure de prendre la mer, et les usines travaillant pour la Défense nationale sont sabotées. La plupart des réfugiés du Havre commence à partir au hasard de la route, en cherchant à embarquer sur les bacs pour traverser la Seine. La description que nous en fait Gérard Régnier avec ses souvenirs d’enfant donne une impression d’apocalypse. Le 10 juin 1940 il assiste à des pillages, tandis que les bombardements avec des bombes incendiaires sur les installations du port se poursuivent. La ville avait été dotée par la Royal Air Force d’une défense antiaérienne avec des ballons dirigeables amarrés au sol, afin de gêner l’évolution des appareils allemands. Sans DCA suffisante, ces longues saucisses servent de cible à la chasse allemande. Plusieurs navires sont bombardés, y compris le Niobé, qui explose avec 800 t de munitions. Le bilan humain est terrible, un millier de passagers meurt, les sauveteurs ne peuvent recueillir que 10 survivants.

La vie quotidienne sous l’occupation

Gérard Régnier, sa mère et son frère Jean-Claude âgé de 12 ans, quittent la ville le 11 juin. La marine nationale avait réquisitionné des barques de pêche pour embarquer les civils, tandis que les Stukas mitraillaient les navires qui cherchent à sortir du port.
L’auteur parvient à nous faire vivre la panique qui s’empare de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants, jetés sur les routes, même s’il souligne l’empathie et le dévouement des services municipaux des villages traversés, l’esprit de solidarité dont font preuves des familles paysannes, Gérard Régnier, sa mère et son frère se retrouve ainsi dans la commune de Saint-Martin de Landelles, dans une ferme isolée, appartenant à la famille Génevée. Le petit Gérard découvre pendant son séjour que le chef d’exploitation s’est pendu à une poutre. ( On n’en connaitra pas la raison.)
Ce premier exode n’a pas duré vraiment très longtemps puisque l’auteur rentre en octobre « à la grande école », au Havre en cours préparatoire. La famille subit à ce moment-là, et jusqu’en 1944, les nouveaux bombardements, des forces aériennes alliées cette fois-ci. La mère de Gérard, veuve, reprend ses activités de couturière domicile et se rend régulièrement à Paris pour se procurer les coupons de tissus indispensables à son activité. Elle doit expliquer à ses enfants pourquoi dans le métro, à partir de 1942, ils croisent des personnes portant une étoile jaune au revers de leurs vêtements.
Entre avril et mai 1943, pour fuir les bombardements alliés, les enfants du Havre sont envoyés à la campagne. La plupart sont regroupés dans des centres scolaires, mais Gérard Régnier qui avait de la famille à Lillebonne vit chez son oncle pendant cette période. La trajectoire de cet oncle qui travaillait pour l’entreprise de construction aérienne appartenant à Félix Amiot, qui a réalisé un prototype de bombardier bimoteur particulièrement performant, mérite également l’intérêt. Cette entreprise de construction aérienne appartenait à deux frères, Pierre et Paul Wertheimer qui quittent la France pour les États-Unis à la déclaration de guerre. Les Allemands imposent à Louis Amiot de s’associer à la société allemande Junker, fabricant elle aussi des bombardiers. L’oncle de Gérard Régnier semble avoir été le bras droit de Louis Amiot.

J’ai été très heureux de lire cet ouvrage de souvenirs, accompagné d’une mise en situation historique de base, destinée à éclairer le contexte pour un lecteur qui n’est pas forcément historien. Cet enfant qui a entre 6 et 10 ans pendant cette période 1940 – 1944, a été plongé dans le monde des adultes, a senti l’odeur de la mort et de la peur. Et pourtant cet ouvrage est une belle leçon de vie. Il va sans doute plus loin qu’un simple recueil de souvenirs. il montre comment, dans les périodes les plus difficiles, des individus peuvent se dépasser, pas forcément dans des actes héroïques, mais tout simplement en continuant à vivre, malgré tout.

On appréciera dans cet ouvrage les illustrations et les cartes qui permettent de situer très précisément les lieux de l’action. On trouvera également d’excellentes photos appartenant l’auteur sur les avions Amiot et un choix très pertinent d’images d’archives sur les conséquences de ces bombardements. Les références bibliographiques sont également très complètes, et elles sont d’ailleurs présentées et commentées au début de l’ouvrage. Gérard Régnier a publié sa thèse, : « jazz et société sous l’occupation », aux éditions l’Harmattan en 2009.
Gérard Régnier a rejoint les Clionautes récemment, et je suis personnellement très heureux de l’accueillir parmi nous. Très attentif à nos débats, pour ceux qui parmi nous sont encore en activité, sa présence à nos côtés nous sera précieuse.