Laurence Fontaine, directrice de recherche au CNRS, attachée à l’EHSS, actuellement professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, s’est
d’abord intéressé à l’aventure des colporteurs de fleurs, graines et bulbes de l’Oisans au XIXe siècle puis a élargi son domaine de recherche au colportage
en général tout en faisant une remontée dans le temps. Elle a publié Le Voyage et la mémoire, colporteurs de l’Oisans au XIXe siècle (1984), l’Histoire du colportage en Europe (XVe-XIXe siècle) en 1993.
Dans ce recueil de textes dont certains déjà publiés dans diverses revues, Laurence Fontaine tente une synthèse de ses recherches. L’auteur propose un questionnement renouvelé des migrations des populations des hautes vallées alpines en changeant de « focale », d’échelle tant spatiale que temporelle.
L’auteur se place en rupture avec l’image, largement répandue dans la production historique qui définit la migration comme le produit d’une agriculture pauvre qui concentrerait le travail agricole sur la courte saison estivale et s’accompagnerait d’une oisiveté hivernale favorisant des migrations temporaires nécessaires à l’obtention du numéraire indispensable pour payer les impôts, phénomène s’inscrivant dans une communauté égalitaire dans la pauvreté. Les migrations temporaires tendant vers une fixation des migrants dans les plats pays plus accueillants. Elle se propose d’analyser les stratégies familiales face au pouvoir, à la mort, aux migrations.Dans un premier article elle étudie comment se transmettent à Clavans, en Oisans, les fortunes villageoises : terres mais aussi créances dans les familles de cultivateurs colporteurs. Comment, pour préserver les biens, les familles jouent avec les systèmes coutumiers, changeant si besoin de stratégies au fil du temps. Elle montre qu’une même famille peut à un moment être vue comme «traditionnelle» dans ses comportements et plus tard comme novatrice. Elle plaide pour des études longitudinales qui pourraient bien remettre en cause ce que l’on croit savoir de la fortune des hommes des hautes vallées et de leur mode de transmission.Dans un second chapitre elle étudie comment la révocation de l’édit de Nantes dans ces villages protestants, met en lumière des comportements variables, plus difficiles à percevoir hors d’un temps de crise et en particulier le poids des créances dans les fortunes, la place de la dette dans les transferts de propriété sur la terre. Dans le chapitre trois on voit comment l’espace des créances recouvre le vaste territoire d’action des hommes des hautes vallées (tout le Sud-Est et en particulier Lyon et Genève, mais aussi l’Espagne, l’Italie…). Les marchands les plus aisés cumulent dans leur famille les charges royales (notaires, avocats…) et se constituent ainsi en intermédiaires incontournables entre le roi et les communautés, les dettes jamais remboursées complètement assurant la perennité de ce pouvoir sur plusieurs générations.

Dans le chapitre 4 il s’agit de mesurer les solidarités familiales et communautaires inscrites dans les actes notariés à propos du devenir des orphelins : cette étude montre qu’il n’y a pas une mais des migrations répondants à des logiques sociales diverses, temporaires ou définitives déjà au XVIIème siècle.

Dans la deuxième partie l’auteur déplace son regard des réalités socio-économiques vers les représentations du migrant : vu comme délinquant dangereux dans les rapports de police, il est l’étranger facilement bouc-émissaire, le migrant est pourtant fortement encadré par sa communauté de migration qui restitue les mêmes dépendances qu’au village. L’échange constant de nouvelles entre haut et bas-pays et la dette complète ce contrôle social. La délinquance est souvent violence d’après boire et moyen, loin du pays, de réaffirmer la cohésion du groupe.

Il est ensuite question du regard porté sur les communautés de montagne par les voyageurs : administrateurs, touristes, alpinistes qui se rendent sur place. Chacun décrit le montagnard en fonction de sa vision, utilitaire, pittoresque ou sportive des hautes vallées ; les hommes y sont conforment à l’idée que s’en font les auteurs : des êtres frustres et peu moraux pour les administrateurs quand les premiers guides de voyage les présentent riches d’une vie intérieure, alors que les alpinistes, souvent, les ignorent.
L’auteur propose ensuite une courte réflexion sur le concept d’identité et son usage possible en histoire : identité en miroir construite par l’autre, par le sédentaire pour le migrant et possible expression par le migrant d’une identité intériorisée, exprimée au travers des réponses faites aux demandes des institutions : quels nom, surnom, profession sont déclinés, le migrant jouant ainsi de plusieurs images, identités.
Dans la troisième partie sont traitées les questions relatives au pouvoir politique. Comment la volonté royale arrive jusqu’à ces confins que constituent les hautes vallées ? Face à face entre le représentant du roi : le capitaine-chatelain de Bourg d’Oisans et pour chaque village, l’assemblée réunie chaque dimanche au sortir de la grand-messe et le consul qu’elle a élu. Chaque communauté a aussi, charges de longue durée, un secrétaire et un mistral chargé du recouvrement de l’impôt. Si les communautés participent activement aux assemblées, gage d’une démocratie villageoise, il faut nuancer puisque les représentants : consuls, secrétaires .. sont issus de l’élite sachant lire, écrire… qui n’a pas toujours les mêmes intérêts que le reste de la communauté. De fait ce qui semble dominer c’est l’existence d’un clientélisme renforcer par l’endettement des communautés. La politique royale anti-protestante pénètre si les intérêts d’une famille y contribuent (Mizoen, Clavans). C’est donc une fausse démocratie égalitaire qui domine et un groupe dominant qui, en bien des vallées (Briançonnais, Grisons…) a su préserver un espace de liberté locale, fragilisé au XVIIIème siècle par la réaffirmation des frontières dans un contexte d’opposition étatiques, par exemple entre Maison de Savoie et Royaume de France.

Le dernier chapitre étudie le marché du travail : comment les élites ont contrôlé, au village comme dans la migration, la force de travail des Alpins, pour trois espaces : Briançonnais, Biellesse et Beaufortain. L’auteur propose de penser la migration non plus comme en opposition à la sédentarité mais comme complémentaire au sein des familles mais aussi au cours de la vie d’un individu. Ce qui permet à Laurence Fontaine de conclure que : «Loin d’être des isolats, les villages alpins de l’époque moderne étaient alors au coeur des échanges et des circulations européennes.»

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