Par Christophe Pebarthe
Ce livre trouve son origine dans une rencontre organisée par l’IHTP (Institut de l’Histoire du Temps Présent) le 31 janvier 1997 autour de la question de la comparaison nazisme/stalinisme, de ses fondements ou de sa récusation.
Dans son introduction (11-36), H. Rousso rappelle les enjeux de cette question qui jusqu’à présent tourne avant tout autour de la légitimité de la comparaison et non sur des résultats empiriques qui proviendraient de travaux historiques. Le cas du Livre noir du communisme est exemplaire. Cet ouvrage porte sur le communisme et la comparaison avec le nazisme n’est abordée que dans l’introduction rédigée par St. Courtois dans laquelle il parle de génocide de race et de génocide de classe. Pourtant, la polémique s’est centrée sur la comparaison. Certains auteurs profitèrent du débat public pour opposer l’amnésie du communisme à l’hypermnésie du nazisme (Al. Besançon). H. Rousso critique à juste titre la notion d’oubli, ne serait-ce qu’en rappelant les tirages de l’ouvrage de Fr. Furet. L’anticommunisme n’aurait-il pas de mal à survivre à la disparition de son adversaire ? (19) En bref, ce sont des lieux communs qui sont échangés et non des éléments d’analyse, ce qui révèle un enjeu de mémoire autour de cette question.
Aussi, l’ouvrage s’appuie sur deux constats, d’une part la nécessaire comparaison à mener parce qu’un événement ne peut être seulement considéré comme unique et d’autre part la prise en compte des éléments mémoriels de la comparaison. Les termes de cette dernière sont précisés ; la comparaison est menée entre le nazisme et le stalinisme, excluant le fascisme et le communisme mais en gardant à l’esprit le léninisme (22-23). Elle est cependant élargie dans la deuxième partie de l’ouvrage car la mémoire collective ne se construit pas toujours autour d’arguments historiques. On le voit, H. Rousso prend acte de la validité du concept de totalitarisme, au moins au niveau heuristique. Selon lui, la comparaison a trois usages.
– Le premier usage consiste à montrer l’unité des régimes politiques en question.
Le point de départ de la comparaison est le terreau commun : des monarchies autoritaires avant 1914, bureaucraties puissantes, domination des grands propriétaires fonciers, début d’industrialisation, traumatisme de la Première Guerre. Mais ce sont les différences qui l’emportent.
– Le deuxième usage est de rechercher une meilleure compréhension de l’un et de l’autre systèmes.
– Le troisième usage vise à prendre en considération la question de la radicale nouveauté des systèmes considérés.
Dans sa première partie, le présent ouvrage illustre avant tout le deuxième usage, une compréhension de chacun des régimes, en s’appuyant sur un questionnement commun. La démarche ne cherche pas l’exhaustivité. Au contraire, l’ouvrage privilégie certains critères parce qu’ils permettent de faire apparaître les différences au sein de « ressemblances apparentes » (31). Le tout forme « une série d’exposés parallèles » (41) autour de trois thèmes : le dictateur en son système (43-95), les logiques de violence (97-142) et pouvoir et société (143-198).
Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse des informations contenues dans les contributions de N. Werth sur l’URSS et celle de Ph. Burrin sur l’Allemagne nazie. Disons simplement le mérite de ces deux historiens qui savent rendre clairs et accessibles à un vaste public des informations de qualité. On appréciera particulièrement les renseignements fournis sur les résistances au stalinisme dans l’article de N. Werth, « Les formes d’autonomie de la « société socialiste » » (145-184), qui permet de mettre à distance aussi bien la question de la toute-puissance de Staline et que celle l’adhésion de la société du fait de son arriération. « Il y assurément place pour une approche qui explore aussi bien les espaces d’autonomie laissés à la société par les circonstances imprévues, le manque de coordination entre les composantes du régime, les initiatives sur le plan local et régional, que les comportements d’inertie, d’évitement, de non-conformité, de résistance (au sens le plus large de ce terme) dont a fait preuve le corps social soumis à des pressions extrêmes » (184).
De ce point de vue, le contraste avec l’Allemagne nazie est frappant. La grande majorité de la population accepta le régime, même si les formes de l’acceptation furent différentes selon les cas et purent varier dans le temps. Citons l’émotion suscitée par la « Nuit de Cristal » ou bien l’extermination des personnes handicapées. A ces occasions, Hitler apparaît comme un homme attentif, qui sait adopter une position flexible. Dès lors, il est possible de penser avec Ph. Burrin que le silence du clergé pendant l’extermination des juifs fut lourd de conséquence (197-198).
La deuxième partie de cet ouvrage est plus originale puisqu’elle envisage la question en terme mémoriel (199-352). Comment s’est-on souvenu du nazisme et du stalinisme en Europe de l’Est ? Il s’agit de faire apparaître les enjeux de la mémoire, enjeux que les historiens doivent connaître car ils peuvent en subir les influences. Les cas de la Roumanie (« Fascisme et communisme en Roumanie : enjeux et usages d’une comparaison », Alexandra Laignel-Lavastine (201-245)), la Hongrie (« Les historiens et les enjeux politiques du passé en Hongrie », Paul Gradvohl (247-274)), la Bulgarie (« La gestion du passé en Bulgarie », François Frison-Roche (275-305)), la Pologne (« Nazisme et communisme dans l’expérience et la mémoire polonaise », par Andrz. Panczkowki (307-330)) et la RDA (« Révolution archivistique et réécritures de l’histoire : l’Allemagne de l’Est », Étienne François (331-352)) sont abordés. Le plus souvent, et ce n’est pas la moindre qualité des différents auteurs, les textes sont clairs et parfaitement accessibles pour le non spécialiste des pays de l’Europe de l’Est. En outre, leur intérêt dépasse de loin ce cadre géographique.
Ainsi, la contribution sur la Roumanie montre que la comparaison nazisme/communisme peut être un moyen d’obérer les tendances autoritaires des années 30. Et ce, en dépit d’accès à de nouvelles archives. Du reste, les chercheurs ne se sont pas précipités sur les fonds qui s’ouvraient. Même lorsque que ce travail est fait, il est surtout utilisé pour faire apparaître la résistance de la société au communisme et pour occulter sa participation. Il arrive même qu’une origine étrangère (juive, tsiganes, hongroises…) soit attribuée aux dirigeants communistes (209). De façon plus générale, l’histoire se réduit à la mémoire collective. Pourquoi étudier cette période alors que le résultat est déjà connu : « La responsabilité n’incombe assurément pas au « peuple » en son entier, mais « à une poignée de professionnels de la terreur au service d’un régime qui a réussi à défigurer la Roumanie en l’espace de quelques décennies et dont la définition tient en « une série ininterrompue de crimes » » (Al. Laignel-Lavastine cite l’éditeur et philosophe roumain Gabriel Liiceanu, 217-218).
De même, les historiens nient le rôle d’Antonescu (dictateur roumain pendant la guerre) dans l’extermination des juifs qui fit 200000 morts alors que des documents récemment déclassifiés prouvent sa responsabilité active. Mais cela ne serait pas compatible avec l’idée d’un peuple résistant. Certains hebdomadaires en arrivent à produire des comparaisons édifiantes : « On peut par exemple y lire qu’à l’instar du maréchal Pétain, qui « refusa de livrer les juifs de nationalité française à Hitler [sic] », Antonescu eut lui aussi le mérite de « résister aux pressions de Berlin » » (228). En somme, dans le cas de la Roumanie, la problématique de la comparaison peut être résumée dans la formule « comment comparer pour s’en débarrasser » (230).
Dans le cas de la RDA, l’accès aux archives a provoqué une véritable révolution historiographique. Et. François parle d’une « révolution archivistique caractérisée » (337). La conséquence fut une véritable ruée vers les archives, 1,2 Mo de demandes de renseignements ou de consultation en 1992. Mais pour l’essentiel il ne s’agissait pas d’améliorer les connaissances historiques, simplement de régler des comptes ou de révéler du sensationnel voire de vérifier le passé de ceux qui allaient être recrutés. Les premiers historiens à utiliser ces archives se voulaient militants. Ils dénonçaient la dictature du SED (parti communiste est-allemand) qu’ils rapprochaient du nazisme et étaient très influencés par la théorie du totalitarisme. Leur relecture de l’histoire reposait presque exclusivement sur la politique et l’idéologie.
Aujourd’hui, depuis le milieu des années 90, les difficultés de la réunification, l’affirmation d’une identité est-allemande et la résurgence du PDS aidant, les historiens complexifient leurs problématiques en tenant compte des données sociales et culturelles et ils cessent de croire que les archives ont réponse à tout (342). Contrastant avec la Roumanie, la comparaison avec le nazisme n’a pas banalisé ou amodié ce dernier. Au contraire, il apparaît à la lumière des travaux des historiens et des archives que si la RDA connut « une dictature sans le peuple », le nazisme fut « une dictature avec le peuple » (346).
On le voit, cette deuxième partie rend possible une réflexion épistémologique sur la comparaison, simplement en rappelant les liens forts qui existent entre histoire et mémoire collective. Il ne saurait s’agir d’une simple question scientifique et à notre sens le contrepoint fourni par la contribution de P. Hassner, « Par-delà l’histoire et la mémoire » (355-370), qui défend la légitimité des ressemblances entre les deux régimes n’est pas pleinement convaincant. L’approche de Krzysztof Pomian, « Post-scriptum sur la notion de totalitarisme et sur celle de « régime communiste » » (371-382), a le mérite de rappeler simplement les termes du débat sur le totalitarisme. L’usage de ce concept ne se justifie que si les régimes qu’il sert à qualifier sont radicalement différents de ceux des époques précédentes. Krz. Pomian mentionne deux différences principales : ce sont des régimes révolutionnaires qui n’ont pas de normes préétablies à respecter ; ils réagissent contre la démocratie moderne (373-374). On peut donc affirmer « qu’avant les années 1920 de notre siècle aucun régime politique n’a été une réaction révolutionnaire contre la démocratie de masse » (374). La particularité de ces régimes a été de mobiliser les masses et donc de les contrôler autant que possible alors que les tyrannies du XXe s. (Franco, Salazar, Horthy…) cherchaient à maintenir la foule dans la passivité. Mais cela ne doit pas masquer l’ambiguïté de la notion de « régime communiste » et empêcher de distinguer une phase totalitaire d’une phase autoritaire (376-377). Finalement, cet ouvrage est un plaidoyer pour la comparaison entre le nazisme et le stalinisme. Mais, en montrant avec finesse et clarté les différences entre les deux régimes, il évite une approche réductrice et polémique. Bien plus, en s’intéressant aux enjeux mémoriels de la comparaison, il pousse le lecteur à s’interroger sur ses propres concepts, sur sa propre lecture de ces deux régimes. On ne peut donc que recommander vivement la lecture de ce livre, aussi bien aux enseignants qui trouveront bien des pistes pour éviter de tomber dans les pièges de l’analogie béate qu’à un public plus vaste qui, outre des informations scientifiques récentes, aura accès à une réflexion épistémologique aussi bien qu’historiographique dont les meilleurs pourvoyeurs ne sont pas toujours les historiens spécialistes du XXe s.Avril 2000.