Cet ouvrage n’est pas le premier qu’on consacre à Éboué, objet d’une abondante hagiographie. L’homme qui fut le premier à apporter un territoire à la France libre fut également un administrateur colonial érudit, un gouverneur devenu mythique en Guadeloupe, l’enfant chéri de la Guyane et un personnage-clef de la conférence de Brazzaville. Sa nomination au Tchad en 1939 était pourtant loin de constituer une promotion. Si l’intérêt de cet ouvrage est évident outre-mer, il faut rappeler qu’il nourrira à juste titre dans les classes hexagonales une approche distanciée de la période coloniale ET de la Seconde guerre mondiale ou de sa mémoire. Éboué nous rappelle par ailleurs que séparer l’histoire de la France de celle de ses colonies n’a pas de sens.

La première biographie savante d’Éboué depuis 1972

Le premier ouvrage sérieux sur la question était celui de l’Américain Brian Weinstein dans un contexte d’émergence des Black StudiesBrian Weinstein, Éboué, New York, Oxford University Press.. Cette biographie n’avait jamais été traduite, sans doute d’abord parce que cela eût relevé d’une rétrotraduction incongrue, à partir de l’anglais, de propos archivés en français. Les papiers Éboué conservés à la Fondation Charles de Gaulle (FCDG) sont par ailleurs dans un état de délabrement qui rend leur consultation périlleuse. Parmi les difficultés de cette biographie, il y avait aussi les archives de la LDH, longtemps conservées en URSS par la suite de leur confiscation par les nazis et de leur échouage en Europe de l’Est, avec celles de la LICA, du GODF ou de la CGTDmitri Oursou, « Les archives de l’histoire coloniale française en Russie », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 80, n°300, 1993.; en ligne], 249 | 2007; Pauline Pouradier Duteil, « Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique », Revue historique des armées .. Ces archives ne sont revenues de Moscou à Paris qu’en 1994 et 2002. Parmi les autres sources, on notera la correspondance Éboué-Maran (le Goncourt 1921) conservée à Bordeaux. Un récent numéro spécial de la revue Outre-mers a certes diffusé les actes d’un colloque sur Éboué, dont la majorité des contributeurs évita le panégyriqueJosette Rivallain (dir.) et Hélène d’Almeida-Topor (dir.), Éboué, soixante ans après : actes du colloque organisé en 2004, Publications de la SFHOM,‎ 2008.. Malgré une conception apparemment universitaire, un autre ouvrage paru la même année avec une tendance hagiographique présentait Éboué comme un homme « de race noire (sic)Albert M’Paka, Félix Eboué (1884-1944) : Gouverneur général de l’Afrique équatoriale française : Premier résistant de l’Empire, L’Harmattan, 2008.».
Issu d’une thèse, l’ouvrage d’Arlette Capdepuy est la première véritable biographie savante depuis 1972. Parmi les choix les plus judicieux, et sans doute les plus pédagogiques, l’auteur  a choisi de commencer chaque chapitre par une carte du territoire concerné doublée d’une chronologie. L’initiative est du meilleur effet sur la lecture. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une carte résumant l’ensemble des itinéraires d’Éboué à travers l’empire et conçue par Vincent Capdepuy.

Un petit fils d’esclave : de la Guyane à la France libre puis au Panthéon

Le plan choisi ne débouche pas sur une biographie linéaire. Les quatre premières parties suivent la trame chronologique de la carrière d’Éboué avant le ralliement de 1940. On suit donc l’homme de son enfance en Guyane à ses études au Grand lycée de Bordeaux (Montaigne), ses débuts en Oubangui-Chari (Centrafrique), son expérience de gouverneur par intérim de la Martinique, son retour au Soudan (Mali), sa promotion au rang de gouverneur de la Guadeloupe sous le Front populaire, enfin, la promotion-sanction qui le mène au Tchad. La période de la France libre est traitée en troisième partie avec l’effort de guerre et la conférence de Brazzaville. C’est à ce moment que l’ouvrage se distingue le plus fortement de ses prédécesseurs. Une quatrième partie se penche sur l’homme de la Troisième République en explorant ses réseaux, ses cercles privés, sa dimension d’intellectuel et son style d’administration. L’ouvrage se clôt sur une cinquième partie consacrée à la mémoire du personnage, réactivée depuis les années 1980.

Une expérience noire sans vision essentialiste

Éboué n’est pas ici enfermé dans une expérience noire à laquelle il serait entièrement réduit. Le fait d’être administrateur colonial et noir ne saurait suffire à faire une information mais la fonction d’administrateur implique des interactions et une expérience qui ne peuvent être déconnectées des représentations du temps.  La question noire est traitée comme l’un des éléments de la biographie et non comme le point focal. Il est cependant dommage que l’expérience de la race ait systématiquement été exprimée à travers le concept d’ethnicité qui sert souvent d’euphémisme inapproprié à ce qui demeure la race au sens existentiel. L’auteure ne reprend pas la remarque de Brian Weinstein selon qui le discours de Fort-Lamy le 26 août 1940 est lu par le colonel  Marchand plutôt que par Éboué parce qu’on préfère faire annoncer le ralliement à de Gaulle par un militaire blanc plutôt que par un civil noir.

Éboué au Tchad : tout part d’une sanction politique

S’il est nécessaire de livrer une explication sur la façon dont Éboué fut relevé de ses fonctions en Guadeloupe puis affecté au Tchad par Mandel, la présentation des forces politiques en Guadeloupe souffre un peu des carences de l’historiographie qui précède : CandaceSans être chef de cabinet, Candace fut employé au cabinet de Viviani, premier ministre du Travail dans le ministère Clemenceau de 1906-1907. Il fut député de 1912 à 1942 et vice-président de la Chambre en 1938-1940. ne saurait être proche des radicaux guadeloupéens qui soutiennent son adversaire, favorisé aux sénatoriales de 1938 par les mesures d’Éboué. Il est dommage que, comme chez de nombreux historiens, la Chambre des députés de la Troisième République soit appelée « Assemblée nationale », du nom de l’institution d’exception de 1871-1875 et 1940. Ces inexactitudes ponctuelles ne nuisent pas cependant au caractère général du livre. Appelé à une meilleure diffusion que les publications de sociétés savantes, l’ouvrage rappelle que l’affectation au Tchad partit d’une sanction qui conduisit Éboué à être le premier gouverneur de la France libre en fournissant à de Gaulle le premier territoire permettant qu’elle prenne corps. Cette sanction était consécutive aux intrigues parlementaires en Guadeloupe.

Éboué : combien de lignes en classe ?

Si l’intérêt de cet ouvrage est évident outre-mer, il faut rappeler qu’il nourrira à juste titre dans les classes hexagonales une approche distanciée de la période coloniale et de la Seconde guerre mondiale ou de sa mémoire. Éboué témoigne de l’existence d’une porte entr’ouverte dans un monde colonial avant tout fondé sur l’inégalité. Il rappelle par ailleurs le rôle de ce qu’on appelle aujourd’hui « outre-mer » dans l’histoire de la France libre. On pourra rappeler aux élèves la lettre ouverte parue en janvier 1939 dans l’Azzione coloniale et qui insultait Éboué et l’idée des Français de nommer un gouverneur noir dans une colonie voisine de la Libye italienne. Une fois de plus, il est ici démontré qu’il est artificiel de séparer une histoire strictement coloniale d’une histoire uniquement métropolitaine alors que la France coloniale prétend constituer un empire.