L’éphémère Grand Empire bâti par Napoléon étendit ses ailes de Rome à Hambourg. L’administration française imposa ses normes à cet immense cadre géographique qui agrégea quarante-cinq nouveaux départements aux territoires de la France intérieure. Policiers et gendarmes furent les auxiliaires de terrain de cette vaste incorporation étatique. Jeune universitaire spécialiste de l’histoire de la gendarmerie, Aurélien Lignereux les évoque avec finesse dans cette synthèse qui prend appui sur un travail de dépouillement archivistique et bibliographique considérable.

Missionnaires de la loi et de l’ordre français dans les «départements réunis» du Grand Empire, les agents de la police impériale y ont-ils joué le rôle d’une force coloniale ou bien celui d’une force publique acceptée et intégrée ? C’est entre ces deux pôles que s’inscrit l’exportation du modèle de police français. Derrière la façade unitaire et uniformisante du système directorial puis impérial, il y a en fait place pour une expérimentation empirique qui s’accommode aux réalités d’un espace social parfois rétif et plié à d’autres pratiques policières.Aurélien Lignereux s’efforce de dépasser le clivage police-gendarmerie en étudiant le vécu des deux corporations implantées dans les départements annexés. La comparaison n’est pas équilibrée. Son caractère gendarmo-centré n’est pas uniquement le reflet du champ d’expertise de l’auteur. Fonctionnaires municipaux, les commissaires de police sont infiniment moins nombreux et exclusivement implantés, non sans aléas, en zone urbaine. Les sources sont peut-être moins prolixes à leur sujet. Inversement, les effectifs de la gendarmerie sont en première ligne à la fois numériquement et chronologiquement. Ce sont eux qui sont chargés de prendre possession des nouveaux départements et d’y acclimater la loi française. De plus, les archives militaires sont bien documentées à leur égard.L’auteur ausculte minutieusement les deux corps professionnels. Commissaires et gendarmes contrastent par leurs origines, leurs territoires de compétence et leurs chaînes hiérarchiques, mais pas par leurs missions. Moyens et profils des agents sont analysés de façon à la fois qualitative et quantitative : origine géographique, situation matrimoniale, compétences linguistiques, liens de sociabilité. Les catégories majeures de l’action policière sont également évoquées : répression du brigandage et de l’insoumission, statistiques d’arrestation, police rurale. Les instruments de mesure de l’opinion publique ouvrent une intéressante réflexion sur les outils d’analyse à la disposition des autorités impériales. Les relations gendarmo-policières ne sont pas exemptes de tensions, et n’échappent pas davantage aux conflits avec les autorités civiles.Les contraintes de l’efficacité opérationnelle et du vivre-ensemble imposent un panachage entre les Français de l’intérieur et un recrutement local pragmatique, incontournable ne serait-ce que par nécessité linguistique. L’ouverture aux talents indigènes est réelle, en particulier dans les rangs de la police. Mais la loyauté des policiers et gendarmes locaux est intéressée et friable, et leur aptitude parfois médiocre. En regard, Aurélien Lignereux prête une attention particulière à la situation des commissaires et des gendarmes venus de France. Leur vécu d’expatriés est incertain, entre mobilité professionnelle temporaire et émigration durable. Si un petit nombre s’intègre dans le tissu local, la plupart semblent vivre un exil plus ou moins bien toléré.

La radiographie des logiques de métier et des enjeux de réputation démontre qu’il n’y a pas nécessairement un contraste manifeste entre anciens et nouveaux départements. De fait, les personnels de police sont les serviteurs d’un système dont l’essence est plus administrative qu’idéologique. A la croisée entre modernité et contrainte, ils jouent un rôle civilisateur – tout aussi valable dans la France intérieure. Entre occupation, colonisation et intégration, l’ordre imposé par le Grand Empire est pourtant par essence précaire. Lorsque le torrent de la défaite disloque l’Europe napoléonienne, les ressources humaines et morales des forces de répression ne sont pas en mesure d’y faire face. S’efface avec elles non pas un banal rapport de force colonial entre occupants et occupés, mais une authentique dynamique d’inclusion impériale.

Aurélien Lignereux signe ainsi une synthèse réussie, qui livre un portrait nuancé et vivant des policiers de l’Empire, assorti d’un stimulant tableau de l’Empire des policiers.

© Guillaume Lévêque