Sept ans après sa diffusion, CP-Productions vient d’éditer le DVD du film HerbeHérisson d’Or au 23e Festival international du film nature et environnement, Grenoble 2009.. En voici le propos : «Au cœur de la Bretagne paysanne, deux visions du métier d’éleveur laitier se confrontent. Alors que des hommes se sont engagés depuis plusieurs années dans une agriculture autonome, durable et performante, le courant majoritaire de la profession reste inscrit dans un modèle de production industriel, fortement dépendant des groupes agricoles et agro-alimentaires…» (CP-Productions).
Le Monde publiait un article, le 13 décembre 2016 : «Le revenu des agriculteurs pourrait chuter de 26 % en 2016». Un peu plus tard, le 23, un autre s’intitulait : «Pour Cédric Briand, le bonheur est dans son pré». Entre pessimisme, pour le premier, et optimisme, pour le second, on a un résumé qui peut convenir la situation de l’agriculture française. C’est aussi sur ce contraste que repose le documentaire Herbe, dans lequel Cédric Briand aurait très bien pu figurer. En effet, le cadre est la Bretagne, et l’opposition concerne le GAECGroupement agricole d’exploitation en commun. Allain-Carrer et l’exploitation des frères Le FustecAutre GAEC, auxquels les réalisateurs ont adjoint d’autres agriculteurs-herbagersLe film parle plutôt d’«éleveurs laitiers», autre façon de voir les choses. appartenant au réseau CEDAPA. Ce centre d’étude pour un développement agricole plus autonome est «une association d’agriculteurs des Côtes d’Armor créée en 1982, [dont l’] idée forte c’est l’autonomie, tant dans la décision que dans le fonctionnement [des] fermes», dont l’un des membres fondateurs est André Pochon, aujourd’hui retraité de 86 ans.
Autres lieux, autres propos que dans d’autres productions, comme Profils paysans (2001-2008), la trilogie de Raymond Depardon dont l’attention s’était concentrée sur un monde rural en voie de disparition. On est également assez loin d’un autre documentaire, L’Apprenti, de Samuel Collardey (2008), et de la nostalgie de Farrebique (1947) et Biquefarre (1984), de Georges Rouquier. Quoi que ces deux-là rejoignent le travail de Matthieu Levain et Olivier Porte. On avait aussi une opposition entre deux agricultures, mais il s’agissait de la même exploitation agricole considérée à environ trente-cinq ans de différence : une «révolution silencieuse»Pour reprendre le titre de l’analyse lucide de l’ancien président de la FNSEA (1971-1978), Michel Debatisse, La Révolution silencieuse. Le combat des paysans Calmann-Lévy, 1963, 275 p était passée par là. En ce qui nous concerne, le propos d’Herbe se concentre sur un même mode agricole — la production laitière — et une même région.Productivisme chez les uns (le GAEC Allain-Carrer), souci de la qualité de la production et de la vie (celle des animaux et des hommes) chez les autres, le documentaire pourrait paraître très manichéen en tournant en défaveur des premiers. Or, il n’en est rien. Si le film montre qu’une autre agriculture est possible, dans ce contexte précis, il n’accable pas, même s’il a été soutenu financièrement par des structures environnementalistes. Au contraire, il donne à comprendre l’impasse dans laquelle le GAEC Allain-Carrer s’enfonce, et les responsabilités du système agro-industriel qui les y pousse.
Comment en effet résister face aux incitations et aux promesses ? La politique agricole commune attribue des subventions pour produire davantage, soumise à l’application de nouvelles normes qui demandent d’investir toujours plus. Les techniciens des coopératives (comprendre par là des firmes agro-alimentaires très puissantesDerrière le beurre Le Paysan breton, on trouve la coopérative Triskalia, dont l’un des objectifs est de développer une agriculture «écologiquement intensive»… ont élaboré un discours qui promet des lendemains qui chantent : en suivant leurs conseils, on peut travailler mieux et moins, tout en améliorant substantiellement ses revenus. Mais c’est aussi un moyen pour eux de créer des besoins : produire davantage suppose des conseils, un suivi, une gestion fine, du matériel, des aliments importés (du soja, des compléments…), etc., sources de revenus essentielles pour les maisons qu’ils représentent et qui considèrent le producteur agricole d’abord comme un consommateur (ou une vache à lait, si on peut se le permettre). Il y a également l’idéologie portée par la FDSEAFédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles., dont la structure nationaleLa FNSEA défend le productivisme depuis ses origines et est l’un des groupes de pression des plus actifs et des plus efficaces au sein des institutions européennes. Et enfin jouent également les conditions de travail et de vie : être producteur laitier suppose d’être à la tâche 365 jours dans l’année. De là, on comprend mieux en quoi cette agriculture n’est qu’un maillon dans la chaîne agro-industrielle : les Allain-Carrer ne maîtrisent pas grand chose en amont, puisqu’ils ne participent guère à la production des aliments de leur cheptel (sinon du maïs — à grands renforts d’engrais et de produits phytosanitaires chimiques — ensilé, plante originaire de Bretagne comme l’on sait…), et encore moins en aval, puisqu’ils sont tributaires des cours du lait définis ailleurs. Cherchant à renforcer leur indépendance, ils deviennent encore plus dépendants, ne serait-ce que parce qu’il faudra rembourser les emprunts colossaux auxquels ils sont astreints. Une image peut le résumer, où l’on voit Jean-François Carrer consommer un beurre en barquette qu’il n’a pas produit et qui a probablement été acheté dans une grande surface : l’agriculteur moderne ne travaille plus pour assurer sa propre alimentation, mais celle des autres, et consomme d’ailleurs comme les autres des produits industrialisés. Le même déplore d’avoir vu disparaître bon nombre des fermes locales, autre conséquence du productivisme qui pousse à la concentration du foncier. Si l’on voulait forcer le trait, on ferait le constat d’une agriculture déconnectée de son milieu, puisqu’elle peut être transposée d’une région à une autre. L’effort est d’ailleurs minime quand on voit que l’artificialisation est poussée jusque dans l’insémination des vaches par un technicien.

De l’autre côté, Herbe montre une autre façon de travailler. Si le film commence au niveau des pâtures, en montrant la matière première qui sert aux Le Fustec, on voit une agriculture réellement paysanne : attachée au pays, au terroir, elle tient compte des caractéristiques pédologiques et climatiques. Même si on ne nous le donne pas à voir, on a là un élément de diversification agricole fondamental : être herbager dans le secteur agricole des Côtes-du-Nord n’est pas tout à fait la même chose que de l’être en Thiérache ou dans le Jura. Ces premières images incitent d’ailleurs à préférer le terme d’«herbager» pour qualifier leur travail, à celui de «producteur laitier» ou «éleveur», car elles montrent que tout est lié à la qualité de l’herbe ; d’où le soin que Les Fustec lui portent.
Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils n’investissent pas : le matériel de traite, le matériel mécanique, les bâtiments sont récents. Car comme dans l’autre exploitation, l’attachement à la qualité du travail est très présent, et il passe également par le souci de limiter la fatigue et de rationaliser. Les membres du réseau CEDAPA expérimentent, comparent : l’objectif est de produire autant tout en dépensant moins, ce qui est la clé pour améliorer les revenus, dans des fermes d’une taille raisonnable. Ils utilisent un vocabulaire technique spécifique (même s’il peut déconcerter le béotien). Loin de promouvoir un retour en arrière, en façon de repli sur des valeurs ancestrales jugées saines et solides, cette agriculture est réfléchie et moderne. L’objectif d’améliorer la qualité de vie des herbagers et des animaux est d’ailleurs atteint : les vaches ruminent l’herbe qu’elles trouvent elles-mêmes dans les pâtures (on pourrait s’étonner qu’elles sachent encore le faire) ; un véritable taureau remplace avantageusement l’inséminateur, à moindre frais ; le travail, pour important qu’il reste, laisse pourtant des loisirs aux hommes, en même temps qu’il est reconnecté au milieu naturel. Certains des collègues des Le Fustec s’étonnent d’ailleurs de redécouvrir que le rythme d’allaitement des vaches ne couvre pas l’ensemble de l’année, quand elles ne sont pas poussées en permanence à le faire. Surtout, ce qu’ils font retrouve du sens, et la rémunération qu’ils en tirent correspond réellement à leur activité, puisqu’elle n’est pas subventionnée (ou si peu) : ils vivent de leur travail, dans tous les sens de ce verbe. En d’autres termes, la satisfaction du travail bien fait et significatif vaut largement mieux que les promesses de rentabilité du système agro-industriel. Les arbres plantés dans l’allée qui mène à la ferme symbolise cette conception des choses : leur croissance lente assure qu’ils ne profiteront qu’aux générations futures, et le soin apportées au foncier va dans le même sens.
Un regret, dans le portrait des Le Fustel et de leurs comparses : le courage qu’il faut aller pour refuser d’aller dans le sens que les sirènes indiquent, et de revenir à la simplicité. Pourtant, un regard et une oreille attentifs permettra de le percevoir, à une phrase, un plan sur les activités, les sourires.

Le film se conclut sur des agriculteurs assez satisfaits, puisque le GAEC Allain-Carrer atteint ses objectifs de rentabilité. Un carton final nous apprend que sa situation financière s’est dégradée entre temps : la restriction des exportations vers la Russie, la progression de la concurrence internationale, l’abandon du système des quotas laitiers, ont conduit à la fois à une chute des cours et à des capacités de production en excès par rapport aux besoins du marché. Fortement dépendant des conditions extérieures, le GAEC est en difficulté, et ses membres ont probablement rejoint les bataillons des agriculteurs «en colère» réunis par la FNSEA, pour manifester contre les conséquences d’un modèle qu’elle n’a jamais cessé d’encourager. À l’inverse, l’autonomie du GAEC Le Fustec lui a permis de mieux résister à la fluctuation des cours.
Pourtant, dans le même temps, le nombre d’adhérents au CEDAPA ne représente qu’une poignée de paysans : seulement deux cents selon le site de l’association. Comme André Pochon, on s’étonne des limites de son prosélytisme, alors que l’engouement pour une alimentation saine s’affirme toujours davantage. Le film ne propose aucune réponse, mais on pressent que la force du discours et du poids des grandes structures coopératives alliée au manque de soutien des institutions publiques y est pour quelque chose. La multiplication des fermes des mille veaux, des mille vaches, des milles porcs, etc., montre bien que le productivisme a encore bien des soutiens. Et tout cela en dépit du bon sens : destruction des milieux naturels, des emplois, gaspillage des ressources énergétiques, approfondissement de la baisse des cours… L’un des objectifs de la ferme des mille vaches, dans la Somme n’est-il pas de produire du méthane : la finalité est donc de produire des déjections animales en grâce quantité ; le lait n’étant plus qu’un élément secondaire, peu importe son prix de vente.

Sans tomber dans un dualisme stérile qui se contenterait d’opposer deux modes de production laitière, Herbe aide à comprendre les incohérences du système des subventions agricoles. Mais il donne aussi l’occasion de réfléchir sur les choix de société associés à l’agriculture que l’on veut privilégier. Ont alors à s’interroger le consommateur, qui cherche des produits de qualité ou à bas coût, aussi bien que le contribuable, qui a à financer aussi bien les primes incitatives que les amendes pour atteintes à l’environnement causés par le modèle productivisteOu la réparation des biens communs détruits lors des manifestations agricoles., ou le citoyen qui a aussi une responsabilité dans le choix de ceux qui le représentent.

Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes