On ne peut comprendre, écrit Arlette Jouanna, le destin singulier de cet homme d’exception sans mettre en miroir les différentes figures qui composent sa personnalité et le terroir historique dans lequel elles s’enracinent. C’est d’un regard d’historien qu’il faut en effet redécouvrir son itinéraire tumultueux et la fascinante diversité d’une pensée toujours en mouvement. Arlette Jouanna nous propose une belle biographie de Montaigne, le parfait modèle de l’honnête homme.
« Celui qui pense librement pour lui-même honore toute liberté sur terre.» Stephen Zweig, Montaigne, 1942

« Pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. »

conseillait Michel de Montaigne (1533-1592), Pierre Villey et Verdun-Louis Saulnier, Essais, Pais, PUF, collection «Quadrige», 2004Les Essais, Livre II.1320/336

L’historienne Arlette Jouanna a relevé le défi dans une ample et riche biographie, de s’intéresser autant à l’homme qu’au célèbre auteur des Essais, dessinant un portrait de chair et d’esprit où s’entrelacent habilement l’histoire et la philosophie. Autour de son œuvre l’historienne fait revivre tout son univers, sa famille, ses relations et amis, le monde du Parlement de Bordeaux, ses rapports avec la cour et le roi, la tourmente des guerres de Religion qui accable le pays, la violence des haines confessionnelles, la mort qui le touche et atteint ses proches et qui le désespère.

L’historienne se démarque des lectures littéraires et des biographies traditionnelles de Montaigne en s’attachant à présenter cet épicurien retiré dans son château, au destin singulier, en évoquant les différentes facettes de sa personnalité replacées dans le contexte historique et à travers la lecture de ses Essais. Elle nous délivre avec son regard d’historienne l’itinéraire de la foisonnante pensée humaniste de Montaigne à partir d’une lecture critique de son oeuvre associée à chacune des étapes de sa vie, depuis sa jeunesse à l’éducation soignée et nobiliaire, sa vie d’adulte, son activité de magistrat puis sa vie retirée de gentilhomme campagnard, un vie riche et intense d’un homme exceptionnel à la fois philosophe, écrivain et acteur politique.

Arlette Jouanna, professeur d’histoire moderne à l’université de Montpellier III, a consacré l’essentiel de son œuvre à l’histoire de la noblesse et aux guerres de religion. Elle est l’auteur d’une thèse L’idée de race en France au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, 1498-1614, Paris IV, 1975, Roland Mousnier. Elle est l’auteur de La Saint-Barthélemy (« Les journées qui ont fait la France», 2007), Le pouvoir absolu, prix Chateaubriand, (« L’esprit de la cité », 2013) et Le Prince absolu(« L’Esprit de la cité», 2014.

Arlette Jouanna reprend la chronologie classique de la biographie de Montaigne avec deux césures, 1571, date à laquelle il abandonne les perspectives de carrière dans une première partie « une lente naissance de soi-même » (1533-1571) et 1581, qui marque une nouvelle rupture dans la vie de Montaigne date à laquelle il se destine à la chose publique, évoquée dans une seconde partie « les explorations d’un gentilhomme périgourdin » (1571-1581), une vie de gentilhomme campagnard tiraillée entre une retraite érudite avec la publication des premiers essais, ses voyages à l’étranger et la recherche de son intériorité, «réintégrer son for intérieur», qu’il qualifiait de « radicale extravagance ». Puis dans une dernière partie l’historienne évoque la troisième étape de la vie du philosophe humaniste qui s’interroge sur ses propres convictions religieuses et sur ses propres servitudes.

L’ouvrage d’Arlette Jouanna s’inscrit dans ce courant du retour de la biographie en tant qu’objet de l’histoire savante « s’interrogeant sur l’action humaine dotée de sens, l’intentionnalité, la justification des acteurs, les traces mémorielles »Sous la direction C. Delacroix, P.Garcia, N.Offenstadt, François Dosse, Historiographies,I, folio Histoire, 2011, p.81 . «C’est un genre hybride, tiraillé entre la vocation littéraire et la dimension érudite, un genre biographique, méprisé autrefois par un certain milieu d’historiens soucieux de scientificité et aujourd’hui appartenant au champ des sciences sociales avec l’apport de la microstoria italienne ayant contribué à ce tournant historiographique, à redonner la place aux individus, des acteurs essentiels de l’histoire, un courant où des historiens sont plus attentifs aux logiques individuelles, singulières qui s’insinuent à l’intérieur même des logiques structurelles.»Sous la direction C. Delacroix, P.Garcia, N.Offenstadt, François Dosse, Historiographies,I, folio Histoire, 2011, p.82 Cette biographie proposée par l’historienne émérite donne cette épaisseur à ce personnage qui manquait dans d’autres récits d’historiens car elle puise dans les sources, dans les écrits de l’auteur, des éléments de sa pensée replacés dans un contexte historique en s’attachant à sa singularité.

Une lente naissance à soi-même (1533-1571)

Arlette Jouanna replace dès les premières pages de l’introduction après avoir présenté les grands axes de sa biographie, l’intérêt de son étude par rapport aux autres approches biographiques assez rares en définitive. Elle relève la rareté des sources, elle conseille de prendre du recul par rapport aux informations recueillies dans les Essais et à chercher plutôt une cohérence dans l’évolution de la pensée de Montaigne. Selon elle ce serait un non-sens de chercher à définir sa personnalité et sa pensée sachant que Montaigne n’aurait pas supporté l’idée qu’on le résume à une quelconque pensée « Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je n’étais, fût-ce pour m’honorer » disait-il.
Aussi l’historienne souhaite revenir sur quelques idées reçues concernant Montaigne. Selon elle il serait réducteur de voir en Montaigne un épicurien nonchalant, un professionnel de la politique ou bien un athée matérialiste pour les uns ou un catholique très traditionnel voire conservateur pour les autres, il serait aussi préoccupé de conquêtes féminines. Bien au contraire selon l’historienne, Montaigne ne se laisse pas enfermer dans des définitions étroites, il est persuadé « de la fragilité des certitudes théologiques ou philosophiques et de la nécessité de conquérir son autonomie mentale. »Arlette Jouanna, Montaigne, édition Gallimard NRF, Biographies, 2017, p.13] Arlette Jouanna se pose la question de l’intérêt sans cesse renouvelé envers cet homme, envers ces écrits et elle pense y voir un parallèle entre l’époque de l’écrivain au temps des guerres de religion et les temps difficiles vécus aujourd’hui avec la perte des repères, les remises en question des croyances en autres. Sa quête de la recherche vers « une lente naissance à soi-même » ouvre la première partie de l’ouvrage.

Arlette Jouanna analyse le cheminement de Michel de Montaigne pour se libérer de ses liens, de se dégager de toutes les servitudes pour « trouver la liberté de se découvrir », de se dégager de son conditionnement familial et social pour découvrir sa propre autonomie sans renier ses origines nobiliaires. Elle rappelle son éducation soignée jusqu’aux années obscures, 1555-1556, du temps de ses études de droit où l’on perd sa trace jusqu’à son entrée dans la magistrature en tant qu’officier de la cour de justice de Bordeaux en 1556. Né le 28 février 1533, Michel de Montaigne est issu d’une noblesse récente mais fortunée dont le père, Pierre de Montaigne, magistrat, grâce à son solide sens des affaires, investissant dans la pierre et la terre, légua à son fils un vaste domaine et un titre. Incarnant la promesse d’un brillant lignage, Montaigne reçut à ce titre une attention et une affection particulière de son père. Ainsi il bénéficia d’un enseignement novateur et de qualité après avoir réintégré la famille après les premières années passées chez une nourrice comme le voulait l’usage dans les familles nobles. Il reçut des leçons de musique, de latin, une initiation au grec, puis il fut envoyé au collège de Guyenne à Bordeaux où il bénéficia d’un savoir dispensé par des enseignants humanistes, certains devenus des précepteurs particuliers auxquels il rendit hommage dans ces essais. Un chapitre des Essais fait allusion à son passage dans ce collège dans lequel il défend l’éducation personnalisée moins contraignante et dure. Il poursuivit ses études en suivant des cours de philosophie jusqu’à l’âge de 15 ans, dans le cadre de la « faculté des Arts », préparatoire aux facultés spécialisées de droit, de médecine ou de théologie .
Ensuite jusqu’aux années 1555-1556, Montaigne poursuivit ses études de droit, à la faculté de Toulouse mais sans laisser de précision dans ses Essais. Arlette Jouanna relève que Montaigne s’attarde sur un évènement qui l’a marqué pendant ces années d’études à Toulouse. Il relate à avoir assisté en 1560, à un procès d’un imposteur qui avait usurpé pendant plusieurs années l’identité d’un paysan nommé Martin Guerre, affaire rendue célèbre par le commentaire publié en 1561 par un des juges Jean de Coras.

Montaigne entama ensuite une carrière de magistrat en 1554 d’abord à la cour des aides à Périgueux puis en tant que magistrat à la chambre des enquêtes à Bordeaux. C’est au cours de ces années qu’il rencontra Etienne de La Boétie, son collègue et ami, jusqu’à ce qu’il cèda son office en juillet 1570. Il se maria le 15 septembre 1565 avec Françoise de La Chassaigne issue de la noblesse de robe comme lui. Tout semblait indiquer que Montaigne allait suivre la voie de son père, être le digne héritier du nom et des armes de Montaigne mais des signes d’indépendance que relève Arlette Jouanna, des signes de réticence à se laisser conduire. Mais pour l’heure Montaigne est tiraillé entre le sentiment de sa responsabilité d’aîné et de s’engager jusqu’à la mort de son père dans la voie de la « servitude ».

C’est au cours de cette vie conformiste que Montaigne est confronté par les dissensions religieuses au parlement de Bordeaux. Les idées de Luther et de Calvin firent des adeptes en Guyenne dès le début des années 1520. La sœur de François 1er, Margueritte de Navarre accueillait dans sa cour à Nérac des adeptes de cette nouvelle religion. Dès 1546, le protestantisme s’était solidement implanté à Agen, à Bergerac, non loin du château de Montaigne. Jeanne d’Albret, la fille de Marguerite de Navarre et mère du futur Henri IV officialisa sa conversion à la Réforme. « La fracture religieuse » atteignit la propre famille de Montaigne. Son frère et sa sœur se convertissent à leur tour à l’instar des enfants de cette dernière qui restèrent catholiques et furent de fervents serviteurs de la catholicité. L’historienne rappelle que ce fut un contexte difficile, violent dans lequel les familles se déchirèrent et qu’il n’était pas rare de voir également des catholiques engagés auprès d’un pince protestant. La position de Montaigne par rapport au protestantisme paraît claire, il reste catholique cependant lors d’une profession de foi catholique qu’il fit devant le parlement de Paris le 12 juin 1562, il renouvela sa profession de foi non par militantisme religieux mais plutôt par « respect pour la prestigieuse institution.» Arlette Jouanna se démarque à cet égard de certains biographes car selon elle, Montaigne s’engageait plus pour la défense de la paix que pour le maintien de la religion catholique. Ce fut au cours de cette période des guerres de Religion que Montaigne commença à ressentir de la défiance à l’égard d’une justice dégradée par les factions en voyant ces collègues magistrats se déchiraient au sein du parlement bordelais et d’oubliaient selon lui leur devoir d’obéissance au roi.

Arlette Jouanna explore ensuite le rapport de Montaigne à l’intériorité. Il met en évidence la césure de 1571 et l’explique dans ses Essais. lorsque Montaigne quitte sa charge au Parlement de Bordeaux pour une retraite volontaire, « pertaesus » (« dégoûté, excédé »), écrit-il, « de la servitude de la Cour et des charges publiques ». Arlette Jouanna analyse le sens de cette décision, relative par certains aspects. Il a seulement 38 ans lorsqu’il décide de rejeter la servitude de la cour et des charges publiques. Il abandonna sa charge de conseiller au parlement de Bordeaux or il était un magistrat scrupuleux et il aurait pu faire une brillante carrière mais il jugeait la justice de son temps trop bornée, trop rigide à son goût et surtout éloignée de la valeur du juste. Il rejeta en même temps une autre servitude, celle de la cour du roi royale pour laquelle il était tenté de la servir.

C’est dans le chapitre trois dans la première partie qu’Arlette Jouanna explique que ce sont deux figures marquantes, son ami et collègue au parlement de Bordeaux, Etienne de La Boétie et le cannibale, un indien venu du Brésil, qui amenèrent Montaigne à réfléchir sur la conquête d’une autonomie intérieure, à se libérer des « servitudes ». Chacun à leur manière propose à Montaigne la solution pour se libérer des servitudes. Le sauvage vit sans lois, « dans l’innocence originelle d’une humanité encore accordée aux préceptes de la nature »Pierre Villey et Verdun-Louis Saulnier, Essais, Pais, PUF, collection «Quadrige», 2004, tome l.78 et l’ami se soumet aux lois de son pays mais porte sur elles un regard critique qui lui permet d’échapper à l’asservissement. « Le discours de l’asservissement » le texte de La Boétie a été lu par Montaigne bien avant de connaître et fut décisif dans sa prise de conscience de la recherche de son intériorité.

Arlette Jouanna rappelle que la découverte par les Espagnols et les Portugais d’un nouveau continent l’Amérique, bouleversa l’image du monde que se faisaient les européens et suscita à la fois leur convoitise et leur curiosité. Très rapidement des navigateurs rapportèrent des objets, des peaux et parmi des marchandises, des « sauvages », des Indiens comme le raconte Montaigne dans le chapitre des Essais dédié aux « cannibales ». C’est lors de cette rencontre avec cet amérindien venu du Brésil que Montaigne prit conscience des limites de sa propre liberté, de l’idée que ses contemporains ne sont pas supérieurs à ces indiens, que la « barbarie » des cannibales n’est que relative lorsqu’il pense aux horreurs perpétrées pendant les guerres de Religion.
Arlette jouanna s’interroge pour savoir à quel moment, et si cela est fondé, a eu lieu la rencontre entre ces indiens Tupinamba et le philosophe, à l’origine des pages célèbres sur les Cannibales. Probablement le dialogue eut lieu à Bordeaux le 9 avril 1565, selon l’historienne, au moment où se déroulèrent les festivités de l’entrée du roi Charles IX dans la ville. Mais elle rappelle que Montaigne n’est nullement le précurseur du mythe du « bon sauvage ». Il reste admiratif cependant devant le peu d’intérêt éprouvé par ces Indiens devant le superflu et parvenant à subsister « sans lettres, sans loi, sans roi, sans religion quelconque. »Arlette Jouanna, Montaigne, édition Gallimard, NRF Biographies, 2017, p.94 Ils ne connaissent pas l’agriculture, ignorent la propriété, ne possèdent pas de monnaie et ne pratiquent pas de commerce. La rencontre avec ces amérindiens par Montaigne lui a été déterminante pour poursuivre sa réflexion sur les limites des préjugés et sur la violence de son temps. Si les barbares tuent leurs victimes avant de les manger, les européens font pire, dit-il. C’est non entre des ennemis mais entre voisins. Les guerres de Religion ont mis en pratique selon Montaigne des barbaries qui viennent à nous interroger sur la barbarie des Indiens. La notion de perfectibilité humaine apparue qu’au XVIIIe siècle est déjà suggérée chez Montaigne et exprimée dans plusieurs passages des Cannibales.

Dans le dernier chapitre de la première partie, Arlette Jouanna nous apporte des clés pour comprendre l’évolution de la pensée philosophique de Montaigne, passant du stoïcisme au scepticisme et à l’épicurisme qui explique en partie son renoncement à la vie publique et au retrait dans ses terres. Deux évènements sont à l’origine de cette évolution de sa pensée, la traduction d’une œuvre de Raymond Sebon à la demande de son père et une grave chute de cheval qui lui fit entrevoir la mort. Arlette Jouanna à l’appui de l’Essai II, chapitre XII consacré à Raymond Sebon, un moine espagnol, théologien adepte du scepticisme, montre le combat de Montaigne contre les idées toutes faites, comme l’intolérance et la barbarie. Montaigne ne croit pas non plus aux sciences dans la raison humaine. Pour lui, l’homme doit assumer son humanité « il n’est rien de si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dument, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. »Pierre Villey et Verdun-Louis Saulnier, Essais, Pais, PUF, collection «Quadrige», 2004, Livre III.chap.XIII. Avec l’épisode de la chute de cheval où il faillit mourir, Montaigne raconte sa perte de conscience et le retour à la vie et se livre à une réflexion sur les rapports du corps et de l’esprit. Il aborde l’expérience de la mort pas en chrétien mais en homme de chair qui a vu au près le néant. Il en conclue que la mort n’est que le bout de la vie et non son but et sa crainte de la mort n’en est plus qu’adoucie car elle n’est plus effrayante à ses yeux.

« C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne le semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes » (Essais, Livre III, chapitre XXV), mettait en garde le philosophe, conscient des mirages de la connaissance de soi. Pour Montaigne, l’essentiel n’est pas de se connaître, ni de parvenir à une vérité, fut-elle intime. « Montaigne ne propose aucune leçon. l’idée l’eût révulsé, conclut Arlette Jouanna. Il les invite seulement à éveiller leur réflexion, à être présents à eux-mêmes, à ouvrir les yeux sur les leurres qui projettent leur esprit au-dehors, le laissant vide et stérile : coutumes, idées reçues, tentations de l’ambition, désir d’être loué et respecté (…). » D’où son conseil, si actuel : « Regardez dedans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous ; votre esprit et votre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez-la en soi » (Essais, livre III, chapitre IX).

Les explorations d’un gentilhomme périgourdin (1571-1581)

Arlette Jouanna aborde dans une partie suivante la seconde période de la vie de Montaigne, celle de se retirer sur ses terres qui ne fut pas une décision brutale mais une nécessité de se «rasseoir à soi.»Arlette Jouanna, Montaigne, collection Gallimard, NRF Biographies, 2017, p.122 Dans un premier temps Montaigne se consacre à la gestion de sa seigneurie et de la «maison» composée de sa famille, de sa domesticité et des jeunes gentilshommes hébergés au château et partagée entre domaine et les censives . Cette partie est intéressante car Arlette Jouanna décrit avec une grande précision et à partir d’archives, l’organisation d’une seigneurie d’un gentilhomme au 16e siècle vivant au milieu de ses terres. Arlette Jouanna nous propose un long passage très vivant décrivant son domaine, sa vie quotidienne et son entourage proche vivant au coté de l’écrivain. Montaigne semble avoir été un bon gestionnaire soucieux de recouvrir les créances, d’entretenir et d’agrandir la propriété. Il avait des revenus confortables 6000 livres, bénéficiant de plusieurs héritages, la vente de son vin. Arlette Jouanna nous propose une lecture passionnante sur sa maison en décrivant de manière alerte tout le personnel qui l’accompagnait, fort nombreux. Les deux jeunes sœurs de Montaigne, Léonor et Marie, vécurent avec lui jusqu’à leur mariage. Montaigne se substitua à son père à la mort de celui-ci en prévoyant d’octroyer une dot à sa sœur Marie qui le qualifia de «père d’alliance» dans une œuvre dédiée à Montaigne. Il vivait donc confortablement dans son château avec sa femme Françoise de la Chassaigne et avec sa fille Léonor seule survivante de leurs six enfants. Mais Montaigne le plus souvent se réfugiait dans ce qu’il appelait son «arrière-boutique», célèbre métaphore exprimée dans le Livre III «il faut se réserver une arrière- boutique toute nôtre en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En cette- ci faut-t-il prendre notre ordinaire entretien de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle accointance ou communication étrangère y trouve place.»Essais, III, chapitre IX, p.978 (1023)

Arlette Johanna poursuit avec délectation une description du cadre de vie privilégié par Montaigne. Elle nous décrit sa bibliothèque située au troisième niveau de la tour d’angle dans une pièce circulaire qui abritait le long de ses murs une série d’étagères, un millier de livres, beaucoup provenant du legs de son ami Etienne la Boétie. La pièce était percée de trois fenêtres lui procurant différentes vues sur son domaine. Au plafond des poutres portant soixante quinze citations ou sentences dont soixante huit furent déchiffrées. Pour la plupart ce furent des références aux grands textes de l’Antiquité, quelques-unes de la Bible, d’autres venaient des contemporains comme Michel de L’Hospital. Attenant à la bibliothèque un petit cabinet, rectangulaire avec une cheminée, décoré de peintures effacées aujourd’hui représentant des scènes inspirées de l’Antiquité, qu’affectionnait Montaigne. C’est dans ce cadre que Montaigne rédigea presque en continu ces deux premiers livres entre les années 1572 et 1573 et 1576-1579.

Arlette Jouanna explique que se retirer sur ses terres c’est affirmer un idéal nobiliaire, Montaigne ne reniait pas sa condition sociale et se voyait comme un gentilhomme d’épée. Arlette Johanna rapporte qu’au cours de ses voyages il laissait souvent ses armoiries dans les lieux où il séjournait afin de montrer son état de noblesse. Comme tout les membres de cet ordre au XVIe siècle, Montaigne entretenait des liens avec les nobles du voisinage et en particulier avec des membres d’illustres familles comme la famille de Germain Gaston de Foix-Gurson . C’est avec ces gentilshommes et nobles choisis que Montaigne aimait discuter de sujets politiques et militaires mais il avait constaté que la plupart avec des préoccupations très superficielles. Cependant il était proche des gens issus de la noblesse de robe comme François Olivier Michel de l’Hospital. Arlette Jouanna relève que Montaigne avait un autre idéal de vie de noblesse exprimé dans ses Essais, une noblesse fondée sur une vie «vrai parfaite philosophique…». Pour Montaigne vivre noblement doit reposert sur une autre valeur autre que celle de la guerre, que celle de la gloire à l’issue des champs de bataille, que celle d’avoir une charge publique, mais plutôt de vivre comme un vrai gentilhomme vivant sur ces terres et partageant des idées humanistes. Il prend pour homme de référence Socrate l’archétype d’un humanisme noble menant une «vie dénuée d’ambition aimant boire avec ses amis ou bien jouer avec des enfants».Arlette Jouanna, Montaigne, Edition Gallimard, NRF Biographies, 2017, p.149

Arlette Jouanna consacre un chapitre suivant important sur le vécu de Montaigne pendant les guerres de Religion et ses rapports avec la religion catholique et la Réforme. Elle note que ce fut un difficile dilemme pour Montaigne de ne pas s’impliquer pendant les guerres de religion, de garder une autonomie qui semble fragile du fait de sa fréquentation avec des familles illustres comme la famille de Guyenne proche des milieux protestants. Arlette Jouanna rappelle avec insistance que Montaigne est catholique mais qu’il s’est trouvé par moment au cœur de ses contradictions.

Comme tout membre de la noblesse de son temps Montaigne était intégré dans des réseaux, des liens qui unissaient les différents membres de la noblesse sans pour autant créer une situation de dépendance bien qu’il reçut en 1571 une faveur et remise par l’intermédiaire du marquis de Trans, famille Gaston de Foix-Gurson, le titre de chevalier de l’Ordre de Saint-Michel. Cette reconnaissance par une intégration récente de Montaigne dans la grande noblesse dû a un contexte de crise politico religieuse autour des années 1560-1570, correspondait au moment où le pouvoir royal avait besoin de récompenser la loyauté de la noblesse et de s’assurer la fidélité des gentilshommes. Arlette Johanna s’interroge alors comment Montaigne a-t-il pu préserver sa liberté face au faveur intéressée des puissants. L’historienne montre que Montaigne reste lucide en évaluant les risques de servitude dont il s’en méfiait. Elle rappelle que Montaigne a été marqué par le discours sur la servitude volontaire de son ami La Boétie. Montaigne fait même un reproche au roi dans un passage de ses Essais, celui d’attendre une suggestion excessive de ses sujets soumis, de ses «créatures».Arlette Jouanna,Montaigne, p.157 Montaigne agît en tant que noble fidèle au roi mais préservant sa liberté; un autre exemple que rapporte la biographe, lorsque le maréchal de Matignon lieutenant général en Guyenne demande à Montaigne de le rejoindre, il lui répond pas de suite car il a à faire. Montaigne mène avec habileté son devoir d’obéissance en assurant de sa fidélité et son désir de liberté mais cette habileté n’épargne pas Montaigne confronté au piège des affrontements religieux entre 1571 et 1580.

Arlette Jouanna juge de la difficulté de garder son indépendance, le domaine de Montaigne situé en Guyenne placé sous le gouvernement du roi Henri de Navarre et voisin des possessions royales en terre protestante béarnaise et navarraise. Chose étrange rappelle Arlette Jouanna Montaigne n’a fait aucune allusion directe à la Saint Barthélemy, au massacre des protestants par les catholiques, 24 août 1572. Elle s’interroge sur l’ambiguïté dans l’attitude de Montaigne face au massacre de la Saint-Barthélemy. Il semblerait qu’il se soit associé en acceptant la décision royale, celle de Charles IX, de sa mère et du Conseil de faire exécuter les chefs huguenots jugés dangereux contre la monarchie comme Coligny. Mais des interrogations demeurent, objet de débat encore aujourd’hui entre certains historiens notamment à propos d’une mission qui lui a été confiée en 1474 par le gouverneur de Bordeaux, celle d’informer le chef de l’armée royale d’une prise d’armes des protestants en Poitou et en Saintonge pour le compte du roi. Aucune mention dans les Essais si ce n’est une page de registre secret du parlement de Bordeaux qui donne quelques informations. Mais c’est à ce moment-là lors de ce déplacement que Montaigne fit à Poitiers pour rendre compte de sa mission qu’il lui vint, évoqué dans les essais, le goût extrême pour la solitude au printemps, vers 1574.

Arlette Jouanna s’interroge sur les répercutions sur Montagne à propos du traité de Beaulieu en mai 1576 qui permis la coexistence confessionnelle, la liberté de culte protestant à tout le royaume sauf à Paris et la réhabilitation des victimes de la Saint-Barthélemy. Selon elle, Montaigne y aurait vu une manœuvre du pouvoir royal pour empêcher le peuple de s’unir et de se révolter contre le roi. Pour Montaigne c’est un pari risqué et propice a de nouvelles tensions. Une sixième guerre se produisit et se termina en septembre 1577 par l’édit de Poitiers qui restreignit à nouveau la liberté de culte des protestants. En 1579 Montaigne avait rédigé les deux premiers livres de ses Essais et s’apprêtait à partir pour Paris lorsqu’une nouvelle guerre débuta. Vivre au cœur des guerres de Religion pour Montaigne devient de plus en plus difficile car les régions de forte implantation calviniste se rapprochaient de son domaine. À cela s’ajoutait des fictions religieuses du fait des conversions soit au catholicisme ou au protestantisme au sein de sa famille et dans les autres foyers au cœur de la vallée de la Dordogne. Arlette Jouanna tente de discerner la position religieuse de Montaigne mais elle reconnaît que ce n’est pas facile à interpréter. Au début de 1570, Montaigne est plutôt bienveillant à l’égard des protestants en acceptant leur scepticisme vu comme un outil lui permettant de nettoyer l’âme afin de recevoir librement la foi, croire et vivre sans servitude la foi catholique. Vers les années 1580 il affirme sa fidélité à l’église romaine qui est selon lui un rempart contre le désordre et assurant la stabilité sociale mais il se sent libre d’exprimer ses réflexions personnelles sans pour autant rivaliser avec les théologiens.

Cette liberté fait des Essais pour Arlette Jouanna «un livre d’une étonnante singularité».Arlette Jouanna, Montaigne, p.179 Elle discerne quelques propos érasmiens mais en aucun cas on ne peut caractériser sa pensée religieuse. Un chapitre suivant est consacré «à la découverte de l’étrange». Montaigne est parti accompagné d’une douzaine de personnes, son frère, son beau-frère, l’époux de sa sœur, suivi par des serviteurs, accompagné d’un secrétaire chargé de noter les faits marquants du voyage. Il traversa l’Italie en passant par la Lorraine, l’Alsace, la Suisse , la Bavière, l’Autriche et l’Allemagne. Le voyage dura un an de septembre 1580 à l’hiver 1581. Les raisons de son voyage semblent avoir été la découverte de la diversité des mondes étrangers mais surtout la fréquentation des villes thermales, de rencontrer des hommes savants faisant partie de la république des Lettres. D’autres raisons pour expliquer ce long voyage qui peut ressembler aussi à une fuite note Arlette Jouanna comme la gestion lourde du domaine et surtout la vie quotidienne au milieu des membres de sa famille proche que Montaigne ne ne supportait plus dans sa vie quotidienne; le voyage fut salvateur. Suit une longue description minutieuse et instructive sur les différentes étapes traversées.

Le service désenchanté du bien commun (1581 – 1582)

Après son retour de son voyage, Montaigne fut élu à la mairie de Bordeaux et entra rapidement dans ses nouvelles fonctions le 30 décembre 1581. Arlette Jouanna, historienne moderniste nous donne quelques clés pour comprendre les institutions municipales de l’époque et en particulier le statut des jurats bordelais. Le maire était élu pour deux ans par les Jurats et il représentait l’intérêt du roi. C’était une fonction et un personnage considérables dans la cité. Le nouveau maire dépendait à la fois d’un lieutenant général catholique Matignon et du chef des protestants de Navarre. Arlette Jouanna montre la difficulté de la mission de Montaigne entre la rivalité entre les jurats et le Parlement bordelais accusé d’intervenir dans les affaire de la cité. Les rares documents, rappelle Arlette Jouanna, semblent montrer que Montaigne a été un magistrat remplissant loyalement ses devoirs. Montaigne fut réélu pour un deuxième mandat, 1582-1584. Elle s’appuie sur plusieurs exemples pour montrer la preuve d’humanité de Montaigne et de justice en convoquant le directeur de l’hospice au sujet d’une plainte concernant l’état pitoyable des enfants malades et du manque de considération au moment de leurs décès, aucune précision de la cause de leurs morts et l’évocation de nourrices mal payées. Montaigne a aussi pris des positions courageuses en signant une remontrance au roi au sujet du montant des impôts que la ville jugeait excessifs. Son second mandat fut difficile car soumis à plusieurs épreuves avec les épidémies de peste et les nouvelles tensions religieuses.

Vint le temps pour Montaigne au terme de son mandat le temps de la réflexion sur l’action qui l’avait menée dans son troisième livre des Essais. Il évoque sans pudeur sa gestion de la ville de Bordeaux et il répond à certaines critiques en particulier sur son manque d’investissement. Il explique qui ne voulait pas se servir de sa position politique d’où la fameuse phrase «le maire et Montaigne on toujours été deux d’une séparation bien claire ». Il ne souhaitait pas se servir de sa fonction.» Autre reproche qu’on a dû lui faire, fait remarquer l’historienne, c’est la position ambiguë de Montaigne entre les factions protestantes et catholiques. Un reproche fait du côté des protestants est celui d’avoir glané des informations et de les avoir communiqué au camp royal. Est-il un mouchard? Se demande Arlette Jouanna. Pour Arlette Jouanna ce soupçon ne manque pas de fondement car il s’est placé dans une situation ambiguë. «Sa correspondance illustre amplement l’ambivalence de sa position d’agents de renseignements.»Arlette Jouanna, Montaigne, p.161 Il s’efforça d’ailleurs de répondre à ces soupçons dans les Essais, chapitre «de l’utile et de l’honnêteté», Livre III. À l’en croire, il n’aurait rien divulgué qui soit vraiment important. Somme toute le regard qu’il jette sur ces deux mandats est plutôt serein. Il n’aurait selon Montaigne laissé «ni offensive ni haine».

Un avant-dernier chapitre est consacré à «penser la liberté» dans lequel Arlette Jouanna évoque les derniers moments de la vie de Montaigne après 1588. Il y consacra à des relectures de son Essai III et à des additions dans les marges de l’exemplaire édité qu’il se contenta d’enrichir de compléter, de préciser, de rectifier le texte imprimé mais ce fut autant un travail de réflexion auquel il s’est livré. En matière politique Montaigne passe souvent pour un conservateur or il a vécu un temps où la France a légalisé la coexistence confessionnelle, explique Arlette Jouanna. Montaigne l’a accepté par légalisme mais sans opposition. Montaigne a été conscient des risques de dérives du système monarchique. Par contre il se distinguait par sa critique de l’ordre politique et social, une société non régie par des lois naturelles mais par la politique mais l’idée du contrat social selon Arlette Jouanna n’était pas encore de son temps. «La société des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’empilent et se rangent en se relevant et s’entassant, comme des corps mal unis, qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux mêmes la façon de se joindre et s’emplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l’art ne les eût su disposer.»Arlette Jouanna, Montaigne,p.300

Une dernière fois Montaigne a proposé ses services au roi Henri IV et il a donc envoyé plusieurs lettres, lequel roi lui répondit plusieurs fois sans que cela puisse aboutir. Une série de circonstances explique cela, la lenteur des communications postales, la maladie et les déplacements du roi. l’engagement public de Montaigne se termine et il se replie dans les derniers moments de sa vie dans son domaine résigné, déçu de ne plus jouer le rôle de médiateur. Joli titre proposé par l’historienne pour finir cette somptueuse biographie «vieillir en pays sauvage», reprise d’une citation. Ces dernières années furent marquées par la maladie, la vieillesse, la peur surtout de voir ses facultés intellectuelles s’amoindrir; tout cela avivait sa mélancolie. Montaigne reçut cependant des visites de personnalités, d’amis et d’où de longs entretiens. Grâce à la considération de la République des Lettres qui lui a valu des échanges épistolaires avec des correspondants de renom comme Juste Lipse, un humaniste flamand, avec le diplomate devenu ensuite cardinal Arnault d’Ossat, le frère de Francis Bacon (futur chancelier d’Angleterre) Anthony.

Même le plaisir de celui des «belles et honnêtes femmes» appartenait de plus en plus au passé, il lui restait le troisième des « trois commerces » décrit par Montaigne dans un chapitre. iI lui restait celui des livres. Il en profitait pour relire les auteurs antiques préférés comme Sénèque, Aristote, Diogène, Xénophon et d’autres auteurs. Il s’intéressait également aux ouvrages contemporains et des récits de voyages comme celui sur les Indes orientales par Gasparo Balbi, des descriptions sur la Chine décrites par le missionnaire Juan Gonzalez de Mendoza. Arlette Jouanna évoque dans les dernières pages la vie de Montaigne, ses joies et ses désillusions familiales comme avec le mariage de sa fille Léonor, Montaigne pensait que son gendre François de la Tour reprendrait le domaine et resterait avec sa jeune épouse auprès de lui or il n’en fut rien. Ce fut seulement avec la perte de son mari et avec son remariage, accompagnée de ses deux filles que Léonor avec son second époux Charles de Gamaches vicomte de Raimont proche par des réseaux familiaux avec la famille de Chassaigne par l’oncle maternel d’Éléonor vinrent s’installer au château ce qui aurait ravi Montaigne. La mort de Montaigne survint le 13 septembre 1592 à l’âge de 59 ans et demi. On sait peu de chose sur sa mort. Quelques informations relatives, une lettre rédigée par Étienne Pasquier décrivant les trois derniers jours de l’écrivain souffrant d’une aphasie ou d’un accident vasculaire cérébral mais sans certitude.

Une biographie somptueuse, magistrale, éclairante sur un homme exceptionnel que fut Montaigne proposée par Arlette Jouanna est à lire de toute urgence. Un récit biographique et historique écrit d’une manière limpide alternant entre les Essais et les références historiques rigoureuses satisfera autant les amateurs de la Grande Histoire que les spécialistes, des initiés du beau XVIe siècle tant l’historienne a replacé le gentilhomme campagnard dans un contexte parfaitement maîtrisé par une des plus grandes spécialistes de cette période et par l’immense travail de lecture d’archives dont témoignent les quatre-vingt pages de références et de notes.