© C. Hélie-Gallimard
- Cherchez la femme
Clionautes : Vous écrivez p. 88 : « Cherchez la femme. L’injonction paraît s’appliquer à l’affaire Hardy-Moulin. On y voit à l’œuvre, de plus ou moins près, des personnages féminins dignes de films ou de romans d’espionnage ». Cette injonction ne s’applique-t-elle pas aussi à votre enquête ?
Jacques Gelin : Ce n’est pas faux… Mon enquête commence avec Antoinette Sachs, l’amie de Jean Moulin, puis elle s’accélère avec Mireille Albrecht, la fille de Berty Albrecht. C’est celle-ci qui me confie le mémoire écrit par Claude Bourdet à l’attention de François Mitterrand pour demander un accès aux archives pour les historiens. Ce document, qui était confidentiel à l’époque, parlait à la fois des contacts de Hardy avec un officier de l’Abwehr à la fin de 1942 et au début de 1943. Il révélait aussi l’existence de Voltaire Ponchel, un cadre dirigeant important des services français qui manipulait des officiers de l’Abwehr, les services secrets de l’armée allemande, pour les utiliser contre le bloc soviétique après la guerre. Ces officiers allemands lui avaient raconté, en 1947, que Lydie Bastien était à leurs services et qu’elle leur avait permis de piéger Hardy une fois passée au service de Barbie à Lyon.
Il y a eu une autre femme, Nelly Chadirat, qui était au cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris. Elle était la fille de Georges Chadirat, l’un des deux avocats de Hardy devant la Cours de justice en 1947, en charge du dossier militaire. Ce qu’elle m’a raconté était très succinct, mais ajouté à ce que m’avait dit Antoinette Sachs lors de notre première entrevue. Cela m’a permis d’intriguer Mireille Albrecht au point qu’elle me confie les documents confidentiels de Bourdet qui ont vraiment déclenché mon enquête.
Enfin, il y a les deux personnages féminins importants liés à ce qu’on pourrait aussi bien appeler l’affaire René Hardy. Il y a eu Lydie Bastien d’abord, sa fiancée, un personnage central qui, à l’évidence, a collaboré à son arrestation. Il y a eu Edmée Deletraz, ensuite, qui est le seul témoin oculaire direct de l’opération de Caluire. En l’interrogeant très longuement, d’abord aux côté de Mireille Albrecht, la fille de Berty Albrecht, à l’arrestation de laquelle Deletraz avait participé, puis plusieurs fois ensuite, de vive voix et au téléphone, j’ai pu démontrer la fiabilité de son témoignage. Et parmi toutes les personnes qui avaient travaillé avec elle et qui la connaissaient, aucune n’avait de doute sur sa loyauté, pas plus Groussard que les autres membres de son réseau. Ce sont ces recoupements qui m’ont permis de considérer son témoignage comme fiable même si, par ailleurs, elle n’avait pas tout dit et si elle avait minimisé, sur certains points, le rôle qu’elle avait joué. Elle a donc occupé une place prépondérante dans mon enquête tout comme Lydie Bastien qui a fini par convenir d’un certain nombre de choses concernant ses relations avec les services allemands
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-* Témoignages contre documents écrits
Clionautes : Comment faire un tel travail essentiellement fondé sur des témoignages alors que vous écrivez vous-même p. 437 que vous avancez parfois dans un « contexte de mythomanie diffuse », qu’il y a pour certains témoins « réécriture des évènements », que nombre d’ « affirmations sont fausses » , que « cela peut être mis sur le compte de la mémoire » puisque « trente années se sont écoulés depuis les faits » ?
Jacques Gelin : Je ne suis pas historien mais les documents tiennent aussi un grand rôle dans mon travail. Aussi bien les documents inédits, que j’ai découvert, que ceux que j’ai relus et analysés. Mais concernant les témoignages nombreux que je produits, tout dépend ce que l’on entend par ce terme. Vous me pardonnerez cette boutade mais il y a témoignages et témoignages ! Un témoignage a quasiment autant de valeur qu’un document écrit quand on peut le recouper, du moins quant à certains de ses aspects.
Et il s’en explique :
Quand un témoin dit : «Au tout début de 1943 j’ai rencontré avec Hardy, sur les ordres de Frenay, un officier de l’Abwehr, qui se disait anti nazi, à deux reprises à la Cuillère d’argent puis dans un bistrot des Halles », ce témoignage là est fragile sur certains points : la date, le lieu et le nombre de fois par exemple. Mais il ne l’est pas vraiment sur le fond parce que cette rencontre avec cet officier est confirmée par Hardy lui-même.
Dans un témoignage, il y a des aspects assez évidemment factuels et d’autres qui peuvent être plus facilement déformés par la mémoire. Mais, à moins de supposer que tous les témoins sont mythomanes à 100%, il y a toujours une partie du témoignage qui renvoie au réel. Ce n’est pas plus difficile que d’évaluer la véracité d’un document écrit. Il faut recouper. D’autant que les documents sont peu nombreux sur cette affaire. On les considère en général comme plus ou moins bourrés d’inexactitudes, sans chercher à montrer en quoi ils sont au contraire fiables sur certains points. Mais on peut quand même en tirer certaines informations quand elles sont confirmées par ailleurs.
La différence entre l’écrit et les témoignages oraux, c’est que l’écrit est immuable alors que l’oral peut varier. Mais on fait la part trop belle aux documents par rapport aux témoignages alors que c’est souvent plus subtil et plus compliqué. Par exemple, je n’utilise pas les témoins allemands sauf quand Hardy le fait parce que je considère, après l’avoir démontré, que certains sont très discutables et que l’un d’entre eux, au moins, a été lourdement manipulé : Stengritt. On ne peut donc leur faire confiance. En 1948, ils étaient entre les mains des autorités françaises, anglaises ou américaines et susceptibles de leur obéir.
Pour la partie témoignage, concernant Lydie Bastien par exemple, je suis loin d’être fétichiste. Je n’accorde pas ma confiance à ce qu’elle peut raconter, pas davantage à ce qu’en a rapporté son fondé de pouvoir après la guerre et qui est devenu son biographe : Victor Conté. Mais une fois qu’on a fait le tour de l’affaire et compte tenu de tout ce qu’elle m’a dit et tout ce que j’ai pu recouper, on peut considérer comme à peu près acquis, au minimum, qu’elle a travaillé pour les Allemands et qu’elle leur a donné Hardy.
Je n’ai pas l’impression d’être léger sur la question des témoignages. Ceux des époux Delombre sont très importants. D’une part, ils se confortent l’un l’autre et, par ailleurs, ils sont recoupés avec deux autres témoins du côté allemand. Lorsqu’ils évoquent, par exemple, la teinture en noir des cheveux de Hardy après sa libération le 3 août 1943 et que la maîtresse de Moog dit que Hardy, après sa libération, s’était fait teindre les cheveux en noir et qu’il était méconnaissable. Cela suppose que Moog a revu Hardy après avoir quitté l’hôpital allemand alors que s’il s’était évadé, comme il l’a dit, Moog ne l’aurait pas revu ou alors il l’aurait arrêté à nouveau.
Par ailleurs rappelez-vous que c’est par le recoupement des témoignages connus et par de nouveaux entretiens, que j’ai pu établir que le 2e rapport Kaltenbrünner, le document allemand le plus complet et le plus clairement accusateur pour Hardy, était exact, y compris sur trois points considérés par les historiens comme inexacts, sans que le document ait été soumis à la moindre analyse critique qui aurait permis au minimum de lever le doute sur deux points qui posent problème. Pour le troisième, il fallait une enquête complémentaire, que j’ai réalisée. Mais je trouve piquant qu’en la matière on puisse opposer les documents aux témoignages. Les documents allemands manquent sur cette affaire car ceux qui ont été utilisés lors des deux procès Hardy, et versés aux archives ensuite, sont justement ceux qui par leurs apparentes inexactitudes ont pu servir la défense de Hardy : le rapport Flora, très approximatif pour le coup, le 2e rapport Kaltenbrünner, très précis au contraire, mais qui comporte trois points plus ou moins contestables et qui ont été utilisés par la défense de Hardy, ou le rapport Gegauf dont l’authenticité a d’abord été contestée par son auteur, le chef du poste Abwehr de Dijon, Eugen Krammer, avant d’être réhabilité ensuite. Les pièces annexées au dossier qualifié de secret durant les deux procès n’ont pas été archivées. Elles manquent aujourd’hui. Mais lorsqu’un de ces documents qui accuse très précisément Hardy comporte trois points discutables, on le frappe de suspicion en le considérant comme inexact dans le détail, alors qu’il était possible de rendre compte, au contraire, de chaque point problématique. Si on récuse même partiellement les documents mais qu’on se méfie des témoignages, que reste-t-il pour avancer?
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Les Aubrac
Clionautes : Concernant les Aubrac, dans votre annexe II, vous apportez de nouvelles hypothèses très intéressantes ? Avez-vous l’intention de les médiatiser ?
Jacques Gelin : J’ai traité ce sujet important en annexe afin de ne pas égarer le lecteur dans le fil d’une histoire déjà compliquée. Cette affaire n’est pas directement en relation avec mon sujet, malgré la présence de Raymond Aubrac à Caluire. C’est pourquoi, je l’ai traitée à part. Mais elle permet de comprendre comment ce couple de résistants hautement emblématique, a pu donner des témoignages tellement variables qu’ils en sont devenus suspects et qu’ils ont éveillé les soupçons de telle façon, qu’ils n’ont pu, ensuite, revenir en arrière.
Le fait qu’elle ait eu à payer pour que Raymond Aubrac reste à Lyon et ne parte pas à Paris avec les autres prisonniers de Caluire, Lucie ne l’a reconnu très vite et qu’une seule fois devant Anne Sinclair, sur TF1. Plus tard, lors de sa participation à la table ronde organisée par le quotidien Libération, elle ne l’a pas concédé. Elle l’a même quasiment contesté. Pourquoi ne pas le reconnaître quand Daniel Cordier lui tend la perche et lui parle d’une somme d’argent destinée la libération de son mari ? Cela ajoute encore au soupçon qu’il y a quelque chose d’inavouable dans cette affaire. Ce qui continue à titiller les historiens, et Cordier en particulier, c’est qu’après l’évasion de Raymond Aubrac, les Allemands sont venus très vite mettre en place une souricière dans leur appartement qu’ils occupaient sous le vrai patronyme d’Aubrac, à savoir Samuel. Cela semble attester que les Allemands savaient qu’il s’appelait Samuel et donc qu’il était Juif. Certes, les Allemands peuvent l’avoir découvert après l’évasion, et d’ailleurs Raymond Aubrac a donné une explication dans ce sens, mais elle n’est pas convaincante.
Je n’ai pas moi-même posé cette question à Aubrac à l’époque du procès Barbie, parce que je n’enquêtais pas dans cette direction. Je ne l’ai pas questionné non plus sur sa circoncision, mais il en parle lui-même dans ses mémoires. Il était en prison et il y est resté quatre mois. On peut s’interroger sur le fait qu’aucun Allemand ne l’ait remarqué à la douche ou lors de fouilles à d’autres moments.
La question qui se pose, même si je n’ai pas la réponse, est celle-ci : Barbie ne savait-il pas qu’Aubrac s’appelait Raymond Samuel et qu’il était juif ? Et en dépit de cela, et même peut-être à cause de cela, n’en aurait-il pas profité pour lui soutirer de l’argent si Lucie le lui a proposé ? Mais on peut imaginer que cet aveu était difficile pour le couple et que ça peut expliquer les variations très nombreuses de leur témoignage. Il n’y avait rien là de déshonorant, mais l’histoire devenait moins photogénique.
-* Aubrac, Verges, Barbie : un trio complexe
L’hypothèse de la trahison d’Aubrac vient de Maître Vergès qui n’a jamais manqué une occasion de clamer qu’il y avait un 2e traître à Caluire, comme le lui aurait révélé Barbie. Or l’officier nazi était très confus et il a varié beaucoup dans ses témoignages, mais jusque-là il n’avait jamais parlé d’Aubrac. Il avait été longuement interrogé, et à plusieurs reprises, pour la préparation du deuxième procès Hardy en 1950, mais il n’a jamais dit, ni même suggéré, qu’il y avait une deuxième source d’information pour Caluire. Mais une fois en prison en France en 1983, alors qu’il avait toujours été plutôt flou dans ses témoignages, tout à coup, il devient très précis. Dans son testament produit par Me Vergès, on dirait qu’il se souvient de tout à la minute près. Dans la forme, il semble impossible que ce soit lui qui ait écrit ce document. Il y a un fort soupçon que c’est un historien amateur, Gérard Hisard, qui a travaillé à reconstituer la trajectoire de Barbie et qui l’a racontée à la première personne. Il ne me l’a pas dit de cette façon, mais il a reconnu en 1986, quand je l’ai rencontré, qu’il travaillait pour maître Vergès.
Ce document, soit disant rédigé par Barbie, mais en tout cas signé par lui, dit qu’il y avait une autre source que Hardy et que Barbie savait, la veille de la réunion de Caluire, le 20 juin, qu’elle allait avoir lieu chez le docteur Dugoujon à Caluire. On sait que c’est Edmée Deletraz qui a été chargée par Barbie, le 21 juin 1943 dans la mâtinée, de suivre Hardy jusqu’au lieu de la réunion, puis de revenir au lieu de rendez-vous des résistants pour y amener les policiers allemands. Après avoir tenté en vain de prévenir la résistance par plusieurs canaux que la réunion était grillée, elle a emmené l’équipe de Barbie à Caluire. Arrivée devant la place Castellane où se tenait la réunion, elle a feint de ne pas la reconnaître et leur a fait perdre du temps en recherchant ailleurs dans le quartier, en espérant que son alerte du matin laisserait le temps aux résistants de fuir. Ce scénario a été confirmé par un agent de la paix, résistant de surcroît, qui a suivi les voitures allemandes pendant qu’elles cherchaient la maison du docteur Dugoujon, dont le nom avait été donné à Barbie par Edmée Deletraz.
Comment peut-on imaginer que les Allemands ayant été prévenus la veille, le 20 juin comme le dit le testament de Barbie, aient attendu le lendemain après-midi, pour arriver à trois voitures, au ralenti, en se faisant immédiatement repérer, et en demandant où était la maison du docteur Dugoujon ? Alors que leur logique professionnelle aurait du les conduire la veille à rechercher où était cette maison, si elle avait des sorties dérobées, où les policiers allaient pouvoir se placer pour constituer un piège efficace, etc. comme ils l’ont fait dans d’autres affaires telles que l’arrestation de Berty Albrecht par exemple.
La version rapportée par le document attribué à Barbie n’est absolument pas crédible. Je crois que Barbie avait un problème à régler avec Aubrac, et Vergès, peut-être, également. Il y a plusieurs explications possibles pour rendre compte de cette dénonciation farfelue. Elles se situent sur deux axes. Du côté de Maître Vergès d’abord. Cet avocat sulfureux est réputé, pour certains observateurs, avoir été proche des khmers rouges cambodgiens et de Pol Pot. Or, Raymond Aubrac a participé directement aux négociations entre les Américains et Ho Chi Minh, dont il était un ami. Mais pour avoir servi de « go betwen » entre les deux, Aubrac était aussi suspecté par certains d’avoir été en réalité un agent américain, malgré les apparences qui en faisaient un compagnon de route des communistes. Une première explication est peut être à chercher de ce côté. Il y avait en tous cas des journalistes pour s’interroger dans cette direction dans les coulisses du procès Barbie à Lyon en 1987.
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Le rôle ambigu de Gérard Hisard
Une autre voie à rechercher de ce côté réside dans la personnalité de Gérard Hisard. Ce bon connaisseur des archives allemandes avait travaillé en Allemagne en 1943 où il s’occupait de la main d’œuvre française, c’est à dire des Français partis travailler en Allemagne dans le cadre du service du travail obligatoire, le STO. Il n’était pas résistant, donc, c’est le moins qu’on puisse dire. Il croyait en tout cas à la culpabilité d’Aubrac et il n’était pas mécontent, sans doute, de s’attaquer à une icône de la Résistance. Peut-être a-t-il convaincu Vergès de cette culpabilité? Pour lui qui était très friand de déclarations iconoclastes, ces accusations étaient bienvenues.
Il y a une deuxième piste, du côté de Barbie cette fois, et on peut considérer les deux comme compatibles : Barbie s’est fait rouler dans la farine. Il a maintenu Raymond Aubrac à Lyon pour qu’il épouse Lucie avant d’être fusillé. Finalement le résistant s’est évadé en même temps que quelques autres. Il avait déjà quelques raisons de lui en vouloir. En outre, si l’on admet que sur les 700 ou 750 000 francs dont il a été question pour faciliter le maintien de Raymond Aubrac à Lyon, seulement la moitié à été versée, comme souvent dans ce type de transaction, alors, en s’enfuyant durant son transfert de la prison vers la Gestapo, Aubrac a fait perdre pas mal d’argent à Barbie. Mais malgré cela, une chose reste très évidente : jusqu’à l’extradition de Barbie pour la France en 1983, Aubrac n’existait pas pour Barbie. On ne l’a jamais fait remarquer, mais lorsqu’il a donné ses très importantes mémoires à un journaliste brésilien en 1972, publiées par France Soir, il a parlé longuement de Hardy et l’a désigné clairement comme celui qui l’avait conduit à Caluire et à Jean Moulin. Il n’a jamais parlé ni d’un deuxième traître ni de Raymond Aubrac. On peut imaginer qu’en revenant en France, en 1983, et peut-être titillé par Vergès, il se soit dit : « Aubrac est juif et communiste et je me suis fait rouler en 1943, je vais me venger de lui ainsi que de toute la Résistance française en semant le doute dans les esprits ». Cette explication psychologico-politique pourrait expliquer que Barbie l’ait désigné très tard comme un 2ème traitre. Il y aurait eu alors une collusion étroite entre les intérêts de Hisard et de Verges et ceux de Barbie.
Mais, dans mes recherches, je n’ai rien trouvé qui permette de pointer la culpabilité de Raymond Aubrac, ni de son épouse.
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D’autres horizons …
Clionautes : Vingt ans de votre vie ont été consacrées à Caluire, « une enquête à certains égards interminable » écrivez vous p. 9. Comment vous sentez vous au terme de ce voyage ? Envisagez-vous d’autres enquêtes pour éclairer certaines pistes simplement évoquées dans cet ouvrage ?
Jacques Gelin : J’ai une autre enquête de longue haleine en cours depuis quelques temps, mais elle n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec cette affaire. Pour être franc, je suis même soulagé d’avoir terminé. Ce travail m’a demandé pas mal d’énergie.
J’ai démontré me semble-t-il que Hardy était coupable même si cela me fait mal au ventre pour lui et pour sa famille, sa fille en particulier. Mais la deuxième partie de ma thèse, qui le fait peut-être agir sur ordre, le décharge beaucoup virtuellement de la responsabilité principale. Que Pierre de Bénouville, son ami, soit au minimum très largement responsable des arrestations, et peut-être même franchement coupable, conformément à ce que pensait Antoinette Sachs, c’était plus difficile à dire. Si j’ai tardé à écrire et à publier, c’est que je voulais m’assurer au maximum de la validité de cette piste qui pointe l’activité de deux anciens compagnons de route – au minimum – de la Cagoule : Pierre de Benouville et le Colonel Groussard. Ils étaient, à ce titre, très hostiles à Jean Moulin, pourvoyeur d’armes soviétiques pour les républicains espagnols, et sans doute, à leurs yeux, agent soviétique. Cela m’a demandé une certaine énergie et pas seulement pour écrire et collecter les témoignages et les documents. Il m’en a fallu aussi pour accepter de prendre quelques risques sur le plan intellectuel. Je ne suis pas du tout un tenant de la théorie du complot et, à ce titre, je dois me faire violence pour pointer la possibilité d’un complot derrière cette affaire, serait-il limité à deux ou trois hommes, activistes et comploteurs impénitents. C’est même cela qui m’a longtemps retenu d’écrire ce livre. J’attendais d’éventuelles lumières qui seraient venues me conforter dans mes hypothèses, non sur la culpabilité de Hardy où je me sentais très solide, ni sur l’existence d’un mobile politique possible, mais sur l’existence d’un complot plus ou moins formel et décidé d’en haut. Il ne faudrait pas grand chose pour que l’ensemble de l’épisode se résolve, mais ces lumières ne sont pas encore advenues. Il reste donc un certain nombre de pistes à explorer autour de cet épisode dramatique. Peut-être l’ouverture des archives américaines, d’ici une quarantaine d’années, amènera-t-elle des confirmations à mon hypothèse haute qui liste les indices possibles d’un complot. Mais j’ai besoin aujourd’hui de m’abstraire de cette histoire un peu obsédante, pour un temps du moins. Je suis très heureux d’avoir réalisé ce travail mais je ne suis pas mécontent du tout de l’avoir achevé.
Au bout de 40 mn, il est temps de laisser Jacques Gelin à sa Provence et à ses nouvelles recherches. Mais une chose m’est apparue évidente au terme de ces deux entretiens : lisez ce livre, lentement. Prenez le temps de la compréhension et laissez vous happer par le récit passionnant de ce merveilleux conteur !
@Clionautes-Mavs