Les Croisades – Histoires et idées reçues, paru aux éditions Perrin, est une synthèse magistrale et stimulante sur un sujet souvent caricaturé ou mal compris. Dirigé par deux grands spécialistes du Moyen Âge, Sylvain Gouguenheim et Martin Aurell, dont la récente disparition laisse un vide dans la communauté historienne, cet ouvrage collectif réunit une vingtaine de contributions de chercheurs reconnus, tels que Florence Sampsonis, Martin Alvira, Daniel Baloup, Thomas Deswarte, Nicolas Drocourt ou Olivier Hanne.

Loin des clichés habituels, ce livre explore la complexité des croisades en croisant approches chronologiques, géographiques et thématiques. Il déconstruit les idées reçues en clarifiant des notions fondamentales comme la croisade, le djihad ou la guerre sainte, tout en analysant des épisodes variés : des expéditions en Terre sainte aux campagnes en Baltique et en Espagne, du rôle central de l’Empire byzantin à la place des femmes, sans oublier les croisades contre les hérétiques et les motivations des papes et souverains occidentaux. Chaque contribution, rigoureuse et accessible, se conclut par une bibliographie sélective, idéale pour approfondir ces questions. Ce livre s’avère ainsi une ressource incontournable pour les enseignants du secondaire, offrant un panorama riche, nuancé et souvent surprenant d’un phénomène majeur de l’histoire médiévale.

Plus qu’une simple synthèse, cet ouvrage bouscule les représentations établies en montrant que la croisade fut un phénomène complexe et mouvant, en constante redéfinition, mobilisant toute la chrétienté latine, du pape au paysan, du roi au moine, et s’étendant de la Terre sainte aux marges de l’Europe.

Redéfinir la croisade : une réalité plurielle

L’ouvrage s’ouvre sur un constat historiographique fondamental : la croisade est un objet historiquement instable, difficile à définir sans anachronisme. Les auteurs rappellent que le mot « croisade » n’est utilisé qu’à partir du XIVe siècle. Les textes médiévaux parlent de « voyage », de « pèlerinage », de « passage », jamais de « croisade » au sens moderne. Le croisé est désigné par le terme cruce signatus, soulignant l’importance du geste de la croix plutôt que de l’objectif militaire. Cette absence lexicale ne relève pas d’un vide conceptuel, mais d’une autre manière de penser l’action religieuse.

La croisade, dès ses origines, n’est ni une simple guerre, ni un pèlerinage ordinaire, mais une forme d’engagement total, temporaire et sacralisé, réunissant trois dimensions : la guerre sainte, le pèlerinage et la pénitence. La perspective est théologique autant que stratégique : il ne s’agit pas de convertir mais de reprendre ou défendre des lieux saints, d’expier ses péchés et d’assurer son salut. Cette logique culmine dans les indulgences plénières octroyées aux participants. Dans ce cadre, le croisé est un pèlerin en armes, et la croisade une action liturgique autant qu’un événement politique.

Les auteurs soulignent aussi que la croisade est un phénomène mouvant, élargi au fil des siècles à d’autres cibles (hérétiques, païens, musulmans d’Espagne ou du Maghreb), perdant peu à peu sa dimension de pèlerinage vers Jérusalem pour devenir une technique de mobilisation militaire et spirituelle au service d’intérêts variés.

La mutation progressive d’une expédition religieuse en entreprise politique

La Première croisade, étudiée par Sini Kangas, apparaît comme un événement chaotique, non planifié, où l’enthousiasme religieux le dispute à la débâcle logistique. Composée de plusieurs vagues (dont celle de Pierre l’Ermite), elle regroupe des populations très diverses – nobles, chevaliers, paysans – motivées par la foi, le salut et parfois l’opportunité. Mais la réalité du voyage est marquée par la faim, la maladie, la mortalité et des violences contre les juifs d’Europe centrale. L’arrivée en Terre sainte n’est que la dernière étape d’un long processus de dépouillement physique et moral. Pourtant, la réussite de cette croisade, avec la prise de Jérusalem en 1099, constitue un précédent décisif.

La Deuxième et la Troisième croisade, analysées par Clément de Vasselot de Régné, introduisent une évolution majeure : la prise en main progressive par les rois, avec la participation de Louis VII, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion ou Philippe Auguste. Cette professionnalisation s’accompagne d’une internationalisation croissante (inclusion de croisés d’Allemagne, d’Italie, d’Angleterre) et d’une implication toujours plus forte des républiques maritimes italiennes, notamment Gênes et Venise, qui fournissent flottes et approvisionnements.

Les croisades deviennent ainsi des expéditions d’État, organisées, financées, et parfois dévoyées par des objectifs politiques. Le modèle du croisé-pèlerin se transforme peu à peu en celui du croisé-diplomate ou conquérant, notamment chez Frédéric II, qui préfère négocier Jérusalem plutôt que la reprendre par les armes.

L’engagement pontifical est, quant à lui, central au début du mouvement, comme le montre Olivier Hanne. Les papes construisent une juridiction de la croisade : bulles pontificales, indulgences, tribunaux spécifiques, protection des biens des croisés. Mais cette centralité décline avec le temps, au profit des souverains et des ordres militaires. Le pape devient parfois une autorité lointaine ou concurrencée, surtout après les détournements répétés d’expéditions et les conflits avec l’Empire.

La quatrième croisade et ses implications

La Quatrième croisade (1202–1204) constitue une rupture, étudiée par Nicolas Drocourt. Prévue pour reconquérir Jérusalem, elle finit par prendre et piller Constantinople, en grande partie à l’instigation de Venise. Ce sac du 12 avril 1204, brutal et symbolique, marque le triomphe d’une croisade économique et politique sur une croisade spirituelle. Il scelle également la rupture entre les Églises grecque et latine, bien plus que le schisme de 1054.

Parmi les territoires arrachés à l’Empire byzantin au lendemain de cette croisade figure la principauté de Morée. Florence Sampsonis analyse cet état original et souvent méconnu. Couvrant la quasi-totalité du Péloponnèse et incluant plusieurs dépendances, comme le duché d’Athènes, cet État latin passa des mains de la dynastie champenoise des Villehardouin à celles des rois angevins de Sicile. Jusqu’à sa disparition en 1432, il connut une histoire mouvementée, marquée par des rivalités de pouvoir reflétant les tensions géopolitiques de la Méditerranée. S’il partage certaines caractéristiques avec les États latins d’Orient, il se distingue par son originalité : implanté en terre grecque et non musulmane, il développa une dynamique propre. L’essor des nationalismes au XIXe siècle fit émerger deux visions opposées de cet épisode historique : glorifié par les historiens français, il fut en revanche vivement critiqué par les historiens grecs, dénonçant la domination franque.

Extensions géographiques : la croisade hors de Jérusalem

Martin Alvira montre que la croisade albigeoise (1209–1229) ouvre un nouveau front : celui de l’hérésie intérieure. Cette croisade contre les cathares, prêchée par Innocent III, est autant une guerre religieuse qu’une entreprise politique de conquête du Midi par le roi de France. La violence y est extrême (massacres de Béziers, bûchers, destruction de cités) et marque le début de l’institutionnalisation de la répression religieuse, qui aboutira à l’Inquisition.

La Reconquista en Espagne, selon Daniel Baloup, s’intègre partiellement à la logique de croisade, surtout après Las Navas de Tolosa (1212). Les papes accordent des indulgences aux combattants et soutiennent militairement les royaumes chrétiens. Toutefois, les règles du jeu restent locales : les monarques castillans, aragonais ou portugais utilisent le vocabulaire de la croisade de manière stratégique, sans jamais se soumettre pleinement aux plans pontificaux. La guerre contre les musulmans ibériques est autonome, dynastique, territoriale, même lorsqu’elle est rhétoriquement habillée de croisade.

Dans les pays baltes, Sylvain Gouguenheim analyse une autre dimension : celle de la croisade missionnaire et conquérante. Les chevaliers teutoniques et les princes mènent des guerres contre des populations polythéistes. Ces campagnes donnent naissance à un véritable État teutonique en Prusse et en Livonie, structuré militairement, colonisé par des Germains, et administré selon les principes du droit canon. Cette croisade est celle d’une conversion forcée, doublée d’une implantation politique durable, bien plus systématique qu’en Terre sainte.

Acteurs, expériences, figures : une croisade plurielle

Le livre accorde une large place aux acteurs de la croisade. Kristjan Toomaspoeg explore les ordres militaires, institutions hybrides entre monastère et armée. Templiers, Hospitaliers, Teutoniques naissent dans la mouvance des premières croisades, mais deviennent très vite des puissances indépendantes, dotées de biens fonciers en Europe, de commanderies, d’armées privées et d’ambitions propres. Leur rôle dépasse celui de simples auxiliaires : ils assurent la défense des États latins, la logistique des pèlerinages, l’encadrement spirituel des croisés.

Deux figures majeures sont comparées : Frédéric II et Saint Louis, par Sylvain Gouguenheim et Amicie Pélissié du Rausas. Le premier, excommunié, obtient Jérusalem par traité (en 1229), incarnant une croisade diplomatique, quasi hérétique aux yeux de Rome. Le second, modèle de roi chrétien, incarne une croisade ascétique, pieuse, personnelle, mais aussi politiquement désastreuse (défaite de Mansourah, captivité, expédition tunisienne fatale).

Les femmes croisées, longtemps oubliées, sont réhabilitées par Martin Aurell et Pélissié du Rausas. Présentes dans les expéditions, elles assument des rôles de commandement, d’administration (reines régentes), de mécénat ou de soutien logistiques. Certaines participent même aux combats, soignent, aident. Leur contribution révèle une participation réelle, qui déstabilise l’image trop masculine de la croisade.

Enfin, les mouvements populaires (pastoureaux, enfants croisés) étudiés par Sini Kangas montrent les effets pervers d’un idéal détourné. Mal encadrées, ces croisades dégénèrent souvent en violences contre les juifs ou en désastres humains, soulignant la force du mythe mais aussi ses dangers.

Un phénomène singulier, non universel : croisade et djihad

Le dernier chapitre de Thomas Deswarte déconstruit la comparaison entre croisade et djihad. Si les deux termes désignent une guerre religieuse, leurs fondements divergent. Le djihad est une obligation religieuse collective, récurrente dans le temps, visant à défendre ou étendre l’islam. La croisade, au contraire, est une entreprise exceptionnelle, temporelle, pénitentielle, fondée sur la rémission des péchés.

La croisade est donc un phénomène chrétien occidental unique, produit de la réforme grégorienne, du renforcement de la papauté et de l’idéal chevaleresque. Elle ne peut être réduite à un équivalent du djihad, pas plus qu’elle ne saurait être comprise comme une simple colonisation, une guerre sainte ou une mission. C’est une construction historique et idéologique complexe, qui a façonné l’Occident médiéval autant qu’elle a transformé l’Orient latin.

Ce livre collectif propose une synthèse historiographique remarquable et une pluralité de regards qui enrichissent considérablement notre compréhension des croisades. En mettant en lumière les dimensions religieuses, politiques, sociales et culturelles de ces expéditions, les auteurs renouvellent profondément le champ d’étude. Loin d’un récit linéaire ou apologétique, l’ouvrage restitue la complexité d’un phénomène aux visages multiples, aux motivations diverses et aux conséquences ambivalentes.

En insistant sur l’historicité du terme, la diversité des formes et la pluralité des acteurs (hommes, femmes, laïcs, religieux, rois, pauvres), cet ouvrage nous rappelle que la croisade fut tout à la fois un acte de foi, une entreprise politique et une aventure humaine. Un ouvrage incontournable pour tout lecteur désireux de mieux comprendre cette facette essentielle du Moyen Âge chrétien.