Lettres à Henri. Chronique politique gasconne du travailleur landais (1936–1948).
Présentées par Micheline Roumegous et traduites par Guy Latry.
En même temps que L’Occitan en guerre, correspondance, en occitan aussi, de Louis Bonfils, poilu montpelliérain défendant, contre le mépris dans lequel étaient tenus les soldats du Midi, sa part d’identité occitane et son honneur de félibre avant de laisser sa peau dans la guerre de 14-18, traduite et éditée par Guy Barral qui la présentera.
Tous ces textes permettent de renouveler l’abord de ces périodes mais aussi de réassurer, face à l’inculture des temps et à la « défense des places gardées », que la pratique des langues régionales, loin de créer des communautarismes, enrichit les identités, les cultures, les appartenances en nous rendant leur histoire.
Lorsque j’ai ouvert cet ouvrage qui m’est parvenu le 18 juin 2015, le hasard a voulu que je tombe sur un de ces textes écrits le 5 juin 1939, alors que je venais d’entendre la justification par le premier ministre Manuel Valls de son utilisation de l’article 49–3 de la constitution, ainsi que les arguments de ses opposants de gauche.
- Pierre Roumegous écrivait alors :
« il y a quelque temps, je disais un petit groupe d’amis que nous sommes trop durs envers les nôtres. Et oui, est-ce que nous avons facilité le travail des ministres socialistes après 36 ? Ici les grèves, là de l’agitation, là on houspille Blum à cause de l’Espagne. Et maintenant, Messieurs, que dit-on des heures supplémentaires, de ces contrats torpillés, de ce 1er mai le 30 avril ? Ah ! Il aurait fallu voir le chahut avec un gouvernement Blum.
Oui, Henri, nous sommes trop durs avec les nôtres et à l’avenir, si au moins nous le voyons, il faudra le rappeler. D’ailleurs j’ai bien peur que le moment venu on sera nous le rappeler.
Et voilà où nous en sommes de tous nos espoirs avec toutes nos fautes. On dirait que notre premier travail a été de nous mettre en travers de l’action des nôtres. »
- Étonnante lecture qui montre que trois quart de siècle plus tard, on retrouve toujours les mêmes débats, internes à cette gauche socialiste qui, depuis Jean Jaurès, cherche à inventer les possibles.
Ces chroniques politiques gasconnes ont été rédigées par un personnage tout à fait étonnant. Issu d’une famille de métayers–gemmeurs, c’est-à-dire d’ouvriers agricoles dans les forêts landaises, Pierre Roumegous a pu faire des études jusqu’au brevet élémentaire, a pu rentrer à l’École normale de Dax en 1922. Instituteur en 1923, il enseigne, après son service militaire à partir de 1926. Militant socialiste, membre du syndicat des instituteurs, il commence à écrire dans l’hebdomadaire de la SFIO des Landes « le Travailleur landais » des lettres à Henri, qu’il signe de son nom de plume de Peyrot.
Ces lettres couvrent la période de 1936 à 1939, et de 1945 à 1948. Entre-temps il a été rappelé le 26 août 1939, est fait prisonnier à Épinal le 20 août 1940. Considéré comme communiste, ses demandes de libération sont refusées reste donc en captivité près de Dresde jusqu’en mai 1945.
Il prend sa retraite en 1962 et décède le 19 juin 1968. (Nous écrivons ces lignes le 19 juin 2015).
La particularité de ces lettres à Henri est d’être écrites en gascon, et cela est déjà surprenant puisque dans l’historiographie française le recours aux langues régionales – au « patois » – est considéré, en matière de propagande politique, comme réactionnaire. Ce n’est pourtant pas le cas, puisque dans la presse locale en Aquitaine le mouvement républicain, dès la chute du second empire, n’hésite pas à recourir au gascon pour limiter avant de la réduire l’influence d’un clergé clairement réactionnaire.
Le brassage lié à la mobilisation de plusieurs millions de Français de toutes origines pendant la première guerre mondiale n’a pas fait disparaître l’usage du patois, de l’occitan gascon si on préfère, bien au contraire.
Les lettres à Henri de Pierre Roumegous figurent en bonne place dans le journal de la fédération socialiste des Landes est présente le point de vue d’un auteur enraciné dans le terroir, acteur de terrain, qui se veut l’expression de la voix du peuple travailleur.
La période couverte par la première série de lettres, 1936–1939, raconte les espoirs suscités par le Front populaire.
La première date du 8 novembre 1936 et l’on ressent l’espoir suscité par cette première arrivée aux affaires de la gauche socialiste avec le gouvernement de Léon Blum. Pierre Roumegous évoque aussi la victoire de Roosevelt lors des élections intermédiaires qui lui conservent une majorité au Sénat et à la chambre des représentants. Dans le même temps il s’interroge sur « l’affaire d’Espagne ».
C’est d’ailleurs encore cette affaire espagnole, les divergences qui apparaissent avec le parti communiste à propos de la non-intervention, qui suscite de très fortes réserves. Pierre Roumegous écrit clairement : « je trouve normal les paroles les communistes. Ce parti neuf, jeune, a de l’allant, le même que les premiers républicains de 89. »
Le suicide de Roger Salengro, le maire de Lille, le 13 novembre 1936, après la campagne de diffamation organisée par l’extrême droite, suscite évidemment la colère de l’auteur. Les Croix de feu sont qualifiés de voleurs et d’assassins.
Au fur et à mesure que l’on découvre ces lettres, on s’aperçoit que l’Espagne et les questions internationales, et notamment la guerre d’Éthiopie, préoccupent de plus en plus Pierre Roumegous. Au passage, et au détour de ces lettres, l’auteur évoque les travaux et les jours des paysans et des ouvriers. Ils parle de chasse à la bécasse mais aussi de la façon d’engraisser les chapons.
L’instituteur socialiste est évidemment très au fait de l’actualité politique pendant la période du Front populaire, il la commente en s’appuyant sur les mouvements sociaux qui affectent la région des Landes. En 1937 une grève des ouvriers gemmeurs éclate, et le patronat local, des négociants en bois et résineux, manifeste une très mauvaise volonté à mettre en œuvre les conquêtes ouvrières de juin 1936.
La chute du gouvernement de Léon Blum a qui le Sénat refuse les pleins pouvoirs en matière financière le 21 juin 1937 suscite d’ailleurs une réaction étonnante de Pierre Roumegous. Il pense que la pause en matière sociale est nécessaire, et qu’après tout si les radicaux en assument le prix, avec le gouvernement de Camille Chautemps, l’évolution sociale pourra continuer.
Pierre Roumegous n’est pas très différent de ces militants socialistes, qui doivent rendre compte, hier comme aujourd’hui, de la contradiction qui peut exister entre les idéaux et la réalité de l’exercice du pouvoir. Et à ce titre ces lettres sont particulièrement éclairantes, et elle mériteraient toutes un commentaire.
La deuxième série de lettres qui couvre la période 1945–1948, commence le 2 décembre, alors que Pierre Roumegous est rentré de captivité en mai. Sa première lettre montre sa rancœur à l’égard de ces collabos qui plastronnent encore et qui semblent avoir pu échapper à l’épuration.
Sa première lettre de l’année 1946 traduit, au moment où la question des crédits militaires est posée par le gouvernement provisoire, une certaine forme d’antimilitarisme. Il manifeste ainsi sa rancœur contre des officiers qui en 1940 n’ont pas vraiment été à la hauteur, et sa compassion, y compris pour les soldats de la coloniale qu’il juge « plus misérables que les prisonniers boches ».
La troisième partie de l’ouvrage est intitulée : « une histoire vécue du Front populaire et de l’après 1945 ». Le titre résume parfaitement le propos, et analyse les évolutions sociales et politiques de la période mais également celle de Pierre Roumegous. Ces tribunes dans le Travailleur landais ne traduisent pas une quelconque ligne officielle, mais bien la sensibilité d’un socialisme rural, s’appuyant sur des ouvriers paysans, des petits fonctionnaires, et notamment des instituteurs, porteur d’un message à la fois généreux et réaliste.
Ces militants socialistes rappellent les grognards de l’armée impériale. Ils expriment des doutes à propos des choix des dirigeants, mais dans le même temps, ils mesurent la menace que peuvent représenter les réactionnaires, surtout dans la période de l’avant-guerre avec la montée des fascismes.
Il faut bien évidemment évoquer la qualité d’écriture de l’auteur, et la traduction de l’occitan gascon au français parvient également en rendre toute la saveur. Ces lettres à Henri s’inscrivent dans la tradition du feuilleton épistolaire, avec une puissance évocatrice que l’on retrouve lorsque l’on parcourt à pied les forêts des Landes. On sent cette odeur de résine de pin, on entend le ricanement des bécasses, et parfois l’alouette chanter. À proximité de ces fermes, on imagine l’odeur des conflits, qui peu à peu couvre celle des foins coupés. Pierre Roumegous inscrit donc son engagement dans un terroir qu’il n’a quitté que pendant ces années de captivité. Mais en même temps, il ne se contente pas d’écrire et de commenter l’actualité. Il est un militant, engagé dans l’action syndicale et politique. C’est aussi un instituteur, soucieux sans doute de la réussite des élèves qu’il prépare « au certificat d’études », un aboutissement alors pour une minorité d’écoliers.
Micheline Roumegous, la fille de Pierre, est devenue dans le courant des années 70 professeur d’histoire et de géographie. Peut-être que la puissance d’évocation des lettres de son père, à propos des paysages, de ses odeurs, ont pu la conduire à devenir géographe plutôt historienne. « Nul n’est parfait », comme nous le dit avec humour ! Elle n’a pas véritablement desservi l’histoire en retrouvant ses lettres de son père dans un fonds d’archives. Elle lui écrit d’ailleurs, le 10 mars 2013, alors que son père n’est plus la, depuis 1968. Elle raconte, encore une fois, cette trajectoire, ordinaire peut-être, d’un militant, qui n’était pas un historien. Quels beaux textes que ces trois lettres à Peyrot, le nom de plume de Pierre Roumegous, dans le Travailleur landais !
Au moment où les Clionautes assurent la mutation de Clio-texte, sur une nouvelle plate-forme, mettre quelques extraits de ces lettres à Henri dans notre base de données permettra aux enseignants d’histoire de donner à comprendre ce qu’était l’engagement d’un homme, acteur de son temps, militant résolu, et en même temps citoyen éclairé. Mais peut-être aussi que ce sens de l’engagement devrait être aussi découvert par les nouvelles générations de nos collègues ?
Bruno Modica