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La mémoire est-elle un carcan? L’histoire du peuple arménien ne commencerait-elle qu’au 25 avril 1915 ? Et resterait-elle figée à cette date? À l’heure où, le centenaire approchant, les livres consacrés au génocide arménien fleurissent en nombre, les éditions du CNRS nous proposent ici un ouvrage fort original qui mérite que l’on s’y arrête. C’est une véritable mise en perspective de cette tragédie qui, on l’oublie souvent, prend place dans une histoire ô combien millénaire, que Gaidz Minassian, Docteur en Sciences Politiques, enseignant à Sciences Po Paris, spécialiste des régions du Caucase, nous propose.
Bien évidemment on trouvera dans ce livre de quoi replacer le génocide arménien dans le contexte d’un empire qui tourne le dos aux mesures libérales pour faire place à une remise en cause du pluralisme et où émerge une identité ottomane à dominante musulmane et asiatique liées aux pertes des territoires européens, au renforcement des nationalismes et aux politiques des puissances étrangères à l’égard des minorités religieuses. On y trouvera aussi de quoi expliquer pourquoi la date retenue est le 25 avril 1915 alors que d’autres massacres ont eu lieu avant (1894, 1909), comment ce peuple est pris soudain le jeu complexe de la diplomatie et de ses revirements à l’échelle de l’Empire mais aussi de l’Europe voire du monde. Retraçant le trajet, les longs jours de marche et de souffrance qui s’achève par en un massacre au cœur du désert syrien, l’auteur montre les points de convergence et les spécificités des différents génocides arménien et juif.
Autour de ce génocide arménien, beaucoup de passions s’agitent et ce encore aujourd’hui. Qu’est-ce que la question arménienne ? A-t-elle toujours été la même ? S’agit-il seulement d’un problème diplomatique ou faut-il également prendre en compte un volet social, culturel ? Quelle est la position des différentes puissances ? Pourquoi et comment a-t-elle évolué de sa mise de côté en 1923 jusqu’à nos jours et, en France, la reconnaissance de ce massacre comme génocide en 2001 (bien après l’Uruguay, les États-Unis et l’Union soviétique mais avant la Syrie ou Israël), tandis qu’en Turquie la négation subsiste et qu’il en va de même au Royaume Uni. Comment aborder cette négation du génocide ? Comment le ressentent les Arméniens qui vivent aujourd’hui en Turquie ? Et ceux qui sont ailleurs, en Arménie ou dans le reste du monde ? Ce peuple, aujourd’hui composé à la fois de la diaspora et des citoyens de l’État nation du Caucase, peut retrouver son unité autour du génocide rassembleur, fédérateur mais que cet héritage est lourd !
Cependant l’histoire de ce peuple ne se réduit pas au seul massacre de 1 500 000 personnes soit les 2/3 des Arméniens en 1915. L’Arménie, les Arméniens existent bien avant. Qu’est-ce que l’Arménie ? Cette terre où s’est échouée la fameuse arche de Noé ? Cet empire de Tigrane II le Grand (95-55) qui s’étendait de la Caspienne à la Mer Noire et à la Méditerranée ? Si la prégnance du religieux y est si forte jusqu’au XXe s, c’est que ses racines se trouvent aux III-IVe s quand la christianisation est utilisée le roi arsacide par Tiridate IV afin de s’émanciper des Romains et des Perses. Il en va de même pour la création de cet alphabet si particulier, utiliser pour faciliter l’évangélisation. Le couple religion-politique est ainsi un élément essentiel de l’identité arménienne. Une diaspora existe dès le Moyen Age. En outre, le système des dynastes locaux et la société patriarcale ont permis à la nation de subsister sans État. Qu’est ce qui fait alors l’unité ? Le peuple ? La religion ? L’État ? Le territoire ? Quels sont les acteurs de cette construction identitaire ? S’il y a un avant au génocide, il peut y avoir un après. S’affranchir de la représentation que l’on se fait du passé et de soi-même permet de prendre en main son destin. De façon engagée, l’auteur termine son ouvrage en proposant des pistes pour l’avenir.
On l’aura compris, ce livre n’est pas qu’un simple récit du massacre de 1915. Il permet d’aborder et de réfléchir sur les génocides mais aussi sur les notions de nation et nationalisme, mondialisation et immigration, diaspora, minorité, communautarisme, communauté, société, intégration et identité, citoyenneté….Bref, Gaidz Minassian nous offre ici un ouvrage précis, bien documenté, permettant d’appréhender de façon aisée les multiples facettes de la complexe question arménienne mais pas seulement. Une démonstration brillante, une réflexion stimulante !Véronique GRANDPIERRE