Le Grand Ferré (mort en 1359) a été un des héros du roman national français, à la fois paysan et patriote. L’exploit associé à ce héros est exceptionnel : en pleine guerre de Cent Ans, un paysan picard courageux et athlétique repousse, à plusieurs reprises, les Anglais, qui attaquaient son village, Longueil, près de Compiègne, en 1359. Ce héros persiste dans les mémoires scolaires jusque dans les années 1960, date à laquelle Colette Beaune a entendu son récit à l’école primaire. Face à l’oubli de ce mythe, qui était une référence républicaine depuis le XIXe siècle, l’historienne, professeur émérite de Nanterre-Paris X, ayant déjà publié des ouvrages sur Jeanne d’Arc et sur la Naissance de la nation France, explore le récit originel, selon des sources très diverses; puis, s’intéresse au monde du Grand Ferré et analyse la diffusion de ce récit, l’utilisation de sa mémoire, tant dans le domaine éducatif que dans la vie publique. Elle étudie, donc, la genèse, la vie et la mort de la mémoire de ce héros français, souvent appelé le « Robin des Bois » français.
Colette Beaune plante, dans les premiers chapitres, le décor de cet exploit paysan, en passant par différentes échelles. Pour mieux comprendre l’événement, elle analyse la fin de la trifonctionnalité médiévale, au début du XIVe siècle. Par cette disparition progressive, l’image du paysan dans l’imaginaire médiéval va évoluer, passant d’une image négative et « furtive » (comme troisième ordre) à une image valorisée dans laquelle les paysans sont des sujets du roi. Ainsi, le mythe du héros paysan pouvait naître tout comme Guillaume Tell ou Robin des Bois à l’époque.
Le Robin des bois français
De plus, elle explore le monde où le Grand Ferré a vécu : l’abbaye de Saint-Corneille et son importance régionale voire nationale puisque les rois conservent un lien étroit avec elle jusqu’au XVe siècle ; la ville de Compiègne, peu éloignée des villages attaqués par les Anglais ; les villages en question (Longueil et Rivecourt) ; leurs populations (serfs, hommes libres) ; les parcours militaires de deux personnages importants dans le récit initial (Sanche Lopez et Jean de Fotheringhay) et le contexte historique en 1359. Le Grand Ferré, au vu de toute cette analyse minutieuse et très argumentée, semble être un serf de Saint-Wandrille. Contrairement aux idées reçues, il est un paysan aisé, remarqué par le capitaine de Longueil, Guillaume L’Aloue, qui le recrute comme valet principal en 1359. Auparavant, il a participé aux jacqueries de 1358.
Colette Beaune s’intéresse, ensuite, au récit de cet exploit paysan. Elle étudie trois versions différentes de l’exploit. La diffusion de ce moment héroïque suit deux chemins bien différents : l’un local, l’autre national. D’un côté, la mémoire de cet exploit, quasi absente des chroniques royales sous l’Ancien Régime, persiste en Beauvaisis où le Grand Ferré devient au fil du temps un personnage populaire, tout comme Jeanne Hachette. De l’autre, l’histoire du Grand Ferré fait sa réapparition vers 1760-1770 à partir de deux textes : l’un parisien, l’Histoire de France de Velly-Villaret et l’autre local, l’Histoire du duché de Valois du père Carlier. Elle est popularisée peu avant la Révolution par un genre nouveau, les Anecdotes historiques. L’épisode change de sens : l’accent est mis sur les origines populaires du héros. Sa mort déchristianisée est parfois assimilée à une mort pour la patrie, bien que cette présentation nouvelle ne fasse pas l’unanimité.
Comment écrire l’histoire de France après la Révolution ? Au 19e siècle, Henri Martin, dans son Histoire de France, entre 1838 et 1857, disait que les Français étaient à la fois des Gaulois, des Romains par l’éducation et des Germains. Jusqu’en 1914, nombreux sont les textes qui décrivaient les jacques ou le Grand Ferré comme des réitérations du sacrifice de Vercingétorix pour son peuple. Le XIXe siècle connait le Grand Ferré à travers le récit fait par Michelet dans l’Histoire de France : « belle figure du peuple encore brut, impétueux, aveugle, demi-homme demi-taureau ». La nouveauté est l’insistance faite sur l’interprétation nationale : le Grand Ferré verse son sang pour un village anonyme et meurt en un sens pour tous les villages du royaume. Il est le premier « bon français », humble, patient mais il est le premier à aimer la France à en mourir.
Un héros du roman national
Pour Jules Michelet, la France nait au XIVe siècle. Le Grand Ferré et Jeanne d’Arc sont des héros car ils sont le peuple français. Jusqu’à Ernest Lavisse, le Grand Ferré est la première irruption du peuple français dans l’Histoire de France. Après 1870, il devient une actualité brûlante : on l’assimile aux héroïques gardes mobiles et francs-tireurs levés par Léon Gambetta pour défendre les provinces après la faillite de l’armée régulière qui a capitulé à Sedan comme à Metz. Il incarne la force du «non » dans l’histoire.
Les années 1900 marquent l’apogée de la célébration mémorielle du Grand Ferré : dans les manuels, dans les livres de prix, les images, les romans ou la bande-dessinée. Il est un héros du patriotisme et de la Résistance. Néanmoins, depuis les années 1960, ne figurant plus dans les manuels scolaires, il a disparu peu à peu de la mémoire nationale. Seuls les habitants de la région connaissent encore son histoire.
Colette Beaune, à travers cet ouvrage, permet d’aborder toutes les étapes de l’existence d’un mythe national, celui du Grand Ferré. Elle comprend et analyse les mécanismes d’appropriation mémorielle de cet exploit paysan jusqu’à son extinction. Ce qui rend ce livre aussi intéressant, c’est que l’historienne nous découvre sa démarche : spécialiste de l’histoire politique du Moyen-Age, elle questionne les sources et l’histoire de cette mémoire à travers des questions politiques et non celles d’un spécialiste de la ruralité médiévale. Ce livre est à la croisée de différents courants historiographiques, entre micro-histoire, histoire politique, histoire des représentations et histoire globale.