Beaucoup moins connue que le Chambon-sur-Lignon, la cité de Dieulefit présente la même caractéristique d’avoir caché de nombreux réfugiés juifs entre 1940 et 1944. Autre similitude, dans une France majoritairement catholique, ce sont deux fiefs protestants. Dieulefit présente en outre la particularité d’être devenu dans la France occupée une véritable petite capitale intellectuelle qui connut grâce à ses réfugiés une étonnante vie culturelle. Enfin la population de Dieulefit, gendarmes compris, fut très majoritairement résistante.
Si l’on ajoute que ce sont deux femmes qui sont à l’origine de la Résistance et que ce « nid de juifs et de terroristes » ne fut jamais détruit, malgré la présence en 1944 de maquis et la réception de parachutages à proximité du village, on comprendra que ces particularités justifient l’étude de Sandrine Suchon-Fouquet réalisée à partir de sources d’archives, d’articles de journaux et de très riches sources orales ( 17 entretiens réalisés entre 1987 et 1989 sont retranscrits dans la seconde partie de l’ouvrage et exploités dans l’étude qui constitue la première partie).

Protestants… et catholiques

Dieulefit est en 1940 une petite ville de 3500 habitants située à 27 kilomètres à l’est de Montélimar et à seulement 60 kilomètres du massif du Vercors. Au XIXe siècle, c’était l’une des villes les plus industrialisées de la Drôme : draperie, poterie et sériciculture en étaient les fondements ; avec une dizaine de foires par an, la ville était aussi un important centre commercial. A la veille de la guerre, la ville est sur son déclin et la draperie reste la seule activité industrielle.
La ville se situe dans la zone non occupée jusqu’en novembre 1942. Elle fait ensuite partie de la zone d’occupation italienne jusqu’au 9 septembre 1943. Elle intègre alors la zone d’occupation allemande mais il n‘y eut jamais de garnison allemande installée dans le bourg : le détachement allemand le plus proche était à Montélimar.

Les deux tiers des habitants sont catholiques et un tiers protestants : avec une communauté forte de 1200 personnes, Dieulefit est un fief protestant. Afin de comprendre pourquoi le village fut si accueillant pour les populations persécutées, l’auteur cherche à caractériser l’état d’esprit des catholiques et des protestants à la veille de la guerre. Elle montre que si les chrétiens engagés spirituellement ont été informés sur le nazisme avant la guerre de la même manière que les autres, il semble y avoir été plus sensibles que le reste de la population. L’armistice est accueilli avec soulagement ; la confiance est grande vis-à-vis du maréchal Pétain. La population n’est pas du tout hostile au régime de Vichy. La Résistance fut davantage un réflexe qu’une réelle sensibilité acquise dans les années antérieures.

Le protestantisme a une influence à Dieulefit. Dans le passé, les protestants ont dû lutter pour sauvegarder leur religion dans une France catholique. Ils sont portés à aider les minorités persécutées, ayant eux-mêmes été une minorité persécutée. Ils n’ont pas non plus, contrairement aux catholiques, à rendre compte à un prêtre. Ils doivent, en toute conscience, agir directement sans intermédiaire, et donc rapidement. Ils sont aussi plus familiers que les catholiques de l’Ancien Testament et comme les juifs, ils sont très attachés aux valeurs de la République. Dans la Drôme, une des régions à très forte minorité protestante, le vote à gauche est très supérieur à la moyenne nationale.

L’influence des protestants est certaine, mais les catholiques aussi ont largement participé à l’accueil des persécutés. Dieulefit compte 1500 réfugiés pour toute la guerre, la grande majorité étant installée dès 1940, Républicains espagnols, antinazis, juifs. La population du bourg augmente d’un tiers, ce qui est énorme et ne peut passer inaperçu.

Dieulefit, terre d’accueil

L’école de Beauvallon (un quartier de Dieulefit, un peu à l’écart du bourg) fut le centre de la résistance à la persécution. École primaire mixte de Dieulefit, elle a été fondée en 1929 par Marguerite Soubeyran et Catherie Krafft ; elle accueille des enfants de trois à quinze ans et s’occupe particulièrement des enfants dits « caractériels ». Marguerite Soubeyran est issue d’une vieille famille protestante de Dieulefit et a effectué ses études à Genève ; Catherine Krafft est genevoise, fille de pasteur. Elles ont toutes deux suivi les cours de l’Institut des sciences de l’éducation Jean-Jacques Rousseau à Genève. D’une pensée héritée de Piaget, Montessori et Claparède, l’éducation est fondée sur l’autogestion scolaire et une grande liberté. Pendant la guerre, l’école est un refuge : elle double sa capacité d’accueil en hébergeant des enfants pourchassés. L’enseignement s’y poursuit normalement ; on y enseigne la philosophie des Lumières et les valeurs de la Révolution française ; on n’y chante pas « Maréchal, nous voilà ! ». Comme de nombreux intellectuels et artistes y sont aussi hébergés, on y donne des concerts, on y lit de la poésie, on y joue des pièces de théâtre.

Marguerite Soubeyran organise en 1941 une officine de faux papiers. Elle contacte Jeanne Barnier, secrétaire générale de la mairie de Dieulefit, âgée de 21 ans et issue d’une famille protestante, qui accepte de fabriquer de faux cachets et de fausses cartes de rationnement et d’identité. Le maire nommé par Vichy ferme les yeux et le premier adjoint, lui aussi protestant, lui fournit son aide.
En 1942, la CIMADE (Comité inter-mouvements auprès des évacués) quitte Nîmes et s’établit dans la Drôme. De Valence, elle dirige les juifs vers de nombreux points d’accueil, notamment à Dieulefit.

L’accueil est le même du côté de la communauté catholique et il semble d’ailleurs que les liens se soient renforcés entre les deux communautés pendant l’Occupation : « il règne dans ce petit village une atmosphère de fraternité assez exceptionnelle ». L’école secondaire de la Roseraie fondée par Pol Arcens est l’illustration de cette résistance catholique à la persécution. D’abord tenté par la Révolution nationale, Pol Arcens prend vite conscience de l’antisémitisme virulent du régime et accueille dès novembre 1940 des juifs révoqués de l’enseignement.

L’auteur montre bien que les Eglises, qu’il s’agisse de l’Eglise protestante comme de l’Eglise catholique, se sont ralliées au nouveau régime et en ont défendu les principes : l’enthousiasme est unanime. Le pasteur Boegner est nommé au Conseil national de l’Etat français en tant que représentant du protestantisme français ; le pasteur de Dieulefit adhère à la Légion. Mais le soutien au régime est encore plus ferme chez les catholiques qui sont plus respectueux de l’autorité légitime et qui se reconnaissent dans les valeurs de la Révolution nationale. Début 1942 des voix protestantes s’élèvent qui ne trouvent pas assez ferme l’attitude de Marc Boegner dans la critique du régime et de ses persécutions. En septembre 1942, le Conseil national de l’Eglise réformée de France adresse un message aux fidèles qui est une vigoureuse protestation contre les mesures frappant les juifs. Le pasteur du village a été muté mais il revient souvent et il appelle désormais les fidèles à la solidarité envers les réfugiés clandestins. A la fin de la guerre il fera partie du Front national, mouvement de résistance d’obédience communiste. Le 20 septembre 1942, monseigneur Saliège, cardinal, archevêque de Toulouse proteste publiquement lui aussi et son message a un grand retentissement en zone sud.

Le décalage est donc évident entre des structures cléricales qui adhèrent au régime et s’en détachent lentement et inégalement, et des populations qui ont immédiatement et totalement agi dans le sens de leurs convictions de solidarité et de fraternité : « les chrétiens ont sans nul doute montré davantage l’exemple aux Eglises que ces dernières ne l’ont montré à leurs fidèles » observe l’auteur avec pertinence !

Dieulefit, capitale intellectuelle

L’expression est de Pierre Vidal-Naquet (qui résida enfant à Beauvallon) dans la revue « Esprit ». Dieulefit fut un lieu de refuge, non seulement pour les juifs mais aussi pour un nombre étonnant d’intellectuels et d’artistes. Le poète Pierre Emmanuel se réfugie avec sa femme à l’école de Beauvallon grâce au poète Pierre-Jean Jouve. C’est avec l’arrivée, fin 1942, d’Emmanuel Mounier, philosophe du « personnalisme » et directeur de la revue « Esprit » que s’ouvre une période d’intense activité intellectuelle. Aux côtés de Pierre Emmanuel, de Pierre-Jean Jouve et d’Emmanuel Mounier se trouvent André Rousseaux, critique au « Figaro », Andrée Viollis et Georges Sadoul, tous deux journalistes et écrivains, Henri-Pierre Roche, écrivain également. Clara Malraux viendra séjourner à Dieulefit un peu avant la Libération ; Louis Aragon et Elsa Triolet y sont passés. Ajoutons les réfugiés allemands, tels que Max Springer (professeur à l’université d’Heidelberg) ou Jean Bauer (militant politique anti-nazi) ainsi que les professeurs radiés de l’université en vertu des lois raciales. Pierre Emmanuel entretient des relations avec Pierre Seghers qui est alors l’éditeur d’une revue de poésie.

A Beauvallon et à la Roseraie, la vie intellectuelle est intense. Mounier donne des cours sur le personnalisme et réunit des collaborateurs de la revue « Esprit » : ainsi Gilbert Dru et Hubert Beuve-Mery sont-ils venus à Dieulefit. Plusieurs artistes sont aussi réfugiés dans le bourg ; peintre, sculpteur, graveur, compositeur, pianiste (Yvonne Lefébure), cinéaste (Jean Vidal).

 

Dieulefit, terre de résistance armée

 

En février 1943, Marguerite Soubeyran regroupe des réfractaires au Service du Travail Obligatoire derrière l’école. Jeanne Barnier leur procure de faux papiers et les dirige vers les maquis qui se constituent dans les environs. Quelques mois après deux organisations de résistance s’implantent localement, l’une qui dépend des autorités françaises d’Alger et l’autre du réseau britannique Buckmaster. Un premier parachutage a lieu en novembre 1943, et un second en mars 1944. Les FTP (Francs-tireurs et Partisans, d’obédience communiste) se structurent également. Des sabotages ferroviaires ont lieu.

« Minorité autrefois persécutée, c’est quasi naturellement que les protestants ont offert leur aide à la minorité persécutée (…) L’histoire de Dieulefit est donc avant tout l’histoire d’une mentalité, héritée d’une religion et enracinée dans un passé multiséculaire (…) L’école de Beauvallon , d’inspiration protestante et l’école de la Roseraie, d’inspiration catholique, peuvent être présentées comme les symboles de cette unanimité hors du commun ».

Andrée Viollis et Pierre Vidal-Naquet se retrouveront dans le combat contre la torture en Algérie ; en 1968, les élèves de l’Ecole normale de Valence vinrent s’installer à Dieulefit, terre de liberté. Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft ont reçu la médaille des Justes ; l’association « Patrimoine, mémoire, histoire du pays de Dieulefit » prépare un dossier qui sera remis à Yad Vachem France fin 2011, dans l’espoir de se voir reconnaître « Pays des Justes ».

© Joël Drogland